mardi 30 décembre 2014

Accusé (Episode 7)

Episode 7: Retour dans le passé (3), Simple violence
(Ceci est la suite et fin de la lettre de Gwenaëlle, voir post précédents)

Assise dans mon recoin d’ombre, silencieuse et immobile, le premier garçon que je vis fut Geoffrey. Je ne m’attendais pas à le revoir après votre entrevue, mais c’était lui, sans aucun doute. Il était allé dans la salle de bains, pour y passer de longues minutes. Instants que je passais immobile, à entendre ma propre respiration qui gagnait en proportions à mesure que le silence étendait ses bras sur l’étage tout entier. Mais une fois Geoffrey retourné dans la chambre masculine, le bal ne s’est pas arrêté là. Mon cœur battait la chamade alors que j’ai vu l’ombre d’un garçon se dessiner sur l’éclat de lune dans lequel baignait le couloir. Je m’étais persuadée qu’il s’agissait de Cédric. Qu’il me cherchait, qu’il ne pouvait y avoir qu’une seule raison pour laquelle il était sur le palier à cette heure. Sans un mot, dans la croyance idiote et naïve qu’il me reconnaîtrait, je m’étais glissée à ses côtés alors qu’il atteignait à son tour la salle de bains. Je ne le voyais pas, mais j’ai senti son sursaut, et surtout sa main qui agrippait soudain mon avant-bras. « C’est qui ? » a-t-il murmuré ? « Gwen », ais-je répondu dans ce qui était la dernière réplique innocente de ma vie.

Il ne m’a pas lâché l’avant-bras, au contraire. Il a immédiatement arrêté le geste que j’esquissais pour atteindre l’interrupteur, m’a plaqué sa large main sur la bouche en comprimant mon cou avec son bras, et m’a tiré sur le carrelage froid jusqu’à la grande cabine de douche. De là, se sachant à l’abri de mes cris et de l’arrivée d’un autre de nos camarades, il a déchaîné sur moi une violence à laquelle je n’ai pu trouver ni raison ni comparaison. Il m’a anéantie avec une rapidité que je ne pensais pas possible, en commençant par me couper le souffle jusqu’à ce que je ne respire plus que par un réflexe que seul un instinct primaire peut reconnaître. Il m’a bourrée de coups, tout en me tenant fermement, le tout dans une obscurité totale. Je n’ai pu ni me débattre, ni crier, ni m’échapper. Et même si à ce moment d’une noirceur immonde mon esprit ne voulait que s’enfuir, mon agresseur a tout fait pour graver son image dans ma mémoire. Il m’a violée, Aude. Fort, et bien plus longtemps que ce que l’on raconte sur les adolescents. 

Et tandis que les seuls sons qui me venaient à l’oreille étaient ceux de nos corps qui s’entrechoquaient, à la limite de la brisure, il m’a demandé de chuchoter son nom. C’était peut-être cela, sa victoire finale sur l’entièreté de mon corps et de mon identité : le fait de me faire répéter, syllabe par syllabe, Tristan, Tristan, Tristan, alors que sa jouissance arrivait à son paroxysme.

Il a pris soin de se retirer au dernier moment, me laissant souillée dans ma moitié de pyjama, roulée en boule sur la surface froide et sèche de cette grande cabine de douche. Il se levait lorsque j’ai tendu une main pour esquisser un geste, d’aide, de désespoir, je ne sais plus. J’ai atteint le carrelage rugueux du mur, mais Tristan s’est retourné d’un geste preste, et m’a coupé le souffle d’un simple coup de genou. D’un geste aussi naturel que s’il levait le pied devant une marche d’escalier. Jusqu’à cet instant j’étais brisée, mais c’est avec ce dernier déchaînement de violence calculée, froide et précise qu’il s’est assuré que je ne recollerai jamais les morceaux. J’ai compris sans le voir qu’il avait le visage tourné vers le mien, que si je faisais mine de bouger il pourrait augmenter encore ma douleur. Que si je parlais de tout cela, il pourrait s’arranger pour que personne ne me croie. Voire, pour que cela se reproduise. Il m’avait terrorisée à un point que je ne saurais expliquer, mais m’avait en même temps donné les idées claires avec ce dernier coup. Rien ne devait se savoir. Rien.

Une fois Tristan retourné dans sa chambrée, je ne saurais pourtant retrouver la ligne des évènements de la fin de la nuit. Je me suis retrouvée, quelques heures plus tard, serrant à m’en faire blanchir les jointures, mon sac de couchage dans notre chambre. J’avais réussi, sans savoir pourquoi ni comment, à nettoyer mon sang, à sécher mes larmes, à retrouver mes affaires. Restait à composer un visage de circonstance. Tristan avait été trop malin pour faire apparaître des ecchymoses qui soient visibles. J’ai fait ce que je savais faire le mieux à l’époque, tout en devinant le genre de bombe à retardement que cela pouvait devenir : j’ai intériorisé tout cela, l’ai placé dans une boite que j’ai refermée de force. Déjà, à cet instant, je savais que les souffrances qu’il m’avait causé seraient trop grandes pour que je puisse continuer de vivre avec un tel fardeau. L’acte final n’a peut-être jamais fait de doutes pour moi.

Les garçons ont débarqué dans une trombe impossible, surgissant sans gêne ni appréhensions dans notre chambrée, coussins à la main, juste avant neuf heures. S’en est ensuivi une bataille féroce que tu as menée, et que nous avons réussi à repousser jusqu’à leurs propres matelas. Enfin, ce n’était pas vraiment « nous ». J’étais une coquille, vidée de toutes ses forces. Tout juste capable de sourire pour rassurer le moment venu. Pourtant, après la soirée de la veille, personne n’avait de mal avec mon excuse : la fatigue pouvait facilement tout expliquer. Je me tenais à l’évidence loin de Tristan, mais ce dernier, qui faisait montre d’une nonchalance criminelle, faisait un point d’honneur à ne jamais s’éloigner de moi. Comme si nous devions sortir ensemble. Comme si ce cauchemar n’était pas destiné à se terminer. Le petit déjeuner aussi a été un calvaire, et lorsque Tristan a commencé à vouloir me faire du pied, j’ai prétexté des maux de ventre pour m’éclipser. Et en effet je me sentais très mal, mais c’était plus une sensation d’étouffement, d’oppression, d’enfermement.

Je pensais échapper aux autres toutes la matinée, mais je t’ai croisée dans le couloir, en remontant dans notre chambrée. Tu avais l’air passablement énervée, et nous avons discuté en confidentes de longue date. Tu m’as avouée alors avoir trouvé des traces de sang dans la douche. Une boule s’est immédiatement formée au fond de ma gorge, et j’ai failli alors tout avouer. Après tout, s’il restait des preuves, ce n’était peut-être pas mon âme damnée qui devrait faire son deuil, peut-être était-il possible de tout confesser, et de s’en sortir ? L’idée m’a traversé, mais tu me disais déjà que tu avais pris soin de tout nettoyer, et que tu suspectais Mélanie. Il y avait une activité ce matin-là, mais je n’y ai finalement pas participé, allant me coucher sans demander mon reste. Je ne pouvais voir personne sans me rétracter dans une coquille étanche de sentiments, un bouclier dressé contre ce monde extérieur si cruel. Il s’agissait, je crois, d’une sorte de questionnaire en chansons. Je ne me souviens pas plus du repas, que j’ai passé dans un état de semi-absence, résistant à l’envie de m’échapper à toutes jambes. Il ne me faudrait plus tenir très longtemps, car nous n’avions pas bride sur le cou pour toute la journée du dimanche : aussitôt le milieu d’après-midi arrivé, je pourrais m’échapper et espérer me reconstruire chez moi.

Pourtant, il a fallu que le sort, en la personne de Tristan, me fasse subir encore une épreuve. Comme si sa domination n’avait pas suffi, comme s’il ne m’avait pas assez anéantie, comme s’il fallait broyer les cendres qui résistaient encore au centre de ce brasier intense. Alors que quelques-uns, dont toi, Geoffey et JC, ainsi que Mélanie avez voulu regarder une des dernières VHS du moment, je n’aspirais qu’à revenir au calme, seule. Mais d’autres avaient mal dormi, et je fus rejointe pour une sieste par Lydia, Cédric qui s’endormit d’une seule traite en ronflant doucement… Et Tristan. Ce dernier, qui avait commencé par regarder la vidéo avec vous, s’en est apparemment vite délaissé pour venir me torturer. Opportun, il s’est couché à moins d’un mètre de moi, et je sentais déjà la chair de poule hérisser mes bras. J’avais le cœur qui battait à tout rompre, mais je ne pouvais rien faire. 

Il avait la vitesse, l’esprit, la violence pour lui. C’est la première fois que, les yeux fermés, je pensais à en finir avec la vie. A partir dans cet endroit où il ne pourrait pas m’atteindre. Mais il n’était pas idiot, et Tristan s’est contenté, après avoir vérifié que les autres s’étaient assoupis, de me caresser les cheveux. Il n’y mettait qu’une douceur qui démentait son geste, même si j’étais tendue comme si à chaque seconde, le coup allait suivre et tomber. Une frappe qui ne vint jamais, mais qui me faisait me mordre les joues d’une attente interminable. N’allait-il pas me balancer contre un mur ? Me violer à nouveau ? En me retenant de toutes mes forces, je n’ai pas pu contenir mes larmes. Peu à peu, je laissais couler sur mes joues l’amertume, la honte et la peur. Je sanglotais une vie passée, une ignorance qui n’appartenait plus qu’à une période à présent terminée.

Lorsque la « sieste » s’est terminée, je tremblais de la tête aux pieds. Tristan n’avait esquissé aucun geste, mais il me souriait comme un maître sourit à son chien qu’il vient de corriger. Il m’avait dominée, déchirée. Nous sommes tous sortis dans le jardin, afin d’attendre l’arrivée inévitable des parents. Et en tant que meilleure amie, je devais attendre la fin de cet interminable défilé. Je me suis isolée pour arranger mon visage, strié des marques de mes lourdes larmes. Ma détresse a du traverser les murs car tu m’as trouvée immédiatement. Et tu m’as tout de suite demandé ce qui s’était passé. Mais qu’aurais-je pu te dire ? Nous avions tous une vie, et pour l’instant seule la mienne était brisée. J’ai esquissé un autre sanglot, et puis j’ai prononcé son nom, comme on brise une malédiction. « Tristan… » ais-je dit. « Tristan n’a pas respecté sa promesse ». Je ne suis pas allée plus loin, consciente qu’un mot entrainerait un autre, dans cette chute interminable qui ne se terminerait que par un nouveau départ de souffrances. La police, tes regrets, un procès interminable et la peur, toujours la peur.

