jeudi 14 novembre 2013

Pirate de Passage - 2

Devant le silence de son interlocuteur, il poussa plus avant son avantage.

« - Ah, Capitaine (il arrivait à accentuer le mot… et le rendre ironique) vous êtes décidément un homme étonnant. Vous prenez une réputation de corsaire en capturant ce rafiot, mais vous ne pillez pas les espagnols. Il y a deux ans, vous démâtez la frégate amirale anglaise en une seule bordée avant de partir toutes voiles dehors. Vous me faites la conversation. Je vous propose une montagne d’or hier, et je ne vous vois même pas sourire. Et pourtant aujourd’hui, nous allons faire… Un marché, n’est-ce pas ? » Le pirate s’arrêta, la main levée. Puis son visage émacié se fendit d’un grand sourire aux dents noires et cassées.

« - Vous devez être acculé pour seulement considérer de me serrer la main, alors, qu’est ce…
- La bête, c’est la bête des Caraïbes. Vous ne leur vouez pas un attachement particulier ?
- Le Lion et le Furious… Mmmh. Lord Byron a failli me décapiter, la dernière fois que je l’ai croisé. Etrange comme les anglais ne vous pardonnent pas de couler des navires anglais… Mais soit. Parlons affaires. Quel est votre main, capitaine ?
- Je vous débarque aux Amériques, à la première pointe de terre qu’on aperçoit.
- J’ai horreur de ne pas négocier, vous savez ? Je prendrais une chaloupe et deux…
- D’ici cinq ou six heures, vous pourrez négocier avec deux gentlemen qui parlent votre langue maternelle.
- Très bien, Capitaine, et que pensez-vous que je puisse faire contre vos deux ennemis ? C’est un prêtre qu’il vous faut, pas un pirate. Et puis, je doute que… » Jacques avait tiré une carte de sa table de travail. Il la tendit à son hôte, pointa du doigt un lieu bien précis.
«  - D’ici quatre heures, nous franchirons le Passage Venteux. Je ne l’ai jamais fait, mais vous naviguez ici depuis vingt ans. Et c’est vous qui serez à la manœuvre. »

Malheureusement pour la Sans Peur, le Second, lors de sa mesure de cap, fit une erreur de trois degrés. Et ce qui, au cours d’une navigation paisible, aurait été d’une précision tout à fait remarquable se transforma quatre heures plus tard en une situation intenable. Les trois navires étaient si proches que tous les hommes avaient été appelés aux postes de combat. Jacques crut le navire sauvé lorsque la vigie annonça les rochers Grand Ducs, mais déchanta rapidement. Ils étaient trop loin pour être atteints avant l’inévitable abordage.

Malgré le danger grandissant, le capitaine décida de faire monter leur hôte sur le pont. Peut-être connaissait-il une ruse de dernière minute, un artifice de pirate… Contre toute attente, il fit déserter et interdire d’accès le pavillon arrière, ne laissant que ceux qui connaissaient déjà leur invité participer à la manœuvre. Une fois sur le pont, ce dernier prit une bonne minute pour s’habituer à la clarté du moment. Quelques nuages couraient encore à l’horizon, mais le ciel s’était dégagé. Pourtant, c’était sur leur poupe et non au firmament que son regard se fixa enfin. A cette distance, la longue-vue était superflue pour apercevoir les marins courir sur le pont, ferler les voiles et se préparer au combat. Lord Byron avait intelligemment placé son navire en arrière, de sorte que le Furious qui le précédait prendrait les coups les plus durs. Les deux chasseurs ne se gênaient pas, leurs proues s’enfonçant joyeusement dans les embruns de deux mètres qu’ils coupaient comme du beurre. Les uniformes commençaient à se placer dans les matures, d’où ils auraient une vue dégagée sur le pont de la Sans-Peur.

«  - Quelques minutes, tout au plus, Capitaine. Murmura le second. Je suggère que nous basculions à tribord lors de leur première passe. Si nous visons haut, nous aurons une petite chance de démâter le Lion.
- Cela dégagera trop notre poupe, mais c’est la seule solution, et…. Ahhh, mais que faites- vous, pour l’amour de Dieu ! » Bellamy, jambes écartées dépassant de sa redingote trouée, se tenait juste derrière l’homme de barre, lui soufflant dans l’oreille les instructions. La Sans-Peur, poussée par le vent, fit une brusque embardée sur bâbord, le virage si sec qu’à travers les dalots du bord opposé, les marins virent les embruns venir lécher les roues des douze canons. Emporté par sa vitesse, le navire tournait rapidement, et allait se retrouver perpendiculaire à ses assaillants.

«  - Ordonnez leur de tirer, voulez-vous ? » Le pirate, content de la surprise qu’il avait provoqué, ne retint pas un rire puissant, qui fit parcourir un frisson le long de l’échine de Jacques de Tourqueville.
«  - Feu à babord ! » Fit-il transmettre. La portée des canons de bronze de neuf pouces ¼ n’était pas fameuse à si grande distance, et le capitaine se demanda s’il ne gâchait pas sa première bordée. Une à une, les puissantes pièces tonnèrent sous le soleil de midi. La visée était inhabituellement importante… Pourtant grâce à la gite, trois des boulets firent mouche, l’un d’entre eux balayant le pont du Furious encombré de combattants.

« - Reprenez un ordre à ma place et vous serez l’estropié le plus connu des Caraïbes, Bellamy.
- Ou bien vous pourriez me remercier, capitaine.  Nous avons gagné cinq bonnes minutes sur nos poursuivants, et ils seront plus prudents à leur prochaine tentative.
- Mais le passage est à tribord ! Bougre de pirate !
- Le Venteux, oui. Avez-vous déjà entendu parler du passage Bellamy ? Sans vouloir me…
- Ma patience s’émousse, Samuel. Que faisons-nous ici ?
- Laissez-moi à la manœuvre encore une demi-heure, et nous pourrons être hors de danger. Je connais cette région pour l’avoir pratiquée avec mon propre navire des dizaines de fois. » 

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