« Lieutenant ? »
La voix apeurée d’un marin de dix ans votre ainé, voilà qui aidait à savoir son
importance. Cela m’aidait à relativiser mes réveils difficiles, il me suffisait
d’imaginer combien de temps l’homme avait pesé le pour et le contre avant de
venir me secouer. Je les avais bien formés : on ne me réveillait pas pour
n’importe quoi. Surtout à… Deux heures de l’aurore. Enfin, dans notre
expédition je pouvais me réveiller sans que mes tempes ne me sonnent les
cloches à cause de l’alcool : il était strictement interdit à bord. Et
même si cela signifiait que quelques bouteilles circulaient en douce, ce
n’était heureusement pas suffisant pour abreuver tout l’équipage… A la longue,
cela rendait maussade, voilà tout. Maussade, c’est le premier mot qui me vint à
l’esprit.
« - Que se passe-t-il,
Monsieur Clavier ? Soupirais-je.
- Selon vos ordres,
Lieutenant. Je devais signaler toute présence spaniarde. Il y a un homme,
discret mais pas trop, sur le sentier de la baie.
- Vous n’avez pas sonné
l’alarme ? Selon vous, qu’est-ce qu’il voulait ? Il est resté
longtemps ?
- Il est encore là, Lieutenant,
il a pas bougé. Le Premier Maitre Artis pense que c’est votre guide de l’autre
jour. »
Ainsi donc je n’étais pas le
premier bougre à être réveillé pour cette apparition d’un homme à terre.
Clavier n’était pas un idiot (son poste en vigie de nuit le prouvait), il avait
d’abord foncé aux trois pièces d’artillerie de babord, parce qu’Artis avait une
vue perçante, et qu’il pourrait jauger la portée précisément.
Déséquilibré par la taille de
la petite redoute qui nous servait à moi et au second de cabine, tout en
assurant la fonction de « carré des officiers » de jour, j’enfilais avec grand mal mes bottes qui
n’étaient pas encore sèches. J’en profitais pour pousser mon colocataire du
coude, mais c’était peine perdue : Monsieur ronflerait jusqu’à entendre la
cloche des matines. Il était plus que temps de s’élancer dans la minuscule
coursive centrale. Le « Cormoran » était une petite goélette de 18
mètres chargée jusqu’à la gueule d’un équipage trop nombreux pour être honnête,
de six canons antiques, et de biscuits de mer lui permettant de caboter en
toute discrétion le long des côtes spaniardes.
Notre objectif nous avait
enfin été dévoilé l’avant-veille, même s’il ne méritait finalement pas le
voyage. La Santa Maria del Sol. J’en soupirais de plus belle maintenant que
j’avais contemplé les lignes du navire. Magnifique, mais inaccessible : la
grande armada et ses 18 bateaux apprêtés au combat se tenait au complet à
quelques encablures. Le destin, parfois… Enfin, je prenais de l’expérience, et
au moins ici il ne faisait pas froid. J’avais été premier maître sur un
baleinier deux années plus tôt, et m’étais promis à cette occasion de naviguer
une fois dans ma vie aux caraïbes. Une vie de labeur honnête, ou bien quelques
heures de chance et d’audace, ce n’était pas entre mes mains. Pas encore.
« - C’est lui »
confirmais-je après avoir replié la longue vue. Pour être franc, j’avais
reconnu son âne plutôt que notre petit guide, qui se découpait mal dans les
rochers de la côte espagnole. Nous étions ancrés dans l’une des innombrables
petites criques qui faisaient la beauté de la région. Accessible par la terre
seulement sur un sentier dangereux, l’anse cachait parfaitement notre esquif et
ne laisserait passer que de petits navires : il n’y avait pas la place
pour qu’une frégate négocie le virage. Surtout pas une espagnole… Tout le monde
s’accordait sur ce point : ils étaient excellents pour réaliser des
navires magnifiques, aux moulures dorées. Lents, puissants aussi, il ne fallait
pas demander à leurs commandants de virer de bord avant d’être aux indes
occidentales. Enfin, s’ils se mettaient aux nouvelles lignes qu’ils avaient
aperçu la nuit précédente, cela pourrait changer.