Peut-être as-tu compris qu’il y avait plus. Que Tristan n’avait pas juste brisé son respect de la promesse de ne pas nous draguer, de ne rien tenter envers nous. Tu étais maline et, faut-il le dire en tant qu’espiègle adolescente, suffisamment puissante. Je me souviens que tu as dans les minutes qui ont suivi et dans la plus grande discrétion, lancé une opération pour exclure Tristan de notre cercle d’amis. Quelque chose était brisé, lorsque tu m’as vue dans cet état de faiblesse, et tu l’as fait payer à Tristan le reste de l’année. En l’isolant. En le ridiculisant comme seule une fille de 14ans sait le faire. Sans relâche et jusqu’à ce qu’il n’approche plus aucun ni aucune d’entre nous. Dans un sens, j’ai cru longtemps que cet ostracisme pourrait me permettre de me reconstruire, que les mois sans lui me seraient bénéfiques. Mais détruire la menace n’est pas suffisant. La cassure était trop forte. Si tu as reçu cette lettre, tu sais de quoi je parle. Il n’existe pas de mots assez forts pour exprimer ce qu’il a pu me faire subir.

Voilà, Aude. Voilà qui termine mon récit de cette terrible nuit. Une histoire inachevée qui va prendre sa fin ici et maintenant. Tu étais, durant toutes ces années, la plus indéfectible des amies. Ne perds jamais ce sourire qui n’appartient qu’à toi. Je t’aime.

Gwenaëlle.


jeudi 11 décembre 2014

Accusé (Episode 6)

Episode 6: Retour dans le passé (2), mise en scène
(Ceci est la suite de la lettre de Gwennaëlle, voir post précédent)

Nous avions passé des heures à préparer un punch sans alcool, le premier d’une véritable suite de défis culinaires du haut de nos quatorze ans. Et c’était indéniablement un succès. Nous avions fait semblant d’être ivres, pour pouvoir singer ceux que ne nous prenions alors pour des clichés ambulants. Pour peu que quelqu’un en ait eu l’idée, nous aurions toutes et tous juré que jamais nous n’étions tentés de boire une seule goutte d’alcool de notre vie. En sachant très bien qu’il en était de même pour la cigarette, et que les plus aventureux d’entre nous y avaient déjà gouté, en y revenant régulièrement (Chloé était une experte en expériences interdites… C’est peut-être pour cela que je la détestais alors même que j’étais très introvertie). Le début de ces fêtes était toujours un mélange détonnant de non-dits et de moments de gêne avant que chacun accepte les autres. Je me souviens que tu avais un gros problème avec Chloé, justement. Elle n’était pas déguisée, n’avait pas vraiment prise l’invitation au sérieux.

Du haut de ton mètre cinquante (pas beaucoup plus, n’est-ce pas ?) tu avais presque réussi à lui tirer les larmes des yeux. En profitant d’un moment seules dans la cuisine, tu lui avais sauté dessus, pour ne plus la lâcher. Ce n’était d’ailleurs pas très discret, et je me souviens que plusieurs des garçons regardaient leurs chaussures d’un air concentré, tandis que nous les filles nous regardions d’un air scélérat : il y aurait beaucoup à discuter lorsque Chloé partirait, plus tard dans la soirée. Elle était la seule à rentrer chez ses parents ce soir-là… J’aurais bien fait de suivre le même exemple, mais nous ne pouvions pas le savoir, n’est-ce pas ? J’ai passé tellement de nuits chez toi, avant ce drame, que je ne pourrais les compter. Et seulement une ou deux ensuite, cauchemars éveillés pour lesquels je me suis réfugiée à tout prix au fond de mon sac de couchage malgré la chaleur, ma vessie et tout autre dérangement.

Une fois le niveau de boisson devenu critique, nous avons fait quelques photos de groupe, dans nos costumes qui avaient le mérite d’être tous différents. Et tous nous mettaient en valeur, si ce n’est celui de Tristan. Un plongeur, vraiment… C’était si déplacé ! Nous avons fait plusieurs clichés, sur ton canapé, en prenant à chaque fois des poses spéciales. Cédric était pour moi le plus élégant, avec son costume que l’on aurait cru taillé sur mesure, ses larges épaules et son menton carré qui le faisait ressembler au vrai James Bond de l’époque, Pierce Brosnan. Quant à moi, j’étais peut-être la plus observée par les garçons, comme s’ils s’étaient subitement rendus compte que derrière mes pulls de laine, il y avait une femme. Ou une fille, peut-être, avant la fin de cette terrible nuit. Nous avons ensuite fait deux groupes, et je t’avais suivi en cuisine pour élaborer un gâteau, accompagnée par Mélanie et Lydia. C’était censé être une activité pour tous, mais Chloé et toi aviez suffisamment de tensions entre vous, je crois, pour séparer tout le monde. Ah, et puis il y avait Lydia, qui souhaitait absolument nous dire quelque chose. Je ne m’en souviens plus, j’avais dû me laisser emporter par les sentiments que j’avais envers elle à l’époque. Je la trouvais puérile, capricieuse et vantarde. Comme si le fait d’être perpétuellement avec JC faisait d’elle une star par rapport à nous, pauvres adolescentes. Nous étions toutes un peu jalouses, c’est certain, mais elle poussait loin le bouchon dans ce domaine.

Il y avait comme un temps mort, puisque la moitié des participants de la fête s’étaient séparés. C’est Mélanie qui a eu la bonne idée de venir te voir pour proposer un défilé de mode. Nous nous sommes aidées au besoin d’une garde-robe de tes parents, qu’ils n’utilisaient jamais. Un véritable trésor de manteaux de fourrure, d’écharpes bigarrées, de cravates en tous genre et d’accessoires de beauté dont nous ne connaissions pas l’utilité. Le principe était simple. Par groupes de deux, nous nous isolions des autres, avec pour but de revenir avec l’ensemble le plus improbable. Je me souviens avoir beaucoup ri, mais pas de la teneur des uns et des autres. Tout juste ais-je cette image de moi, dans le grand miroir de cette penderie, habillée de pied en cap comme une femme russe, dos vouté, long manteau gris et une chapka trop grande pour moi à demi posée sur ma tête. Histoire, j’imagine, de préserver ma coupe de cheveux. Je m’étais sentie gênée aussi, par les regards parfois moqueurs que nous étions capables d’asséner aux autres sans y penser.

Il me semble que notre jeu s’est arrêté lorsque nous avons découverts le gâteau cramé dans le four. Je te vois encore pester en murmurant contre Chloé : votre petite altercation avant la séquence de pâtisserie t’avais fait oublier de mettre une horloge de cuisine. Il fut tout de même bientôt temps de passer à table. Nous avions mangé un délicieux gratin de pâtes, qui fondaient dans la bouche en même temps que nous devions littéralement jongler avec les fils de fromage dont nous avions empli le plat à profusion. Plusieurs d’entre vous, et surtout Lydia, aviez une conversation enflammée, dont je ne sais plus rien du sujet. Parce que vois-tu, Aude, je m’étais décidée. J’en avais fini avec ma timidité affreuse et qui me gâchait la vie. Dans ce déguisement de femme, je m’étais décidée à agir en tant que telle. C’est pourquoi, en repérant lentement à quel emplacement il était, je me suis mise à faire du pied à Cédric. J’avais sorti mes pieds de mes encombrants escarpins, aussi j’avais une sensation bien plus tactile que la normale. Evidemment, cette nuit-là a tout balayé, ce n’est pas difficile à comprendre, mais je crois que j’étais amoureuse. Et cette soirée d’Halloween, c’était un moment idéal pour passer à l’action. Tu avais toi-même appliqué le même concept avec Jeoffrey, n’est-ce-pas ?

Tristan était si aveuglé par son amour pour toi qu’il ne voyait pas votre manège, à tous les deux. Mais pour moi qui étais dans la confidence, c’était aussi évident que le soleil en plein jour. C’était peut-être ton attitude et tes propos sur lui qui m’avaient convaincue de passer à l’action. Dans tous les cas, Cédric ne me quittait pas des yeux, à table. Je le trouvais extraordinaire, capable de ne rien montrer tout en répondant de façon enflammée aux discrètes caresses que je faisais courir sur ses pieds, puis ses chevilles. Il ne bougeait pas, mais je sentais ses jambes se raidir et chercher mon contact. J’ai dû arrêter précipitamment, d’ailleurs, car JC s’est baissé à un moment donné, pour chercher je-ne-sais-plus-quoi sous la table. Par la suite, je me suis contentée de jeter des œillades à Cédric, qui faisait semblant de ne pas me remarquer, mais me glissait quelques sourires de temps à autres.

Il me semble que Chloé est repartie ensuite, cherchée par l’un de ses frères plus âgés ou ses parents. Aude, tu avais été d’une politesse glaciale qui n’’était pas passée inaperçue ! Chloé, pour sa part, faisait mine de n’en pas être affectée. Tout juste a-t-elle échangé quelques bises avec tout le monde, et un aparté avec Mélanie, avant de quitter la soirée. Je ne sais plus si c’est parce que nous étions déjà tous et toutes habillées, mais nous sommes allés faire quelques mauvais tours d’Halloween. Quémander des bonbons n’était pas encore la mode, en France, alors nous nous contentions de sonner, avant de déguerpir le plus vite et le plus discrètement possible. Et après quelques maisons, nous étions devenus des experts. Même Mélanie et moi, pourtant réticentes au début, nous sommes amusées comme des folles. Pour être plus efficaces, nous nous sommes séparés, non ? J’étais dans un groupe avec Cédric (que je ne quittais plus), Lydia et Jeoffrey, qui voulait rentrer plus tôt parce qu’il était mal habillé et qu’il avait oublié son chapeau de costume de Mario Bros. Nous vous avons entendu lancer des pétards, mais le temps qu’on arrive, vous vous échappiez du quartier en courant, alors nous sommes revenus chez toi.

Mes souvenirs sont plus flous sur la soirée dansante qui s’est ensuivie. Je me rappelle de nombreuses chansons de plage, les inévitables classiques des années 80. Je me souviens de JC, qui voulait danser un slow avec moi pour rendre Lydia jalouse, mais que j’ai refusé, pour me jeter dans les bras de Cédric. Ce dernier a fini par comprendre mon jeu, et la chanson que nous avons partagé, sur Céline Dion, reste l’un de mes derniers instants d’innocence béate. Il me tenait fermement, semblait ne jamais vouloir me lâcher, et esquissa une larme vers la fin de la chanson. Je voulais lui parler, mais sage comme toujours, j’ai préféré vouloir attendre le matin. Quelques-uns ont tenté de faire un jeu de questions et de défis, mais pour l’ensemble d’entre nous, nous tombions de fatigue ou faisions semblant de le faire.

Il y avait une chambre de filles, la tienne, dans laquelle nous nous étions rassemblées sur des matelas au sol entre toi, moi, Lydia et Mélanie. L’ancienne chambre de ton frère servait de dortoir pour les garçons, partagée entre Tristan, JC, Jeoffrey et Cédric. L’ambiance était très spéciale, entre ceux qui se sont endormis quasiment immédiatement, et d’autres qui n’ont pas fermé l’œil de la nuit. C’était mon cas. Et le tien, je m’en rappelle. Je t’ai vue t’éclipser sans faire un bruit sur le parquet, et les murmures que j’entendais dans le couloir m’avaient prouvé que tu n’étais pas seule. A un moment donné, je ne vous entendais plus, mais comme mon couchage était juste à côté de la porte, j’ai immédiatement tendu l’oreille lorsque la porte de la salle de bains s’est rouverte. A mouvements lents et souples, je suis sortie de la chambre, et j’ai attendu ton retour. T’en souviens-tu ? Je t’ai fait sursauter, puis je te devinais rougissantes et gênée malgré l’absence de toute lumière à l’exception d’un halo de clarté grise par l’unique et haute lucarne du couloir. Tu m’avais expliqué en trois mots que tu étais allée retrouver Jeoffrey, mais que vous n’étiez pas allé très loin. Que tu étais toute excitée. Après quoi tu t’es éclipsée sans mot dire dans la chambre, petite ombre furtive dans cette grande maison silencieuse.


