mercredi 27 août 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 45

Episode 45: Le premier vrai restaurant

Enfin, le moment tant attendu est arrivé. Nous nous laissons guider jusqu’à notre table, dans la salle principale. Le seul petit reproche que l’on puisse faire à l’établissement, c’est son ambiance un peu trop policée. Il n’y a pas un bruit lorsque nous franchissons le seuil, et nos remerciements aux serveuses semblent un peu résonner. Il y a pourtant une profonde moquette à l’anglaise (à croire qu’on ne verra plus le haut de nos chaussures d’ici quelques minutes), un plafond en poutres massives et de grandes séparations entre chaque table. On devine une autre salle, plus petite, plus loin dans le couloir. Tout le monde (et nous aussi, dans la mesure du possible) est tiré à quatre épingles, le ton est donné. Enfin, ça ne va pas nous empêcher de rigoler tous ensemble comme à notre habitude, même si on entend que nous, loin de là. Comme nous avons déjà commandé, nous n’avons plus qu’à mettre les pieds sous la table. Nous luttons contre l’appel séduisant d’un second apéritif, parce que nous ne voulons pas gâcher l’expérience en étant alcoolisés.

L’objet dans notre champ de vision qui nous impressionne le plus, c’est une poivrière. Ah oui, mais pas n’importe laquelle. Ce n’est pas la poivrière du dimanche, celle du pécore moyen. Non, celle-là fait facilement un mètre de long, même si elle conserve les proportions habituelles. La manipulation doit être absolument fantastique à observer et sur le moment nous nous promettons mutuellement de demander quelque chose à poivrer… Pour l’oublier plus tard, car l’assaisonnement parfait ne nous donnera pas la moindre envie de gâcher le plat. Ah oui, si nous ne pouvons que nous en douter à cet instant, nous sommes tout proches de l’un des tout meilleurs repas, non seulement de ce road trip irlandais, mais de tous les autres confondus. Rien de moins. La serveuse qui s’occupe de nous, magnifique façon « beauté des îles » et tout sourires, revient bientôt avec nos entrées… Non sans remarquer sans doute que Michel et moi sommes plus à l’observer elle que les plats. Ces derniers nous réservent pourtant nos premières bouchées gastronomiques de la journée.

Michel a pris une soupe. Oui, Michel. Une soupe. C’est tellement inhabituel que l’on se demande plusieurs fois si c’est la vérité… Pourtant dans le même silence religieux que nous autres, il va la manger jusqu’à en racler le fond avec sa cuillère d’argent. Son court-bouillon à la Guinness est alléchant. Julie s’embrouille dans l’ordre des couverts (qu’elle connait pourtant très bien), tandis que Marie entame avec un plaisir non dissimulé son risotto au parmesan. Et moi dans tout ça ? J’ai pris le parti d’exploiter au maximum des ressources irlandaises, alors je démarre avec un carpaccio de bœuf local, merveilleusement assaisonné et posé sur de la roquette. Nous ne pouvons taire nos compliments plus longtemps, et l’on se régale sans modération en fondant sur ces plats de qualité. Le seul regret que l’on exprimera plus tard, lorsque nous serons remis de ce choc gustatif, sera de ne pas s’être laissé bercer par une carte des vins sans doute appropriée. Nous en venons à attendre la suite avec impatience, même si le service est impeccable : c’est irrésistible.

Avec ce qui nous avait manqué comme repas dans la journée, nous avons encore clairement faim, et en même temps avons pris le temps de croquer et laisser fondre ces mets de qualité. Les saveurs sont parfaitement équilibrées, il n’y a aucune fausse note et pourtant nous avons (c’était volontaire) tous pris des menus très différents les uns des autres. Arrivent les plats, à commencer par le suprême de poule de Julie, qui arrive avec sa bottine de pointes d’asperges, puis mon saumon sauvage irlandais, rehaussé au jambon de parme et sur une mousse crémeuse de choux. A notre gauche, Michel et Marie sont dans un registre bien plus tourné sur le bœuf. Tournedos en sauve au poivre pour Michel, romsteak en grillade pour Marie… La pauvre, elle va (et c’est quasiment la première fois du voyage) souffrir de sa condition en étant prise dès la première bouchée… Elle ne peut vraiment rien avaler le plus, ce qui nous fait de la peine à tous les quatre, qui ne pouvons pourtant retenir nos exclamations de joie et d’allégresse presque à chaque bouchée. Il faut avouer que ces déclarations d’amour culinaire ne sont peut-être pas passées inaperçues dans le silence relatif de la salle, mais nous nous régalons. Il ne faut pas avoir peur de le dire, c’est peut-être la meilleure pièce de saumon que j’ai pu manger, à égalité peut-être avec les prouesses qu’exécute parfois ma maman les rares Noëls où nous avons dégusté du poisson. Autre réalisation lorsque nous sommes servis, nous avons réussi sans nous concerter à commander les quatre formes possibles de la pomme de Terre (ce qu’on pourrait appeler le « combo irlandais ») à savoir frites, en potatoes, en salade et en purée maison.