Le petit spaniard semblait
attendre quelque chose, mais j’étais méfiant. Malgré le risque qu’un coup parte
inopportunément, je réveillai Albert, MontCalm et Dugain. Ces trois-là savaient
manier le mousquet. Surtout Dugain, un type imposant malgré ses courtes jambes,
qui montrait toute son adresse dans les gréements, et quelque chose de
diabolique lorsqu’il y manipulait une arme à feu. Je les fis charger
discrètement leurs armes, tandis que Clavier allumait une lanterne. Avec la
clarté de cette dernière, je perdis de vue le guide, mais je ne doutais pas que
lui nous voyait comme en plein jour. J’ordonnais de la lever trois fois avant
de l’éteindre. A vrai dire, nous n’avions établi aucun code à ma connaissance,
mais le signal était suffisamment universel : je l’avais vu, je lui faisais
signe. Lorsque j’entendis sa mule rétive ripper contre la roche blanche de la
crique, je laissais les autres sur le pont pour descendre moi-même réveiller le
capitaine. C’était obligatoire, car ce dernier était le seul à parler espagnol
correctement, et c’était d’ailleurs tout le temps lui qui avait échangé avec le
petit guide.
Jacques de Tourqueville ne
dormait jamais que d’un œil, et il n’avait pas paru surpris lorsque je vins le
tirer de son hamac. Au contraire, ce fut à mon tour de m’étonner de ses ordres
lorsque le capitaine ordonna que je l’amène à terre sur notre minuscule yole,
plutôt qu’un marin aille chercher l’importun visiteur pour le ramener sur le
pont. Ma vision de nuit était à peine rétablie lorsque je pris les avirons,
mais dans un rayon de lune, je parvins à déchiffrer une excitation manifeste
sur le visage du capitaine. Je lui en touchais mot, mais il resta silencieux
jusqu’à ce que nous fûmes hors de portée des hommes d’équipage.
« - Le spaniard a du nous
trouver des uniformes corrects »
« - Des uniformes,
Capitaine ? Je ne saisis pas.
- Faites un effort,
Lieutenant ! Il est tôt, mais tout de même ! Que pourrions-nous bien
faire avec douze uniformes spaniards, dans le coin ? »
Je faillis en
lâcher les avirons. Que nous préparait ce renard de capitaine ? J’avoue
que bêtement, après avoir découvert les navires militaires espagnols ancrés à
moins d’une lieue du bâtiment que nous espérions capturer, j’avais escompté un
retour discret le long de la côte, la queue entre les jambes… Jacques de
Tourqueville ne semblait pas penser dans mon sens. Retourné à ses pensées, il
bondit de la yole lorsque cette dernière râcla les galets de la crique. Et
comme il l’avait prédit, la mule était lourdement chargée de deux ballots, que
Jacques se fit longuement présenter. Il prit soin de vérifier jusqu’aux
coutures, et je regardais moi aussi du coin de l’œil. Du travail de qualité,
assurément.
Avec un brin de soulagement,
je constatai qu’aucun des uniformes ne comportait de traces sanglantes. Le
larcin semblait s’être déroulé sans anicroche. Non que j’eux répugné à passer
des espagnols au fil de ma lame (l’occasion ne s’était jamais présentée, voilà
tout), mais si nous devions porter ces vêtements, autant que ce ne soient pas
ceux de soldats morts. Il se trouverait toujours un superstitieux dans la
troupe pour pointer du doigt ce genre de pratiques, puis tous prendraient peur,
et une opération de cette envergure pouvait échouer pour moins que cela. Par
ailleurs, je n’étais pas le dernier à penser que cela porterait malheur. Mais
comme je l’ai déjà mentionné, les uniformes ne présentaient pas trace de
combat. Et j’avais l’impression d’être le seul de nous trois à n’être dans la
confidence de mon propre capitaine.