Je suis restée assise, sur la moquette profonde d’un recoin du couloir, invisible et inaudible. J’étais plus calme là, avec le mur froid qui courait sur mon dos, que sur mon matelas, pourtant distant que de quelques mètres. C’est là que j’ai pensé attendre Cédric, que par une communication mentale, il se pourrait qu’il vienne, et que je puisse à mon tour le serrer, l’embrasser… Ce n’était pas une idée construite. Un sentiment, un désir, oui. J’ai fini au bout de quelques minutes par me traiter d’idiote, et j’allais me lever, lorsque quelqu’un est sorti de la chambre des garçons. 

dimanche 7 décembre 2014

Accusé (Episode 5)

Episode 5: Retour dans le passé, 1

Paris, le 4 novembre

Ma très chère Aude,

Lorsque tu auras cette lettre sous les yeux, cela voudra dire que je me suis finalement libérée. Il y aura de la tristesse d’abord, mais j’espère qu’à la suite de la lecture de cette lettre tu sauras me pardonner. Il y a des blessures qui ne peuvent cicatriser. Des démons qu’on ne peut pas exorciser. Des récits qui ne soulageraient ni l’âme ni les souvenirs du corps. Pourtant, si je ne me sens pas redevable à mes parents, à mes collègues, c’est en pensant à toi que je me sentirais coupable de partir sans explications. Ce que je suis sur le point de faire est trop sombre pour que je te laisse seule et sans lumière. Tu es ma meilleure amie, et mieux que personne tu es à même de me comprendre. Garde à l’esprit que ce n’est pas de ta faute, que c’est moi qui n’ai pas su me confier. J’ai tant de regrets, mais aussi trop de souffrances sur les épaules pour pouvoir avancer. Je suis à bout, ma belle Aude. J’ai survécu depuis l’automne 2001, mais je sais aujourd’hui que ce n’était qu’en apparences. Il m’a tuée, aussi clairement hier qu’aujourd’hui. C’est lui qui me traîne, dans mon esprit, vers la fin de ma peine. Tant d’années, j’ai lutté. A présent, je me rends. J’espère que tu n’auras pas trop de peine, et que tu vivras heureuse. Je te souhaite tout le bonheur que je n’ai jamais eu.

Te souviens-tu de cette fête d’Halloween ? Celle qui a eu lieu chez toi, lors de notre dernière année de collège. Si elle ne déclenche pas chez toi les mêmes souvenirs qui me réveillent toutes les nuits, les mêmes sanglots, la même rage impuissante, je pense que tu t’en rappelles suffisamment pour savoir qu’un changement s’est opéré chez moi à compter de cette nuit-là. Je n’ai jamais révélé la vérité, mais tout a changé cette nuit-là. Et cela rend chaque cristal de ce miroir brisé inoubliable à mes yeux. Impardonnable. Je pourrais narrer cette journée par le menu, comme si elle était passée la semaine dernière, et sans doute mieux… Car depuis, je ne vis que dans une brume épaisse. On m’a volé ma vie, Aude. Il me l’a prise et ne me la rendra jamais. C’est ainsi. J’ai voulu me venger, mais je suis trop faible. Aujourd’hui, il a tout, et je me rends enfin dans les limbes, après un trop long combat pour tenter d’en sortir. Alors je vais tout raconter. En commençant par le début, tout, de cette sombre affaire dont je ne me relèverai jamais.

Nous étions très excitées à propos de cette fête. C’était chez toi, et nous avions quatorze ans. Jamais nous n’avions attendues évènement avec autant d’impatience. Comme nous étions meilleures amies, j’étais venue t’aider à préparer la décoration du salon, ainsi que pour la cuisine, dès le matin du 31 octobre. Ce devait être un samedi, bien sûr, à moins qu’il se soit agi de vacances de la toussaint. Les autres étaient arrivés vers le milieu de l’après-midi. Il y avait Cédric, grand et beau avec ses cheveux qui tiraient sur le blond et son menton carré. Tu te souviens peut-être, mais j’avais toujours eu un faible pour lui, et ça ne s’était pas arrangé lors de cette soirée, parce qu’il était venu déguisé en James Bond. A quatorze ans, je n’avais jamais vue quelqu’un de notre âge dans un tel costume d’adulte, et j’avais du mal à me contenir. Il portait de fines lunettes de soleil, qui lui donnaient quelque part plus l’air d’un videur que d’un vrai agent secret, mais je m’en fichais. Cédric était toujours le plus gentil des garçons, toujours prêt à aider… Et avec cette part de mystère qui l’entourait. Au début de l’année, il avait été absent pour raisons médicales, et les autres mecs affirmaient qu’il s’agissait de quelque chose de sexuel.

Comme tu étais espiègle et rieuse, Aude ! Nous étions vraiment les meilleures amies du monde, mais j’avais parfois l’impression que tu ne grandirais jamais (au propre comme au figuré). Heureusement que tu en étais consciente, tu en jouais souvent. Comme pour ton déguisement, la fée clochette t’allait à ravir, heureuse dans le monde des enfants et refusant obstinément de changer. Enfin, c’était le message extérieur, car sous ces apparences de petite fille, tu étais devenue une femme. Malgré les attentions continues (voire vraiment maladroites) de Tristan, Jeoffrey était ton favori. C’était la première fois que tu l’invitais, je crois, lors de cette fête d’Halloween. Il te ressemblait beaucoup, avec sa petite taille et son sourire qui semblait se prolonger jusqu’aux oreilles. Ais-je pu encore sourire après cette soirée ? Vraiment m’abandonner à un fou rire aux larmes, sans que mon esprit reprenne les rênes pour m’empêcher de hurler sa détresse ? Je ne sais plus, et ça n’a pas beaucoup d’importance. Mais à l’époque je riais beaucoup, je te suivais dans toutes nos intrigues adolescentes avec une passion sans limites.

Jeoffrey était habillé… Je ne sais plus en quoi. Ca ne m’a pas beaucoup marqué. Il était arrivé en même temps que Mélanie, et j’avais remarqué ton froncement de sourcils, heureusement vite dissipé : leurs deux parents étaient dans le jardin, à se faire des amabilités. Mélanie était la grande perche qu’elle est toujours, même si elle a gagné en prestance à présent qu’elle est mannequin à Paris. Je me souviens qu’elle ne mangeait presque rien à l’époque, si ce n’est une poignée de riz et quelques coupe-faim sucrés à chaque fois qu’elle était sur le point de tourner de l’œil. Ca me révulsait à l’époque, jusqu’à ce que je traverse moi-même une période comme celle-ci, il y a moins de deux ans. L’anorexie a ceci de salvateur que l’on croit savoir pourquoi on souffre. On en connait les causes, et on croit garder le contrôle, la maitrise de soi. Même si c’est faux, évidemment, comme tout le reste. Mélanie, avec son acné et ses cheveux coupés au carré, ses petits seins et ses chaussures de ballerine qu’elle semblait porter partout et même en hiver… Elle nous faisait beaucoup rire, parfois à son insu. Mais elle était toujours pleine d’humour, et c’était une amie sans faille.

Tristan était arrivé, presque en retard, déguisé tel le jusqu’au-boutiste qu’il était. Chacun et chacune d’entre nous avait opté pour quelque chose d’adulte, de passe-partout et… D’intrinsèquement beau, puisque nous étions des adolescents ! Mais pas lui, Tristan avait choisi de s’habiller en plongeur, avec une combinaison intégrale, des palmes, un masque et un tuba assorti.

Tristan était amoureux de toi. Et le monde entier le savait depuis des années. Il venait au collège à pied parce que tu y venais à pied, s’arrangeait pour te retrouver opportunément partout où tu pouvais te rendre. Je crois encore sincèrement qu’il t’aimait. Peut-être que notre erreur à toutes a été de ne pas freiner ses intentions dès le début en lui disant clairement ce que nous pensions. Mais c’était le collège, enfin ! Alors il était devenu un ami, malgré nous, que nous avions laissé approcher dans nos cercles les plus proches. Avant Halloween, je l’aimais bien. Il était persuadé d’être un genre de chevalier blanc avec toi, Aude, pour unique princesse. Je ne chercherai jamais d’excuses pour son geste, car il m’a détruite quelques heures plus tard… Mais peut-être que nous l’avions poussé à révéler son caractère de prédateur et de salaud lorsque deux jours avant, nous l’avons fait promettre. Tu l’avais invité à la fête, en lui faisant jurer qu’il ne devrait pas tenter quoi que ce soit pour te draguer ou t’approcher, sans quoi nous allions toutes lui tourner le dos.

Chloé était arrivée quelques secondes après lui. A vrai dire, je crois que tu ne savais pas trop toi-même pourquoi tu l’avais invitée, parce qu’aucun des autres amis qui étaient là ne l’appréciaient beaucoup. Peut-être parce qu’elle habitait dans le même quartier ? Je ne sais plus, mais ça n’a pas d’importance. Tu avais immédiatement pâli, lorsque tu l’avais vue franchir le seuil de la maison de tes parents : elle n’était pas déguisée, portait le même jean déchiré qu’elle avait au collège, avec sa veste au col de fourrure que j’étais décidée à couper au ciseau s’il s’agissait d’un vrai animal.

Allons, même moi, j’étais déguisée ! J’avais réussi à vaincre ma timidité légendaire pour vêtir les seuls vêtements qui ne me faisaient pas sentir étrangère. Celle d’une future version de moi. Une version idéalisée, qui ne viendrait finalement jamais. Je m’étais maquillée comme une femme, habillée comme une diva, et avais chaussé des escarpins comme je n’en ai jamais remis. J’incarnais la femme fatale que je rêvais d’être. Mais ce sera pour la prochaine vie, car après cette nuit-là, je ne me suis plus jamais sentie femme. Seulement victime. Sale. Je n’avais alors que des regards envieux, sur ma robe, sur mes courbes, mes jambes, et j’en étais fière. Sans savoir que j’allais payer toute ma vie pour l’avoir enfilée. Les derniers invités à arriver étaient les inséparables, Jean-Christophe (Le JC, comme on disait) et Lydia. Ces deux-là ont été une évidence et une constante depuis les premières années de collège jusqu’à maintenant. Je les vois main dans la main dans la cour du collège, et depuis, mariés sur leurs photos via les réseaux sociaux… Je les vois vieillir ensemble avec le même sourire complice qu’ils avaient en passant ta porte dans cette soirée d’Halloween. Lydia, radieuse en beauté des îles, avait tout un arrangement floral dans ses cheveux. Sa robe était magnifique. JC, quant à lui, était déguisé en boubou africain, déguisement qui détonnait avec son teint pâle et ses cheveux de slave d’un châtain bouclé. Ces boucles, ce début de barbe adolescente… Nous étions toutes jalouses de Lydia, non parce qu’elle pouvait embrasser un garçon, mais parce qu’elle pouvait passer ses mains dans les boucles du beau JC et ne récolter rien d’autre qu’un énorme sourire. Ils étaient, et resteront dans mon esprit le couple parfait.


