Quel peuple pourrait se
tourner vers l’avenir sans connaître son passé ? A l’aube d’une énième
guerre entre Agodies et le Duché de Taltaïs, tandis que chacune de nos trois
nations fourbit ses armes, l’histoire des peuples d’Obéris n’est connue que de
rares privilégiés. Et lorsque ces derniers connaissent le passé de leur maison,
la formation de leur héraldique, bien peu encore savent leurs vraies origines.
Chaque jeune écuyer du continent embrasse un jour son épée en bénissant l’Orium,
sans savoir que telle n’a pas toujours été la religion universelle en Obéris.
Qu’une mosaïque bien différente était en place il y a plus de mille ans déjà.
Rares sont les écrits qui parlent de l’origine même de notre calendrier, se
contentant d’évoquer l’Aube des Temps, c’est-à-dire l’arrivée des peuples «
modernes » via le désert du Meikhan. C’est là en réalité bien peu de notre
genèse, car nombreux étaient les ethnies déjà présentes. Des tribus païennes,
vénérant des dizaines de dieux et vivant dans une violence quotidienne. Voilà,
pour parler crûment, qui sont la plupart de nos pères. Et l’Aube ? Qui
étaient ces peuples par-delà le désert ? Pourquoi cet exode ?
Je suis Caedric, le cadet du
comte de Romeni. Pour moi, alors que la sagesse tant attendue devait venir avec
les années, c’est le crépuscule qui approche. Je pers le compte des journées
passées alité, entouré de mes centaines, peut-être même de mes milliers
d’écrits. Les parchemins tapissent la chambre qui verra la fin de mes jours.
Autour de moi, le résultat d’une vie de recherche. Dès mon adolescence, j’ai
supplié mon père de m’exempter de la chevalerie et de la guerre pour me
consacrer à la recherche de la vérité. De nos origines. Quels sont les mots qui
ont su le faire accepter, je ne le saurais jamais car la maladie l’a pris peu
après, mais il n’est jamais revenu sur sa décision.
Ainsi, alors que mes trois
frères guerroyaient, liaient plus que jamais le destin de notre famille à celle
du royaume d’Agodiès, je voyageais. J’ai parcouru les bibliothèques de tout le
continent, amies et ennemies du royaume, avec pour seule arme les sauf-conduits
royaux et ducaux de toutes les lignées influentes qui plus d’une fois sauvèrent
ma tête. J’ai traversé des régions en guerre, visité des familles qui ignorent
jusqu’au concept de violence. Je fus secondé dans ma mission par les Hauts
Prètres, par les familles les plus nombreuses et illustres, par les descendants
de souverains oubliés, ainsi même que par des branches héritières que l’on
croyait éteintes. Tout était là, à portée de nos mains. Sur des pages usées,
des manuscrits mités jusqu’aux enluminures, des récits de père en fils. L’histoire
d’Obéris.
Une vie de recherches, et
pourtant j’emporterais avec moi l’impression de n’avoir que gratté la surface de
cette aventure de plus d’un millénaire qui aura porté un continent de sa plus
simple origine à un présent riche, tourmenté par le progrès. Mes écrits n’ont
d’autre ambition de chercher nos origines, de comprendre ceux de nos ancêtres
qui ont mené leurs troupes, formatant nos paysages pour créer l’Obéris
d’aujourd’hui. Pourquoi nous battons nous ? Après des siècles d’animosité autour
de nos frontières, les grands clivages ne sont, pour l’Histoire dans son
ensemble, que querelles stériles et jeux de pouvoirs. Je suis allé chercher
aussi loin que possible pour retracer notre chemin, celui des peuples, celui de
l’Aube des Temps et de la traversée du Meikhan. Et ce que j’ai découvert me
passionne encore, car qui sait si l’histoire ne se répètera pas ? Serons-nous,
dans un futur lointain, obligés de tout quitter pour un autre exode ?
Il existe, le long du Fleuve
Blanc, à moins d’une centaines de lieues vers le nord, une oasis naturelle dans
une vallée encaissée. Là-bas vit en paix et coupée du monde une petite
communauté. Une vingtaine de familles cultive la terre et les dattes à l’ombre
de grands palmiers qui les protègent d’une chaleur étouffante et meurtrière.
Derrière les cahuttes de terre séchée des locaux, quelques moines d’un ordre
aussi ancien que le nom du continent lui-même, veillent sur un ancien avant-
poste. Le lieu est spartiate : trois étages aux plafonds bas, une salle
d’armes transformée en lieu de prière, un four à pain et un petit cellier
qu’utilise toute la communauté.
Mais il y a aussi un sous-sol, dont j’ai juré
de ne pas révéler l’entrée, et qui mène profondément sous la pierre. Les étais
sont de granit, et les marches s’enfoncent vers les profondeurs que la lumière
du jour n’a jamais atteinte. Un courant d’air frais et sec créé comme une respiration
de la colline, et court dans une longue salle appuyée sur des voutes hors
d’âge, abritant des documents plus vieux encore. Ils dorment là depuis que
d’autres les y ont abrités. Certains de ces protecteurs sont d’ailleurs inhumés
dans la même crypte, reposant à l’éternité avec leur histoire et la nôtre.
C’est à cet endroit que, dans
une langue qui nous est étrangère, réside le passé des millions d’âmes qui
peuplent tout notre continent. Notre histoire à tous, sur ces pages vierges des
affres du temps, protégées par ce site extraordinaire. Certaines rédigées à la
va-vite, d’autres enluminées par des techniques qui dépassent ma connaissance.
Accompagné de deux accolytes, j’ai passé une année complète dans ce lieu. Et en
ces quelques mois, j’ai appris plus que durant le reste de toute ma vie. Les
mystères obscurs de l’Aube des temps m’ont été révélés, en même temps qu’un
autre pays, une autre contrée dont aucun d’entre nous n’a probablement jamais
entendu le nom. Il est temps qu’en notre langue homme et femmes connaissent
leur véritable passé.
C’est ainsi l’histoire
d’Obéris, jusqu’à ses origines, que je tente de rassembler. En verrais-je un
jour le produit ? Pourrais-je continuer d’étoffer le récit par les
évènements qui se cachent dans notre trouble futur ? A mon âge,
j’appartiens déjà au passé, mais j’espère léguer à travers ce récit tout
l’amour que je porte à notre histoire. Tourmentée, horrible de si nombreuses
années et pourtant fondatrice de notre présent. Puissent les générations
futures profiter de ce travail, tandis qu’ils écriront eux-mêmes les prochaines
pages de cette fresque que j’espère infinie.
Caedric de Romeni