De Tourqueville paya l’homme
grassement, et le laissa repartir après moult formules de politesses. Je
chargeai les deux ballots, et m’apprêtai à prendre les rames quand Jacques de
Tourqueville me prit par le bras.
« - Vous n’avez jamais
porté Miguel dans votre, cœur, n’est-ce pas ? Le Guide, précisa-t-il
lorsqu’il comprit mon étonnement.
- Non, pas vraiment,
capitaine. Il nous rend bien des services, mais je ne lui fais pas confiance.
Cependant, j’imagine que tant que vous le payez, il restera notre allié.
- Je le pense aussi. Mais je
ne pourrais pas me permettre de laisser de tels indices derrière nous. Le
moment venu, il pourrait bien jouer un double jeu et faire payer un commodore
de l’Armada pour nous tomber sur le dos. Je lui ai donc commandé deux uniformes
supplémentaires, qu’il nous livrera dans la nuit de demain.
- Je comprends, capitaine.
- Je tiens à en être sûr, pour
qu’aucun de nous ne se méprenne. Vous prendrez avec vous un homme de confiance,
et patienterez en haut de la corniche. Ni lui ni sa mule ne doivent repartir,
et vous les poursuivrez si vous manquez à votre tâche… Pendant que nous, nous
lèverons l’ancre, car si nous sommes découverts par votre faute, je n’aurais
plus affaire dans cette partie du monde. Etait-ce bien ce que vous aviez
compris ?
- Quelque chose comme ça,
capitaine.
- Qui prendrez-vous ?
- Je pensais à Clavier,
capitaine. C’est un grand gaillard, un homme d’équipage mais fort et souple et
il a deux sous de jugeote, ce qui ferait du bien à une partie de l’équipage. C’est
lui qui guettait, cette nuit.
- Je vous fais confiance,
Lieutenant. Je sais que vous souhaitez un équipage de pointe, que vous plierez
à votre volonté jusqu’aux Caraïbes. Je pense que c’est un rêve accessible.
- Peut-être, capitaine. Mais
j’espère que vous n’avez pas oublié mon désir le plus cher.
- Oh ? Et quel est-il, si
vous me permettez ?
- J’aimerais bien y arriver de
mon vivant, capitaine. » Jacques éclata d’un petit rire, qui pouvait tout
signifier, du mépris à la camaraderie tant que je ne voyais pas ses yeux. Nous
restâmes silencieux pour les quelques encablures restantes, jusqu’à aborder le
« cormoran ». Ce n’est qu’alors que le capitaine debout dans un geste
leste, posa sa main sur mon épaule, et me laissa voir son visage pétillant de
malice. Il souriait largement, et planta son regard dans le mien.
« Je vous fais
confiance, Lieutenant. Ce ne sera pas évident, mais rendez-moi la
pareille ! ». Il me planta là, et me chargeais de remettre la yole à
couple avec le bateau, de prendre le commandement, et de houspiller les rêveurs
encore présents sur le pont. Je profitais des dernières minutes avant l’aube à
m’entretenir avec Clavier à propos de notre mission. Ce n’est qu’en entendant
Valentin, notre Homme de Dieu, sonner discrètement de sa clochette dans les
coursives, que la révélation me frappa.
J’avais déjà pas mal
bourlingué. Six navires de pêche, et deux baleiniers. J’avais subi, commandé à
mon tour. Comme tout un chacun, j’avais vu mon content d’hommes mourir à mes
côtés, pour des raisons tantôt accidentelles, tantôt criminelles. J’avais même
pris part à une petite bataille rangée au nord de l’Ecosse, contre des baltes
avinés. Mais ce soir-là, malgré ma bravache et le talent que je croyais détenir
pour mener l’équipage, ce serait une première.
Ce soir-là, j’allais tuer un
homme.