Je ne savais pas que, lorsque tu as refermé la porte derrière eux, la scène était déployée pour que se joue une belle soirée, et la pire nuit de toute mon existence. 

dimanche 30 novembre 2014

Accusé (Episode 4)

Episode 4: Marché interdit

Lors de ma dernière matinée à l’hôpital, un détail crucial m’est revenu, qui m’a donné une énergie incroyable. Je broyais du noir, justement parce que Paul était en vacances en ce moment et qu’il ne rentrait que trois jours plus tard. J’avais refusé qu’il abrège son voyage pour moi, mais à la fin, j’aurais voulu être un peu plus égoïste à l’avoir à mes côtés. Paul avait bonne mémoire. Peut-être qu’il aurait un ou deux éléments qui me permettraient d’en savoir plus. Mais ce n’est pas de lui qu’est venue la révélation. Non, c’était une infirmière, venue m’aider à mettre mon attelle. Elle m’a poliment interrogé sur Claire, notre vie de couple ensemble et sur mes parents, étonnée qu’elle était de ne pas les avoir vus en visite. Après quoi elle s’est traitée de maladroite lorsque je lui ai appris leur mort.

J’ai raconté la version courte, avec l’accident de voiture, ça suffisait largement. Celle avec les détails me serre encore régulièrement la gorge, malgré les deux années que j’ai eues pour en faire mon deuil. Mais ensuite, l’infirmière a tenu à me montrer une photo de sa propre mère qui avait passé l’arme à gauche un mois plus tôt. Et c’est là que ça m’est revenu. J’étais tellement habitué à prendre des photos avec mon téléphone, que j’en étais venu à oublier qu’en 2001, je ramenais souvent un appareil « jetable » aux grands évènements pour avoir plus tard des tirages papiers. La fête d’Halloween n’avait pas dû faire exception : quelque part, j’avais peut-être des clichés ! A l’époque, ma famille n’était pas très réceptive aux technologies numériques : afficher des photos sur un ordinateur était proche du comble de l’inutile si on ne pouvait pas les avoir au final sur du papier photo.

Une fois chez moi, je me suis mis à tourner en rond. Je n’avais pas le droit de conduire dans mon état, et le taxi de l’assurance ne permettait que de me ramener à l’appartement. Tant pis, il faudrait que j’attende quelques heures de plus pour le garde-meuble ou j’avais stocké, du sol au plafond, les affaires gardées de chez mes parents. Peut-être est-ce un peu plus facile dans les familles nombreuses, mais lorsqu’ils ont tous les deux été morts, je n’ai pas vraiment réussi à faire le tri de leurs affaires. Et ce que j’ai gardé ne s’est pas transféré chez moi comme un héritage… J’ai utilisé une partie de leur argent pour acheter trois garages attenants, et y stocker tout ce que j’avais pu ramener.

Il faut toujours me donner quelque chose à faire, sans quoi je finis régulièrement par élaborer une bêtise. Ca avait été le cas en attendant les résultats du BAC, lorsque je m’étais mis en tête de m’inscrire à une course de côte. Ou en patientant pour la réponse de mon premier contrat, quand j’ai commandé la réplique à taille réelle d’un monstre du film Alien vs Predator. Et devinez quoi ? Cette fois, je suis allé plus loin encore. Cette fois, j’ai cassé des frontières que je ne pensais pas devoir un jour approcher. Je pourrais mettre ça sur le compte d’Aude et du fait qu’elle m’avait tiré dessus, sur le dos de Gwenaëlle et de son viol. Mais à la vérité, je n’avais pas envie d’une vengeance… J’avais envie de savoir, et cette envie me dévorait. Etre chez moi, alors que je ne pouvais rien imaginer pour faire avancer l’affaire, ce n’était vraiment pas la bonne affaire. J’ai donc décidé que la seule façon de découvrir le fin mot de l’histoire, était de me procurer la version de l’histoire qu’avait rédigée Gwénaëlle avant de la poster à Aude. Je sais ce que vous pensez. Cette lettre était à la police. Oui, mais ça ne m’avait pas échappé.

Digressons un peu, et laissez-moi vous parler de Bastien. Notre rencontre fut un hasard, lors d’un trajet que j’effectuais pour la première fois. Je revenais d’une pendaison de crémaillère, à quatre heures du matin, le long de la départementale. C’était le plein hiver, avec une pluie chargée de neige, traitresse. Il faut aussi savoir que je suivais un copain, parti avant moi de quelques minutes. Mais au bout d’un quart d’heure de route, je vois quelqu’un me faire de grands signes sur le bas-côté, ainsi que la lueur orangée de ses feux de détresse. Je crois reconnaître mon ami, et je fais demi-tour pour aider le malheureux. Vous l’aurez deviné, ce n’était pas le copain en question, mais Bastien, qui avait fait un tonneau complet avec sa petite 106, incapable de redémarrer au milieu de la nuit, et perdu en rase campagne. Je m’étais assuré qu’il n’avait pas de blessure, l’avais hébergé chez moi, et le lendemain, nous étions comme de vieilles connaissances ! C’était une amitié spontanée, avec ce type plutôt fort en gueule, excepté pour un seul sujet, celui de son travail. Sa passion, son hobby. Il ne me l’avait pas confié facilement, ni lors d’une de nos premières rencontres.

Voyez-vous, Bastien est un pirate informatique. Il vit de sa passion, en débusquant des bugs dans des logiciels édités par les géants du net. Il repère les failles, se fait rémunérer pour proposer une solution, et souvent même avec de gros bonus pour ne pas ébruiter l’affaire. C’est l’un des « gentils » de cette branche, mais il travaille exactement avec les mêmes outils que les pires raclures… Ceux qui sont capables d’infiltrer des réseaux, de « sniffer » les conversations téléphoniques de quelqu’un, ou d’allumer à distance les webcams chez les gens. C’est d’ailleurs un paradoxe chez lui, il adore son travail, mais en déteste les potentielles applications… Raison pour laquelle il s’acharne à le faire bien, et qu’il est reconnu en tant que tel. Voilà pourquoi il n’aurait jamais considéré ma proposition, s’il n’avait pas pensé qu’il me devait quelque chose. En vérité, Bastien est persuadé qu’il me doit des faveurs. Pour lui avoir « sauvé la vie » (c’est lui qui en parle comme ça, pas moi !) lors de cette soirée d’hiver, puis pour l’avoir aidé à déménager, et même pour avoir dépanné sa mère. Il n’a pas le permis, et c’est moi qui l’ai conduise à l’hôpital, le jour où cette dernière s’était brisée le tibia en ratant une marche. On pourrait donc dire que j’avais un certain nombre de cartes en main.

Je suis allé chez lui en bus. Et il m’a accueilli comme un roi, comme à son habitude. Du thé, des biscuits au chocolat, de quoi me faire oublier le régime des trois jours précédents. J’ai bien pris soin de ne pas l’appeler avant de venir, ce qui l’a mis sur la piste. Il a beau être le plus sympathique, c’est un homme qui a ses habitudes. Il m’a percé à jour en quelques minutes à peine, en comprenant très bien que je n’étais pas venu pour lui faire des politesses. Pas avec cette météo, sans la voiture, et avec le bras dans une attelle qui me provoquait des démangeaisons énervantes.

-          Tu veux faire quoi ? Il me regardait, les yeux écarquillés
-          Je voudrais que tu pirates le réseau de la police, pour visionner un texte qui a été scanné.
-          Oui, j’avais entendu. Ca ne rend pas la chose plus facile à comprendre. Tu veux vraiment faire ça ? Toi ?
-          A vrai dire, j’aurais espéré que tu fasses la majorité du travail.
-          Arrête ! Je sais, je te dois une faveur. Je ne me débine pas, mais… Tu ne voudrais pas me demander autre chose ?
-          Non. Et puis, ne le vois pas comme une faveur. Je suis innocent, et on m’accuse de viol. Tu ne crois pas que la fin peut justifier les moyens ?
-          Ce n’est pas ça… Il va falloir qu’on y passe un peu de temps, sans quoi je risque de perdre mon boulot, ma connexion, et tout ce qui m’intéresse. Attends ». Il s’était levé, pour passer dans sa petite kitchenette. Il ouvrait les tiroirs, et il finit par se pencher pour prendre quelque chose tout au fond. Bastien en revint avec deux objets. Une carte mémoire, et…
-          Un couteau de boucher ? Tu as peur que je t’agresse, ou quoi ? Si tu ne veux pas le faire, dis-le moi simplement !
-          Non, ça n’a rien à voir. La carte mémoire est pour moi. Il y a des identifiants uniques dessus, pour que si on se fait repérer, l’investigation montre que ce sont des pirates russes qui ont fait le coup. J’ai aidé deux boites d’antivirus à les trouver, ces mecs, mais je me les garde sous le coude depuis un an et demi, juste au cas où. Je n’ai jamais pensé à m’en servir pour…

-          Tu peux le dire, tu sais. Pour détourner la loi et pirater la police.
-          Voilà.
-          Mais, le couteau ?
-          Ah oui, c’est vrai. » Il s’est levé, et me l’a tendu par la garde. « Le couteau, c’est pour toi, mon ami. Pour les trois prochaines heures, je suis ton otage. J’espère que tu es assez honnête pour dire que si on se fait prendre, je n’ai rien à faire dans tout ça ? »
-          Disons que je prends le risque… Ca va marcher, au moins ?
-          Tristan, tu me connais, non ? Contente toi de me dire précisément quel dossier tu veux. »

Après quoi Bastien s’est plongé dans du code. En une demi-heure, il avait mis en place assez de protections pour que personne ne remonte jusqu’à nous. Une heure plus tard, il avait un accès sur le réseau interne de la police. C’était le point le plus risqué, parce que les forces de l’Etat disposent de logiciels qui sont censés débusquer les intrus sur leur réseau. Il a fallu encore une heure pour déverrouiller l’accès au serveur et à la machine qu’utilise le lieutenant Romanet. Tout était là, et nous avions un contrôle total sur les données. Bastien était très fort, il ne m’avait pas menti. Et honnête ! Tellement que, une fois le dossier ouvert, avec les six éléments de l’enquête, il s’est reculé et m’a laissé faire ce que je voulais. J’avais devant moi la lettre de Gwénaëlle, le témoignage d’Aude, le mien, des photos du pistolet et deux documents écrits. Le premier était le rapport d’enquête concernant la mort de Gwénaëlle. Le second était les impressions préliminaires de Romanet sur le cas en cours… C’est-à-dire, sur moi.


