Pirate de Passage
1674, Sud de la Floride.
Il
n’y avait qu’une raison pour laquelle le Capitaine Jacques de Tourqueville
puisse être éveillé au beau milieu de la nuit. Son instinct, fameux dans toute
la Flotte Caraïbe, ne le trompait que rarement. Et même si l’entrepont était on
ne peut plus calme, bercé d’un doux roulis dans sa couchette à la poupe de la
Sans-Peur, il savait qu’il ne pourrait pas finir sa nuit. C’est pourquoi il en
était à enfiler ses bottes (les lustrées, pas celles de gros temps) lorsque le
mousse Martin vint toquer, tremblant comme le protocole l’exigeait de réveiller
le pacha avec de mauvaises nouvelles. Martin était l’ainé des mousses, un rude
garçon de quatorze ans qui devrait apprendre à se spécialiser… Et en bon
courageux, c’est lui qui se chargeait de réveiller les officiers. Il cilla à
peine devant la grimace de son capitaine lorsqu’il lui annonça :
«
- Le lieutenant Hémelin signale des voiles à tribord, Capitaine. »
Exactement ce à quoi il s’attendait. Jacques prit le temps d’embrasser le
médaillon de sa femme, de refermer soigneusement son pupitre rangé la veille
avant seulement de monter jusqu’au pont principal. Le temps était nuageux, avec
une brise bien agréable pour fournir à la Sans-Peur une vitesse confortable…
Mais également à leurs adversaires, qui n’étaient sans doute pas aussi chargés
que le galion français. Le navire n’avait que trois ans, dont deux et demie
sous le commandement de Tourqueville, qui l’avait arraisonné quasiment à sa
sortie de la carène, lors de son voyage inaugural. Il avait nécessité bon
nombre de modifications (et toutes ses économies) pour en faire une coque plus
racée, moins lourde sur l’eau… Et embarquer les 34 canons de neuf pouces ¼
flambant neufs fondus pour l’occasion. Mais même s’il était rapide et agréable
à tirer des bords par fort vent, il restait un transport, un ventru. Une proie.
« - Comment
pouvez-vous apercevoir quoi que ce soit avec autant de nuages ?
-
Il y a une trouée à l’Est, capitaine. La lune les révèle… Voyez ? »
Et en effet, ils se détachaient remarquablement sur les reflets de l’océan
noir. Deux voiles espacées de quelques centaines de mètres. Et Jacques n’avait
aucun besoin d’attendre l’aube pour connaître leurs couleurs: il savait
précisément à qui il avait à faire. Simplement, il aurait aimé les distancer
lorsqu’ils étaient dans les Antilles. Il avait l’espoir d’échapper discrètement
à l’animal que tout navigateur français ou espagnol craignait de croiser. Les
deux frégates qui se rapprochaient par son arrière étaient le Lion de Lord Byron et le Furious du corsaire « Union »
Jack Hemwith. Ces deux-là s’étaient trouvés une passion commune : couler
tous ceux qui n’avaient pas honneur de crier « God Save the King »
lors de l’abordage. Et il y avait souvent abordage : ces deux navires
étaient taillés pour la course.
«
- Foutus engliches » Réagit Jacques. Il referma la longue-vue, se tourna
vers le lieutenant Hémelin. « - Mettez-nous au Nord, et profitez au
maximum de cette brise. Renforcez le quart et sortez plus de voile. Je veux
qu’au matin, ils soient encore loin derrière, compris lieutenant ?
-
Sans Peur, capitaine ». Le nom du bateau était vite devenu sa devise et la
fière expression de tout l’équipage. Mais il faudrait qu’il porte son nom le temps
d’échapper aux chasseurs. Et pour cela, le capitaine de Tourqueville avait un
atout presque… inespéré. Il envoya un marin chercher le maître charpentier et le
premier maître Hilas. Ces hommes étaient les plus imposants du bord, ce qui les
avait mis au courant de la cargaison que, à de très rares exceptions, le reste
de l’équipage ignorait. Les maîtres tenaient à leur poste sur la Sans-Peur,
aussi ils avaient gardé leur langue… Du moins, depuis leur dernière escale
trois jours plus tôt. Dans cette crique, aux heures les plus noires, leur canot
avait fait un dernier voyage à terre.
Poussant
avec maints égards le lit massif de la cabine du capitaine, ils mirent au jour
une menue trappe dans le plancher. Présente uniquement sur certains marchands,
cette cache discrète accolée au gouvernail était appelée la « Réserve
Bonseigneur » car elle abritait habituellement les victuailles que le
capitaine offrait à ses officiers et aux marins méritants. Bijoux et rhums
avaient déjà eu leur place dans ce placard étroit. Mais ce jour-là, la trappe
ne cachait qu’un esprit… Aussi brillant que dément dans un corps aussi sec que
du bois flotté.
«
- C’est un peu tôt pour les pâtisseries, ne trouvez-vous pas, Capitaine ? » Leur demanda
nonchalamment Samuel Bellamy. Jacques soupira. La majorité des marins des
caraïbes auraient vendu père et mère pour apporter le « Prince des
Pirates » à une couronne (peu importait laquelle, les prix pour Bellamy
étaient à peu près équivalents). Certains le voulaient mort, mais quelques
amiraux français rêvaient d’avoir une dernière conversation avec l’ex-corsaire
anglais. Le Capitaine avait espéré que l’homme perdrait de son arrogance au
cours de leur traversée, mais Sam Bellamy se faisait de plus en plus
sarcastique, piquant et remarquablement intelligent. Il faut dire qu’il n’avait
plus touché à une goutte d’alcool depuis leur départ… Un changement radical.
Une fois leur prisonnier assis, le Capitaine le libéra de ses chaines, et
demanda aux deux forts marins de les laisser seuls. Il dut s’y reprendre à deux
fois, les hommes refusant de laisser le criminel à portée de leur capitaine.
«
- Je pourrais vous tuer, vous le savez bien ? Demanda Bellamy aussitôt la
porte refermée.
«
- Peut-être… Vous pourriez tenter votre chance. » Ce fut la détente
du capitaine de Tourqueville qui joua finalement sur le comportement de son
formidable adversaire. Le pirate se mit à réfléchir quelques secondes, avant de
reprendre.
Si j'étais dans le jury, c'est à toi que je donnerai le prix! (comment ça je ne suis pas objective?)
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