J’ai été plus honnête, et plus raisonnable que tout ce à quoi je m’étais attendu. J’aurais pu tout faire, supprimer les scans, modifier les conversations, ouvrir le rapport du légiste. Et finalement, je n’ai fait que copier cette fameuse lettre. Six feuillets d’une belle écriture cursive. Après quoi je me suis moi aussi reculé, et j’ai annoncé à Bastien qu’il pouvait fermer nos accès. Il me regardait de près, et m’a posé la main sur l’épaule, crispée juste assez pour que je comprenne qu’il était heureux que je ne sois pas allé plus loin. Après quoi, dans une scène un peu hypocrite, nous sommes allés partager un second bol de thé, ranger cet énorme couteau à la lame brillante et la carte mémoire. J’étais à l’appartement à vingt-deux heures, et j’en avais pour la soirée à consoler Claire, qui ne savais pas ou j’avais bien pu disparaître. Je n’ai pas pu tenir tout la nuit, par contre. Une fois que ma fiancée a été rassurée, j’ai attendu une heure en observant le plafond de notre chambre. Pas question que je m’endorme, même si j’étais bercé par sa respiration douce et profonde. A la place de quoi, je me suis habillé en silence avant d’aller sur le canapé. 

J’ai allumé mon portable, et tout en me rongeant les ongles d’impatience, j’ai lu la lettre de Gwénaëlle. 

mercredi 26 novembre 2014

Accusé (Episode 3)

Je n’avais même pas pris la peine de répondre au lieutenant Romanet. Il faut dire que j’étais sous le choc, et que mon envie de dormir due aux médicaments n’arrangeait pas la situation. J’aurais voulu articuler un « Quoi ? » monumental, suivi d’une trentaine de points d’interrogation silencieux. Pire, j’aurais voulu faire tourner les tables, là, tout de suite, invoquer l’esprit de cette imbécile de Gwénaëlle, et lui demander ce qui avait bien pu lui passer par la tête. C’est le genre de situation où l’on est tellement hors de soi que l’on voudrait hurler à l’injustice. Moi pourtant, j’ai eu quelque part la présence d’esprit de me souvenir que j’étais enregistré. Par la police, de surcroit. Et que depuis quelques secondes, ce n’était plus du tout en qualité de victime, mais bien de violeur présumé.

La veille, j’avais été cruellement lent à la détente (même si je me rends compte que ce n’est sans doute pas l’expression la plus appropriée), mais j’étais déterminé à ne plus refaire la même erreur. J’ai laissé Romanet me regarder avec ses questions, lui ai dit calmement que je n’avais jamais violé personne, et que je ne me sentais plus très bien. A quoi il a répondu (ha ! Je le savais !) que de toutes façons je serais invité prochainement au poste pour évoquer cette affaire. Il ne l’a pas dit, mais invité rimait avec convoqué, tandis qu’évoquer cette affaire sonnait beaucoup comme « ramène ton avocat ». Tout d’un coup, je n’étais plus disposé à grand-chose. J’ai laissé le lieutenant repartir avec les politesses d’usage, après quoi je me suis mis à grogner seul dans ma chambre. Sur Aude et son pistolet, sur Gwen et sa lettre, sur la qualité de la nourriture d’hôpital et même sur Claire, qui ne revenait pas, alors que j’avais une furieuse envie de me cacher dans ses bras pour tout oublier.

Le lendemain, j’étais toujours alité et toujours aussi chafouin. Il pleuvait, Claire était repartie à son travail (elle est responsable de la piscine municipale), le beurre n’avait aucun goût, ce genre de choses. J’avais envie de partir dans ce genre de spirale mentale qui ne fait rien de bon sinon se sentir encore un peu plus misérable, lorsque le kiné est entré dans ma chambre. Il s’appelait Lucien, refusait qu’on lui donne du « docteur » et je l’ai beaucoup apprécié pour sa personnalité. A peu près autant que je haïssais ses exercices, disons. Ce tortionnaire tentait avec tous ses moyens, incluant des petites insinuations perverses, de me faire faire des mouvements du bras que, n’étant pas souple à la base, j’étais incapable de faire avant qu’on me tire dessus. D’ailleurs, tout le monde semblait oublier ce petit détail : je ne l’avais pas cherché, quand même ! Curieusement, j’étais traité avec la même indifférence polie que si je m’étais explosé l’épaule en faisant une vidéo débile avec un skateboard. Et ça n’allait pas en s’arrangeant lorsque je leur disais que je m’étais fait tirer dessus. Les infirmières plus que tous les autres levaient à peine un sourcil. « Ah oui, on vous a tiré dessus ? Essayez de lever le bras plus haut, s’il vous plait ».

L’un dans l’autre, je préférais les quelques moments de solitude dont j’ai pu profiter durant ce séjour de trois nuitées à l’hôpital. Lorsque mes amis, puis une Claire finalement poussée par la curiosité m’ont interrogé sur mon entrevue avec le lieutenant, je suis resté plutôt fermé. La faute sans doute à cette révélation finale de Romanet sur mon soi-disant passé de sauvage violeur. Je ne voulais surtout pas que l’un de mes visiteurs rentre chez lui, décroche son téléphone et commence d’une phrase excitée un « tu ne devineras jamais, Tristan est accusé de viol ». Je ne savais pas encore comment, mais j’allais devoir éviter cette situation à tout prix. C’était, comme vous pouvez vous en douter, ma principale préoccupation : comment prouver au monde entier que je n’étais pas un violeur ? C’est qu’en plus il faudrait qu’ils soient convaincus... Avec Gwenaëlle suicidée et sa déclaration sur le point de mourir, celui ou celle qui m’interrogerait le jour de la garde à vue ou du procès n’hésiterait pas à pousser le bouchon. Oui, j’avais tourné et retourné tous les scénarios dans ma petite tête de patient alité. Il y allait avoir un procès, et même deux. Un pour « mon » viol qui avait à l’évidence attiré les yeux de la justice, et un pour « mon » agression par Aude. Je me suis vite rendu compte que je n’arriverais jamais à garder cette histoire pour moi : il y en aurait pour des années.

Plus que tout, j’essayais de trouver les raisons fondamentales de tous ces évènements intimement liés. Gwénaëlle était, d’une façon ou d’une autre, persuadée que je l’avais violée. Elle en était si certaine qu’elle avait porté ce poids en silence quinze ans, avant de l’écrire à sa meilleure amie et de passer à l’acte final. La phrase était terrifiante en soi : un viol, quoi ! Je me sentais comme devant le poste de télévision, l’après-midi du onze septembre 2001. Certain que rien ne serait plus pareil, un peu inquiet mais surtout sacrément curieux. C’était plus fort que moi, je devais en savoir plus sur cette affaire. Brièvement, j’envisageais la possibilité qu’on ait pu forcer la main à Gwénaëlle. Qu’avec un harcèlement moral récurrent, quelqu’un ait pu lui mettre ça dans l’esprit. Mais c’était une réaction de ma part un peu trop primitive : la thèse du complot ne tenait pas. Et puis ça ne faisait que reporter le problème en décuplant les dangers et les hypothèses… Je ne connaissais personne d’aussi timbré pour aller harceler une femme dépressive pour m’accuser et la forcer à se suicider juste après. Parce que oui, autant vous le dire tout de suite, ça aurait été impérativement quelqu’un que je connaissais. Aucun inconnu ne pouvait connaître ces petits détails. J’espérais bien à ce moment-là que le lieutenant Romanet ne m’avait pas vu ciller. De quoi je parle ? Eh bien, pour commencer… La fameuse soirée d’halloween a bien eu lieu.

J’y étais.

La fête d’Halloween.

Tout est là, n’est-ce pas ? J’y ai tant réfléchi durant ces journées et ces nuits à l’hôpital, que la seule conclusion logique repose sur cette soirée. Laissez-moi vous faire suivre mon schéma de pensée. Je viens de vous l’expliquer, les complots… Ca ne marche pas, je n’y crois pas ou bien ils reposent sur une logique tellement perverse que je ne m’en sortirai jamais. Un type pareil… Mais non. Non, Gwen a pensé, avant de se suicider et même toute sa vie, que je l’avais violée durant cette fête d’Halloween. En restant logique (et après pas mal de recherches sur le net sur les victimes d’agressions sexuelles), il est hautement improbable qu’elle se soit trompée : quelqu’un l’a bel et bien violée cette nuit-là. Et puis si elle avait affabulé, elle l’aurait dit bien plus tôt. Elle a été attaquée. Nous avions, quoi, quatorze ans ? Dans mes souvenirs, Gwen était timide, un peu réservée (sauf avec Aude). Ce n’était pas du pipeau, ça n’aurait pas laissé un tel traumatisme : cette femme s’est murée dans un silence terrible ! Je commençais à peine à comprendre la portée de ce que Gw2naëlle avait subi, et même si elle me désignait comme son agresseur, j’avais surtout de la peine pour elle. Je ferais un mauvais psychopathe !

Mais passons aux déductions suivantes. Aude et Gwen ont passé beaucoup de temps avec d’autres nanas, à l’époque. Moi qui essayais d’attirer l’attention, c’était peine perdue en face de tels rassemblement… Ces filles-là n’étaient pas (et de loin) des « collectionneuses de mecs », c’était plutôt l’inverse. Je vous laisse imaginer dans quelles conditions un viol aurait été une catastrophe personnelle. Bref. Gwénaëlle s’était fait agresser. Et pas par moi. Vous, vous avez peut-être un doute, mais moi je sais qu’à l’époque si j’avais fait quelque chose avec mon pénis, je m’en serais souvenu longtemps : l’instrument n’avait pas charnellement servi à grand-chose. J’étais puceau, et pour encore quelques années.

Je n’avais pas non plus de doutes sur une éventuelle brume alcoolisée… Là encore, pour plusieurs raisons. Déjà parce qu’à 14 ans, je ne buvais pas. Aucun de mes amis ne buvait, ça nous semblait si éloigné, si abstrait dans nos vies bien réglées ! Et puis bon, la seconde raison, c’est que jamais de ma vie je n’ai oublié quoi que ce soit après avoir bu. Je suis allé une fois jusqu’à avoir mes deux poings serrés sur le col de chemise d’un videur de bar : j’étais ivre et je m’en souviens comme si c’était hier. On peut aussi supprimer les drogues de la liste. Fumer une cigarette était considéré comme étant le comble de la transgression des règles, et ça n’arrivait pas souvent faute d’approvisionnement. A St. Alban, nous étions tellement fiers de « marcher droit » ! Pour autant que je me souvienne, nous étions tout un groupe d’adolescents calmes, sans doute bêtes comme des pieds (comme tout un chacun à cet âge)… Mais voilà, quelqu’un a violé Gwenaëlle. Et a réussi à lui faire croire que cette personne, c’était moi.

Mon problème le plus urgent, maintenant que j’étais conscient de toute la réalité des accusations, c’était ma mémoire. J’avais beau avoir pas mal de souvenirs du collège, je n’étais pas capable de me rappeler des détails de cette soirée. Tout au plus de quelques flashs, quelques images. Nous étions, quoi, une dizaine ? Sans doute moins. Etant donné qu’il s’agissait d’Halloween, nous devions être déguisés, mais je n’en ai aucun souvenir. Je me revois le soir, en train de mimer les gestes de la « macarena » avec les autres. Aude était à ma droite. La fête était chez elle, maintenant que j’y pense. Ses parents devaient être en voyage, ou nous avoir laissé sa grande maison. Il y avait un étage, et pour la nuit nous avions une chambre de garçons et une de filles. C’est d’ailleurs un comble, parce que si je n’ai pas de souvenirs de la soirée, je me rappelle très bien avoir fixé le plafond longtemps avant de pouvoir m’endormir. Le reste ? Pas grand-chose. Une chanson d’Ace of Base, un groupe des années 90, et une discussion (sans doute le lendemain), au soleil dans le jardin d’Aude, alors que nos parents devaient venir nous chercher.


Un paragraphe, et pas un gros. Voilà tout ce que j’avais pour me défendre. Je n’étais même plus fichu de dire qui était présent, encore moins de les nommer. Leurs visages se fondaient dans une brume épaisse. C’est que moi, avant mon entrée au lycée, j’ai déménagé à l’autre bout de la ville, changé d’entourage. J’ai perdu tout le monde de vue, sauf Paul, évidemment. Paul, mon meilleur ami. Il était avec moi depuis la dernière année du primaire jusqu’aux derniers jours de la fac de droit. On n’avait pas toujours fait les mêmes classes, mais il n’était jamais loin. Enfin, depuis trois jours, il avait manqué un des éléments les plus significatifs de ma vie. Parce que oui, Môssieur Paul était allé faire un trek aux Canaries. Il me proposait tous les jours de prendre un vol de retour, de venir me sortir de l’hôpital et de refaire les quinze dernières années à coup de bière brune (une par an, c’était son concept). J’avais évoqué la situation à demi-mot au téléphone avec lui, et j’étais déjà certain d’être écouté… La paranoïa, ça vous gagne beaucoup plus vite que prévu ! Il avait compris, m’avait promis de regarder dans ses cartons, quand il aurait le temps (c’est-à-dire aux calendes grecques)… Paul ne croyait pas que la situation était aussi grave. Mais il ne faisait pas partie de notre petit cercle, dans les dernières années de collège. Je savais déjà qu’il n’était pas à cette fameuse soirée, et j’en étais profondément soulagé. 

Soulagé ? Mais oui ! Complètement… Parce que voyez-vous, c’était forcément un autre invité, qui avait violé Gwénaëlle !

samedi 22 novembre 2014

Accusé (épisode 2)


Quand vous vous réveillez dans un lit qui n’est pas le vôtre, et que le premier élément qui saute aux yeux c’est la paire de menottes de police qui vous retient au lit, vous refermez les yeux. En tout cas moi, c’est ce qui m’est arrivé. Sur le moment, je n’ai rien voulu savoir, comme si mon cerveau était, en contemplant le métal brillant, retombé dans cette terrible spirale de violence de la nuit précédente. Une sorte d’échappatoire de quelques secondes, pas spécialement couronnée de succès. A mon second essai, juste un coup d’œil, j’ai vu Claire, couchée dans l’un de ces inconfortables fauteuils d’hôpitaux, ceux qui n’ont pas un dossier suffisamment haut pour reposer la tête. Alors ma fiancée s’était recroquevillée sur le tissu rêche, et elle dormait en boule, ses doigts ouverts à quelques centimètres des miens. J’allais tenter d’attirer son attention, lorsqu’en inspirant une première bouffée d’air chargé de cette unique fragrance hôpital, j’ai eu l’impression qu’on me déchirait le sternum en deux. Et c’est en voulant bouger les deux bras pour m’agripper le buste que je me suis rendu compte que le droit était largement engoncé dans un grand plâtre qui s’étendait bien plus haut que l’épaule. Je soupirais, à la limite du ricanement : à me voir, on aurait plus cru à un accident de voiture qu’à une tentative de meurtre.

Mais enfin, à ce que je sache, les victimes ne portent pas de menottes, si ? Il y avait toujours ce décalage entre ma compréhension et les faits, à tel point qu’en refermant les yeux une seconde fois, je me demandais si la balle n’avait pas endommagé quelques neurones. Bêtement, sans vouloir me réveiller totalement, je me suis mis à faire des additions mentales, puis à me souvenir de mon enfance (en occultant le collège, je ne voulais rien savoir d’Aude). Tout collait. J’avais le souvenir de cette terrible nuit, de ce pistolet, qui me courait dans la tête en boucle, en arrière-plan. Celui-là par contre, je n’arrivais pas à l’occulter. J’espérais qu’Aude passait un très mauvais moment en prison, voire qu’elle y crève, soyons honnêtes. Mais pas avant qu’on m’ait expliqué pourquoi elle avait pris le soin de faire tout ce chemin au milieu de la nuit pour venir me tirer dessus. Sur moi. 

Je veux dire, j’étais dans un tel état d’incompréhension qu’elle aurait pu sonner, hurler et tirer sur le voisin. Il n’aurait pas pu être plus surpris. A ce point de mon récit, j’imagine qu’il n’est pas nécessaire de vous dire que je n’ai jamais tué personne. Que si ma vie jusqu’à ce matin n’était pas un long fleuve tranquille, ça n’avait jamais été plus loin qu’une bagarre peu glorieuse, au lycée. Je n’avais jamais vu un pistolet aussi près que ce matin, encore moins un qui fonctionnait. Bref, il ne me restait plus qu’à ouvrir les yeux et à tenter de démêler le fil de cette incompréhensible pelote.

Entre temps, je m’étais rendormi. Lorsque je me redressais, Claire était bien réveillée, même s’il faisait nuit derrière les grands stores en tissu. La voir me réconfortait tellement ! Avec son grand gilet gris passé sur ses épaules, ses longs cheveux noirs dont les boucles remontaient sur ses épaules et ses beaux yeux calmes, elle représentait la vision dont j’avais le plus besoin dans un lit d’hôpital. Claire a vu que j’essayais de lui parler, mais elle ne m’en a pas laissé le temps. D’un bond, elle me serrait à m’étouffer, le genou planté dans le matelas sans aucune considération pour mon plâtre. J’ai voulu la serrer en retour, mais je n’ai pu qu’esquisser le mouvement, avec ces fichues menottes. Franchement ! Pourquoi m’avait-on attaché, moi ? Lorsque je lui posais la question, Claire a baissé la tête. Elle s’est mordue la lèvre, et m’a répondu qu’un lieutenant de la police voulait me parler quand je me réveillerais, et que ça ne pourrait pas attendre. Figurez-vous que les médecins pensaient me garder endormi encore une bonne journée. Il faut croire que se faire tirer dessus à bout portant, ça fait réfléchir ! Ma fiancée a eu une réaction assez étrange face à tout ça. Claire a pris ses distances dès cet instant à l’hôpital. Elle ne voulait rien avoir à faire avec la police, ne voulait même pas que l’on discute de la veille. Elle ne m’a pas non plus bombardé de questions pour savoir qui était Aude, ou de quoi elle m’accusait. Pour être honnête, j’imagine qu’elle avait un peu peur des réponses.

C’est le chirurgien qui a fait rappeler les flics. Tout du moins après s’être assuré que j’étais capable de manger un bouillon insipide et un véritable arbre de noël de gélules. Le docteur était grand, avec des mains encore plus grandes, c’était impressionnant. Il m’a bien plu, parce qu’il expliquait les choses clairement et simplement. C’était le premier, en plus d’une demi-journée, que j’étais tout à fait capable de suivre, et je lui en étais reconnaissant. La balle avait apparemment perforé le haut de mon poumon droit, avant de ricocher sur une côte et de ressortir en me fêlant l’omoplate. J’avais aussi la tête et le cou bandés parce qu’en tombant en arrière sous la force de l’impact, j’avais une commotion cérébrale. Sans oublier la coupure au front, qui rendait encore l’addition un peu plus salée. 
Heureusement qu’il n’y avait aucun miroir, je devais être méconnaissable !

La police est arrivée trois minutes après que je me sois rendu compte que je n’étais pas capable de me déplacer jusqu’aux toilettes. J’étais déjà honteux, de mauvaise humeur et quand j’ai vu le Lieutenant Romanet, j’ai été pris d’une brusque envie de me rendormir. Il était grand aussi, mais beaucoup plus dans le genre rugbyman que le chirurgien. Cette carrure ! J’en étais à me demander s’il passait les portes lorsqu’il s’est assis sur le fauteuil où Claire avait passé toute la journée. Elle était allée se chercher à manger, nous laissant entre quatre-z-yeux et une paire de menottes. Juste après les présentations, j’ai attaqué sans tourner autour du pot.

-           Alors, Lieutenant, c’est quoi, ça ? Dis-je en lui montrant le cerclage de métal.
-       J’avais besoin de vous parler dès votre réveil, et comme je ne savais pas dans quel état vous étiez, je voulais vous garder sur place. Ne vous inquiétez pas. » Sur quoi il sortit sa paire de clef, et décrocha les bracelets, tout en observant attentivement mes réactions.
-          Vous n’avez pas tout à fait répondu à ma question, Inspecteur
-          Lieutenant.
-          Oui, bon, lieutenant. A ce que je sache, on ne menotte pas toutes les victimes de tentatives de meurtre, si ? »

A quoi il a répondu en marmonnant dans sa barbe de trois jours, et en fouillant dans son porte-document. Il en a sorti un petit enregistreur vocal, et m’a demandé d’un air nonchalant si ça ne me dérangeait pas qu’il garde une trace de cette conversation. A tout vous dire, son attitude m’énervait au plus haut point. J’étais nerveux, ma couverture de lit était soudain trop chaude. On a beau être quelqu’un de fondamentalement honnête, quand un flic vous dit qu’il veut vous enregistrer, ça fait surgir quelques gouttes de sueur. J’ai voulu une seconde lui dire d’aller se faire voir ailleurs, le forcer à me convoquer un autre jour, appeler l’infirmière ou beugler que je voulais un avocat. Mais je n’ai rien dit, tout simplement parce que je voulais voir quelles cartes le lieutenant Romanet avait en main. Ce type donnait l’impression de savoir ce qui m’était arrivé, et j’aurais presque repris une balle de mon plein gré pour avoir des réponses. J’ai dit oui, et j’ai attendu ses questions.

-          On va juste vérifier que ce bidule est en route, reprit le lieutenant. Comment vous appelez-vous ?
-          Tristan. Tristan Bleuet. J’ai 29 ans et je me suis fait tirer dessus cette nuit.
-          Je sais, Mr Bleuet. Continuons, voulez-vous ?
-          Mmh.
-          Connaissez-vous Mme Gwenaëlle Hobb ?
-          Qui ça ? » Immédiatement, la conversation prenait un tour inattendu, même si je m’étais préparé à tout. Pourquoi ne me parlait-il pas de mon agression ?
-          Gwenaëlle Hobb, c’était une amie d’enfance d’Aude Marchianni. Gwen, ça ne vous dit rien ?
-          Si. Je… C’était une amie d’Aude, mais aussi une des miennes, au collège. Ca remonte à quinze ans, la dernière fois que je l’ai vue. Et c’était valable pour Aude jusqu’à ce matin.
-          Donc vous diriez que l’avez bien connue ?
-          Dites lieutenant, vous vous souvenez de vos amis de collège ? A l’époque, oui sans doute bien, même si je me souviens qu’elle était assez discrète. Elle trainait tout le temps avec Aude, et j’allais les rejoindre à la sortie des cours.
-          Vous êtes certain que vous ne l’avez pas revue depuis ?
-          Oui, bordel, j’en suis vraiment certain ! Et si vous en veniez au fait ? Qu’est-ce que son amie du collège vient faire là-dedans ? Quel rapport avec Aude et son pistolet ?
-          Vous n’avez vraiment aucune idée ? Aucune raison pour une vengeance qui vous vient ?
-          De quoi ? Une vengeance ? »

C’était un dialogue de sourds, dans lequel on s’éloignait lui et moi de ce que nous voulions. Par chance, le lieutenant Romanet s’en est vite rendu compte. Il avait l’air perplexe de celui qui va avoir une enquête bien plus difficile que prévu. Mais ce n’était rien à côté de moi, j’avais l’air furieux de celui qui a pris un pruneau dans l’épaule et qui a l’impression d’être le dernier à savoir pourquoi. Bref, il a pris son carnet déjà barbouillé d’inscriptions et de griffonnages du haut en bas, et m’a enfin livré quelques bribes de vérité.

-          Gwenaëlle Hobb est la raison pour laquelle mademoiselle Marchianni est venue pour vous abattre la nuit dernière. Elle nous l’a avoué en quelques minutes, presque jeté à la figure sans chercher à nier. En fait, elle semble vous tenir personnellement responsable de la mort de Gwenaëlle.
-          Sa mort ? Attendez…
-          Gwenaëlle Hobb a été retrouvée morte dans son appartement parisien il y a cinq jours, le 11 novembre. J’ai récupéré les notes de mes collègues de Paris, et il s’avère que c’est un cas de suicide avéré. Mademoiselle Hobb s’est pendue. Son appartement était fermé de l’intérieur, et elle avait envoyé des lettres à plusieurs personnes de sa connaissance. Elle était dépressive depuis des années C’est là que vous entrez en jeu, apparemment.
-          Moi ?
-          Les lettres destinées à sa famille ne contenaient que des excuses. Mais celle qu’a reçu Aude Marchianni et qui l’a conduite chez vous était beaucoup plus longue. Nous l’avons récupérée, Aude l’avait sur elle. Gwenaëlle s’y confiait à sa meilleure amie pour la première fois. Elle a couché par écrit un véritable traumatisme de son adolescence, dont elle ne s’est jamais remise. Ca ne vous dit toujours rien ?
-          Mais… Eh bien non, en fait. Pour moi, on nage toujours dans le délire.

-          Ah. C’est étrange, parce que figurez vous que Gwenaëlle vous désigne clairement comme étant celui qui l’a sauvagement violée, durant une fête d’Halloween. »



jeudi 20 novembre 2014

Accusé (épisode 1)

Episode 1: Debout!

Quand une nuit paisible se termine parce que quelqu’un tambourine sur votre porte de toute la force de ses poings, attendez-vous à passer une journée mouvementée. Claire, qui dormait de l’autre côté de notre grand lit, avait frissonné et s’était levée en premier, alors que j’en étais à émerger d’un sommeil profond. Elle avait presque franchi le pas de la porte, sans autre tenue que son sempiternel pyjama préféré, lorsque les mots avaient pu se matérialiser dans le bon ordre dans mon esprit. « Attends », j’ai dit, dans un vieux réflexe du mâle qui s’imagine que si c’est un homme qui se présente, mal rasé et à demi-réveillé, n’importe quel assaillant repartira de plus belle. Alors, en lui passant une main sur l’épaule, au pied du lit, je lui ai dit que j’allais voir. Agrémenté d’un « ouais, ouais » braillard et à la voix cassée, directement adressé au cadre en bois massif. Je m’en souviens parfaitement, il était quatre heures trente-sept. Et naturellement, je n’aurais jamais du ouvrir. Aurais-je été réveillé quelques secondes plus tôt, j’aurais fait la différence. J’aurais braillé « foutez-moi le camp », et tout serait peut-être rentré dans l’ordre. Peut-être.

Claire, ma fiancée depuis quatre ans, n’aurait jamais ouvert. Hissée sur la pointe des pieds, elle aurait jeté un œil par le judas, et ne reconnaissant pas la jeune femme dans le couloir, aurait directement appelé la police. Pas moi. Non, moi, j’ai tout de suite reconnu celle qui se découpait dans l’œilleton et qui frappait contre ma porte, à quatre heures trente-sept du matin. C’était une apparition surréaliste, comme un fantôme du passé. Aude. Son prénom m’était revenu immédiatement, comme une bulle de savon qui éclate. C’était elle, avec quinze années de plus qu’à notre dernier regard, au dernier jour de notre cursus du collège St. Alban. Surréaliste. Les mêmes mèches d’un blond un peu terne, les mêmes épaules frêles et un peu penchées vers l’avant. Ces mêmes yeux profonds dans lesquels j’avais perdu plusieurs secrets, qui m’avaient fait fondre quatre années sans jamais donner aucun retour. J’avais tant rêvé d’elle, de ces joues creusées, de ces jambes recouvertes de son sempiternel jean élimé. 
Avait-elle jamais su qu’elle était mon premier amour ? Le mot était peut-être trop fort à l’époque, dans ce qui n’était sans doute qu’une obsession adolescente, mais lorsque j’ai vu sa silhouette dans l’œilleton, le bas de mon estomac s’est serré en un quart de seconde. J’avais tout de suite voulu savoir… Je ne sais pas quoi en premier. Ce qu’elle fichait là, peut-être. J’ai eu un arrêt, le front encore collé contre le bois peint de la porte du petit deux pièces que je partageais depuis quatre ans. J’étais là, debout, les pieds nus, à me demander quelle était la suite de cette étrange réalité. Aude avait fixé le judas comme si elle savait que j’étais juste devant elle, comme si le battant n’existait pas.
Objectivement, elle n’était déjà pas la plus belle au collège, et je le savais bien, mais c’était Aude plus que toute autre qui avait focalisé toutes mes attentions à l’époque. Et maintenant elle était là, à sangloter devant chez moi, en se mordant la lèvre d’un air féroce, ses poings martelant un désespoir que je ne comprenais pas, mais dont le volume allait sans doute attirer les autres locataires.

Mais pour tout dire, je ne comprenais rien à cette situation. Rien ne collait. Ni sa présence devant mon appartement (qu’elle ne connaissait pas, je n’habitais même plus le même quartier !), ni son état, ni l’horaire. Savait-elle seulement que c’était ma porte sur laquelle elle frappait ? Sur le moment, je n’aurais su répondre, alors j’ai fait ma plus grosse erreur, celle de croire naïvement que lui ouvrir pourrait me permettre d’éclaircir cette suite idiote d’évènements qui ne me donnait qu’une envie : retourner sous ma couette. Et profiter de mes trois heures de sommeil avant d’analyser calmement la situation avec Claire. Claire trouve toujours les réponses, c’est en partie pourquoi je l’admire autant. J’ai tourné le lourd barillet de sécurité trois-points, et ouvert en grand le battant d’un large mouvement. Qui aurait pu être théâtral, si je n’avais pas coassé, encore sous le choc de sa présence, un minable « Aude, c’est toi ? ». Et là, il était déjà trop tard. Elle a eu un sourire carnassier que je revois presque une dizaine de fois chaque nuit depuis, a pointé un doigt accusateur vers moi et a commencé à hurler, des mots qu’elle n’articulait pas et que, dans mon état de surprise, je n’étais pas en état de comprendre.

Aude, devant moi, n’était finalement pas celle que j’avais connue quinze ans plus tôt. Elle avait bu, pour commencer. On pouvait le sentir non seulement à son souffle, mais aussi à quelques mètres à la ronde, de cette odeur d’alcool puissante qui imprègne et ne semble jamais repartir. Certaines mèches de ses cheveux auraient mérité un long shampoing, collées les unes aux autres par la sueur. Enfin, elle avait dû tituber dans la rue avant d’arriver à mon bâtiment et ma porte, car ses chaussures et le bas de son pantalon étaient couverts d’une boue épaisse et collante. Elle avait pris du poids aussi, mais c’était plutôt une bonne chose, car adolescente, je l’avais toujours trouvée trop fine. C’était sa posture, les épaules en avant, qui donnait à l’époque l’impression gravée dans ma mémoire qu’elle luttait en permanence pour ne pas être emportée par le vent. Mais à présent, ce n’était pas contre les éléments qu’elle luttait, mais apparemment contre moi. 

Je voyais bien que sa diatribe m’était directement destinée, que ses gestes me désignaient. Personne d’autre n’était impliqué. C’était si… Si décalé, que je m’étais presque réfugié comme dans une bulle mentale. Mon cerveau n’arrivait pas à assimiler ce qu’il voyait. Ni ce qu’il entendait, même lorsque les mots d’Aude furent plus clairs, plus rageurs. J’entendais, mais ne réagissais pas. Elle disait « Meurtre ». Elle disait « Tu l’as tuée » et ça n’avait aucun sens. Et puis derrière moi, Claire criait aussi, mon amour transformé en furie au petit matin, toujours prompte à me défendre. Meurtre, tout de même, j’aurais dû réagir plus rapidement. Ce n’est pas un mot qu’on peut échanger à la légère lors de lointaines retrouvailles, alcoolisées et hurlantes. Tout était soudainement devenu violent, dans la parole comme dans les actes.

Alors Aude a sorti deux objets, l’un à la suite de l’autre, dans un mouvement bien plus calme et réfléchi que ses gesticulades précédentes. Comme s’ils avaient été naturels. Effrayant, non, qu’un geste aussi posé et fluide soit aussi le plus dangereux ? Je me souviens avoir dégluti, parce qu’on pouvait lire dans son regard que tout le chemin qu’elle avait parcouru cette nuit-là menait à cet instant précis. Et mon esprit, qui tentait de rattraper le rythme, m’envoya alors tous les signaux d’alarme en même temps.

Aude tenait un pistolet. Dans sa petite main, et braqué canon vers moi, il me paraissait énorme. Comme un accessoire de cirque, en beaucoup plus mortel. Je suis le plus pur profane en armement, mais je suis certain que même si j’avais été l’expert le plus renommé, je n’aurais pas pu reconnaître le modèle ni le type de son flingue. Tout ce qui comptait au final, c’était ce trou sombre du canon tourné vers moi, prolongé dans une perspective à hérisser les cheveux par le visage déformé de fureur d’une Aude prête à tirer. En une demi seconde, je suis passé de la confusion la plus profonde a la réflexion la plus précise et effrayante. Aude voulait me tuer. Elle brandissait une lettre froissée dans sa main gauche, dépliée mais que je ne pouvais pas lire parce qu’elle tremblait. Elle me disait, par-dessus les piaillements de Claire, qu’elle allait me faire payer mon crime, que j’aurais dû passer moi-même à l’acte, à l’époque. Cette phrase m’a heurté, peut-être plus que toutes les autres. Par sa violence d’abord, mais aussi et surtout par le fossé gargantuesque qui nous séparait. Pistolet braqué sur mon visage, j’étais absolument incapable de savoir (et je le suis toujours) de quoi elle parlait.

J’ai sans doute haussé les sourcils, fait une moue d’incompréhension. Je ne sais pas exactement, il y a eu un élément déclencheur. Et puis elle a ri, à fond de souffle, d’un hoquêtement hystérique qui m’a glacé le sang. Je n’ai eu que le temps de tendre la main, la gauche, vers son arme, paume vers le haut en signe d’impuissance… Je savais déjà qu’elle allait le faire, elle aussi. Un quart de seconde durant, c’était comme une évidence. Aude était venue pour me tuer, rien d’autre. Et puis tout s’est précipité encore. La pièce toute entière et le couloir ont basculé dans un vacarme assourdissant, et je me suis cogné la tête sur le pied de mon bureau, placé à l’entrée. J’avais l’arcade ouverte, et mon horizon s’est brusquement obscurci, je ne voyais que d’un œil. J’avais le souffle court, et de petites nausées qui venaient me bloquer la gorge. Je contemplais doucement Aude, l’arme fumante au bout de son bras tendu vers moi. Elle se mordait les phalanges de sa main gauche, en serrant toujours cette lettre. C’était complètement fou, mais j’aurais voulu alors qu’elle me la montre, qu’elle m’explique. Je voyais Claire, qui était tombée à genoux à côté de moi, et qui passait en hurlant et en pleurant sa main dans mes cheveux poisseux d’un sang dont je ne comprenais pas la provenance. Pourtant, c’était comme une évidence.

Aude avait tiré.

samedi 15 novembre 2014

Un pas en SF: Dorian

Hello, lecteur! Alors, non, je ne me suis pas encore tout à fait fixé sur la suite des événements de ce blog. Le prochain gros texte n'est pas tout à fait arrêté, aussi parce que sur un plan personnel il y a beaucoup de choses à penser ces derniers (et prochains) temps. En attendant, entre Interstellar (quelle claque) et l' "atterrissage" de Philae sur la comète 67P, voici une petite escapade SF. J'espère qu'elle vous divertira.
Bonne lecture !

Dorian.

Une suite de courtes impulsions transmises à son module de vie et reliées à sa couchette achevèrent de sortir Dorian de sa période de sommeil. Dans un mouvement brusque, il alluma ses photorécepteurs, et comprit que le message n’avait rien des habituels rapports qui revenaient épisodiquement le déranger dans sa transe. Cette fois, l’alerte était sérieuse, et d’ailleurs elle était répercutée à tous les vaisseaux alentours. Glissant silencieusement dans l’exigu couloir central, Dorian laissa une de ses membranes principales en contact avec le flux d’informations principal qui courait sur la paroi, histoire de se mettre à jour… Son sommeil n’avait que trop duré, dirait-on. La majorité des minuscules sondes robotiques qu’il avait envoyé récupérer des informations étaient de retour à bord, toutes bourrées de données à traiter, de rapports d’activité et d’images datées importantes. Il faudrait compiler tout ça, et Dorian espérait en avoir le temps avant la visite qui se profilait. Car une alarme comme celle qui l’avait réveillé ne pouvait avoir qu’une seule signification. L’amiral de la flotte allait arriver sous peu, et ses tournées d’inspection étaient connues pour être un modèle de sévérité et de précision attendues.

Une fois dans le module de pilotage, Dorian s’aperçut qu’il était (une fois de plus) bon dernier à activer ses transpondeurs. Alderaan, qui ne prenait que de courtes phases de transe l’avait devancé de loin pour accueillir l’amiral, tandis que Fidenia, disposant de technologies plus avancées que celles de Dorian, pouvait piloter depuis sa transe. Il était plus que temps de faire bouger les choses. En mettant en contact ses deux membranes secondaires avec la poste de Pilotage, Dorian ne fit soudain plus qu’un avec le Stix. Avec ses soixante mètres de long, son profilage anguleux et sa surface absorbante, il avait fait plusieurs décennies plus tôt, partie d’une escadre de reconnaissance de guerre. Dépassé rapidement à cause de ses interfaces et de ses systèmes de combat, il avait été relégué à des missions d’explorations. Pas étonnant qu’on y mette des pilotes de seconde zone, pensa Dorian en apercevant son reflet sur l’écran de commandes, à la faveur d’un rayon de soleil pendant qu’il faisait tourner l’appareil. Mais enfin, il n’avait pas à se plaindre de sa mission, même si elle était souvent ennuyeuse : Il n’avait jamais été doué pour le combat stellaire, alors plutôt paresser autour de cette étoile-ci que de mourir dans une vague offensive dans un système de conquête…

« - Mais qu’est-ce que tu fichais ? Tu ferais mieux d’être là avant que l’Amiral ne se pointe ! » Alderaan était dans son humeur habituelle : tout juste insupportable. Dorian se concentra sur les coordonnées de la rencontre des trois vaisseaux avec l’amirauté interstellaire. De sa position dans la ceinture d’astéroïdes, il n’était pas si loin de P6T3SX. S’il avait eu le droit d’utiliser ses réacteurs principaux, ces derniers n’auraient même pas eu le temps de monter en puissance pour atteindre cette petite lune. Pourtant, les ordres étaient clairs, la discrétion était primordiale… Dorian décida tout de même de pousser les auxiliaires, histoire de gagner une petite heure sur le trajet. Ces derniers émettaient une signature très faible, le risque d’être détecté était vraiment minimal. Dorian profita du temps pour s’immerger dans les rapports des sondes, qu’il classa le plus rapidement possible, en s’exclamant plusieurs fois sur le contenu. En moins d’une transe, il avait raté une quantité astronomique d’évènements majeurs ! Heureusement qu’il avait programmé les robots correctement, Alderaan et Fidenia ne manqueraient pas l’opportunité de prouver qu’ils étaient les meilleurs dans ce domaine, tandis que lui s’était retrouvé ici car il avait raté un examen de passage.

Dorian allait une fois de plus se plonger dans le souvenir douloureux de cette interminable journée de catastrophes lorsqu’un voyant d’alarme vint le distraire. Le Stix était équipé de capteurs performants, et l’appareil avait ralenti la course des moteurs à plasma froids alors même qu’il avait détecté la menace. Ici ? Dans ce petit système ? Etait-il possible que leurs trois vaisseaux ne soient pas seuls à traîner dans le coin ? Le journal de bord indiquait que les Cairhe n’avaient jamais poussé aussi loin vers la ceinture extérieure, mais on ne savait jamais, avec eux. Dorian demanda un scan passif complet, déploya trois antennes sur le sommet du cockpit et lança même une sonde photo-réceptrice. 

Quelques secondes plus tard, il avait l’image en direct par son interface sensorielle. Heureusement ce n’était ni un vaisseau de guerre, ni un explorateur ennemi. C’était une sonde, robuste mais efficace. Un petit réacteur à fission, pas aussi bien isolé qu’il aurait du l’être, et surtout des instruments de mesure, dont un spectromètre infrarouge… C’était bien ce dernier qui avait activé l’alarme du Stix. La conception de cette sonde était assez intelligente, malgré des limites qui paraissaient assez évidentes à Dorian, surtout de l’encombrement par rapport à la taille énorme de cette pièce de mécanique un peu vulgaire. Il lui fallut une ou deux secondes supplémentaires pour se rendre compte que si ce n’était pas les Cairhe, ni l’un des trois vaisseaux de l’Amirauté, c’était une sonde des habitants locaux. Etaient-ils capables à présent de se projeter aussi loin de leur propre planète ? Il lui restait plusieurs dizaines de rapports à observer, et alors qu’il les survolait, Dorian se rendait compte que depuis le début de sa transe, les locaux avaient plus avancé dans certains domaines que ce que sa simulation avait prévu. Il avait intérêt à intégrer toutes ces données avant de voir l’amiral.

Le vaisseau d’Alderaan n’était pas non plus prévu pour l’espionnage interstellaire. Avec sa taille imposante de quatre cent mètres, il ressemblait, comparé à ceux de Dorian (le Stix) et de Fidenia (le Torr), à un pataud ravitailleur. Sa conception ancienne ne pouvait cependant faire oublier les six pièces d’artillerie à énergie concentrée placées sur son pont supérieur. C’était un vaisseau d’attaque, dans la plus pure tradition de l’Amirauté, et son commandant ne dépareillait pas avec le navire stellaire : « Frapper d’abord, observer les dégâts » aurait pu être gravé sur la passerelle. Dorian s’imaginait facilement la frustration de ce pilote artilleur, qui ne pouvait pas exercer ses talents tant que le système qu’ils observaient n’avait pas été officiellement classé comme dangereux. Le Stix s’amarra à la seconde baie d’accrochage, juste à côté du vaisseau de Fidenia. Pourtant, cette dernière était encore à l’intérieur, en phase de réveil elle aussi. 

Le Torr était le plus élégant des trois vaisseaux, tout en courbes vides et pleines. Il avait été conçu pour l’observation, et disposait des meilleurs senseurs, de la plus grande autonomie, et des sondes robotisées les plus performantes. Un véritable petit miracle de technologie, qui avait pourtant quelques défauts de jeunesse : une vitesse très limitée et une fragilité extrême. Si elle pouvait passer littéralement devant les capteurs des locaux, elle avait intérêt à bien calculer sa trajectoire : un contact même minime avec les métaux épais des constructions locales déchirerait sa fragile enveloppe.

Dorian eut à peine le temps d’échanger les salutations d’usage avec Alderaan, de s’apercevoir que Fidenia était dans la pièce, lorsque le cockpit fut assombri par la présence massive d’un croiseur de l’amirauté. Un croiseur ! Ils ne manquaient pas d’humour, sur la Planète Mère ! Six Périodes d’observations furtives, d’incursions autour de la planète vivante locale, des dizaines de sondes envoyées récolter des informations… Et voilà que l’Amiral Deogen arrivait en croiseur. La masse de ces titanesques vaisseaux de guerre modifierait sans doute l’orbite même de la petite lune à côté de laquelle ils tenaient leur petit rendez-vous. P6T3SX devrait supporter le choc le temps de la rencontre. Dès que Dorian, Fidenia et Alderaan se furent alignés, un capitaine apparut sur la passerelle, par l’ascenseur de communication annulaire. D’un air sévère, il leur ordonna le Salut traditionnel avant que, dans le rai de lumière suivant, l’Amiral Deogen lui-même fasse son apparition. Flottant jusqu’au siège usé qu’occupait d’habitude Alderaan aux commandes de son vaisseau, il leur rendit leur salut crispé, fit une moue pas tout à fait dégoutée en jetant un coup d’œil à la passerelle, et leur ordonna brièvement : 

« - Faites-moi votre rapport, rapidement. Il n’y a qu’une planète habitée ici ? »
« - Oui amiral. » Répondit Alderaan. « Leurs moyens sont limités mais ils sont en pleine expansion. Toutes nos données sont transmises à votre vaisseau à l’instant. » 
-          En pleine expansion, hein ? Avez-vous été détectés ?
-         -  Non, Amiral. » Répondit Fidenia. « Nos systèmes sont encore largement plus performants que les leurs. Cependant, ils ont beaucoup progressé dans leur exploration spatiale locale, nous avons du être prudents ».
-              - Mmh, je vois. Pouvez-vous me dire comment ce nouveau joueur sur notre grande scène s’appelle ?
       - Eh bien..." S'élança Dorian. "Ils ont appelé leur planète "La Terre" ...".