Même si cette fois les faims respectives sont calmées (plus ou moins brutalement pour Marie), Julie et moi ne pouvons pas nous résoudre à laisser passer la carte des desserts, par pure gourmandise. Et quelques minutes plus tard, c’est à nouveau la récompense (enfin, n’allez pas imaginer que c’est à l’œil, mais on ne pense pas au budget, pas ce soir). Michel peut disposer de son Irish « Bushmills » Coffee, tandis que Julie et moi contemplons quelques minutes les assemblages complexes de nos desserts, petits tableaux culinaires dont je me souviendrais plus d’un an plus tard, de l’assemblage de saveurs. J’ai des pêches, très légèrement confites, servies avec des macarons et une purée de rhubarbe, le tout parsemé de céréales caramélisées à différents stades. Fête de consistances et d’arômes, c’est un peu le roi des desserts. De son côté Julie, qui a de la glace, ne relèvera pas la tête de l’ouvrage pour de longues minutes.

Nous passons un superbe moment tous les quatre, finalement habitués à cette ambiance feutrée. La serveuse a bien compris que nous étions détendus, et même si Michel et moi sommes peu à peu auto-persuadés que ses coups d’œil sont lubriques, elle ne lésine pas sur la politesse et les sourires. Cela va même mener à ce que, lubriques comme nous sommes mon ami et moi, nous appellerons le moment drague. En tout cas avec Michel, nous en sommes surs. Alors que nos deux femmes se sont levées pour un voyage groupé aux sanitaires (comme seules les filles peuvent et savent le faire), la serveuse s’était approchée, pulpeuse et douce, pour débarrasser la table. Je crois bien que ni Michel ni moi n’avons esquissé mot, mais nous étions sous le charme, peut-être même (dans son cas, bien sûr) en train d’imaginer cette femme magnifique dans d’autres circonstances, quand elle s’est adressée à nous. Mutine.

« Soo, what are you guy’s plans for tonight ? »
Moment de grâce, temps suspendu. C’est Sophie Marceau qui nous invite à danser dans La Boum, c’est Jack qui sauve Rose dans Titanic. La question, soyons honnêtes dix secondes, était probablement sans aucune arrière-pensée. Mais dans le contexte, nous avons tous les deux eu l’impression qu’elle avait stratégiquement attendu que les filles soient parties aux toilettes pour nous aborder avec son sourire transperçant, ses yeux de coquine (pardon…) et son uniforme bien près du corps… Pour vous dire, c’était tellement énorme que même si nous avons tout de suite compris ce qu’elle disait, nous n’avons pas été capables de fournir en réponse plus qu’un « heuuuu » dans les premières secondes. En même temps, mettez-vous à notre place, cette femme délicieuse vient nous demander nos plans pour la soirée, alors qu’il est 22h, que Bushmills dort déjà, et que nos femmes sont absentes. Si c’était de la provoc’, on a mordu à l’hameçon. On l’a avalé, et il était délicieux.

Courageusement, nous retrouvons nos esprits, et lui expliquons que nous ferons sans doute un tour au bar avec nos épouses. Aussitôt qu’elle est partie, Michel et moi nous tournons l’un vers l’autre, en se regardant mutuellement le sourire aux lèvres :
«     -      Est-ce qu’elle nous a bien demandé ce que je crois qu’elle nous a demandé ?
-          Mais trop ! »
Cela nous met dans un état d’euphorie qui devient rapidement difficile à contrôler. Les filles sont de retour, aussi nous ne pouvons pas nous empêcher de leur raconter notre aventure. En en rajoutant sans doute un peu (dans l’une des versions, elle se penchait pour remonter son bas avec la jambe entre Michel et moi). Mais l’essentiel est là : nous sommes absolument catégoriques, flattés, et nos chéries ont soudain l’envie de demander l’addition pendant qu’il est encore temps. Car non, notre hypothétique liaison mentale avec la serveuse ne nous enlèvera pas, ne nous enlèvera jamais la qualité culinaire de ce repas extraordinaire. Nous partageons la note entre couples ce soir pour ne pas faire plonger les autres… Ce n’était pas si cher au final, étant donné la finesse et les souvenirs que nous en retirons sur l’excellente cuisine irlandaise (et son accueil…).


Nous retournons ensuite au bar, histoire de continuer la soirée. Les amateurs de billard sont toujours là, même s’ils sont un peu moins nombreux (et plus jeunes, bizarrement). Le patron nous reconnaît, accepte une fois de plus de trier à notre place les pièces sur le comptoir (avec leurs pièces qui ne se ressemblent jamais, je deviens fou). Pour Michel et moi, c’est le moment de faire honneur à la production locale : Michel prendra un verre de Bushmills « Black Bush » tandis que je me décide à siroter un Bushmills « Irish Honey » qui n’est pas exactement un whisky parce qu’il est coupé avec du miel de Cork. En tout cas, il réchauffe et il descend tout seul, je peux vous l’assurer. Malheureusement, c’est le moment que choisissent les filles pour gagner pour la toute première fois une partie de scopa en Irlande du Nord (décidément, pas un pays où nous n’ayons perdu avec Michel !). Après cela, nous ne resterons pas longtemps, car nous avons déjà commandé nos petits déjeuners, et qu’ils seront tôt. 

Couchés dans nos lits King Size, nous pouvons enfin nous réconcilier avec l’hospitalité Irlandaise : les maux de Derry sont effacés, nous voici avec une extraordinaire journée de souvenirs supplémentaires. 

mardi 26 août 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 44

Episode 44: Trône de Fer et route à Billy

On n’a presque plus l’habitude d’être tout seuls, dans cette grande voiture. C’est à la fois un sentiment de liberté et comme un gros manque. Julie et moi profitons de cette petite escapade pour tenter de trouver l’un des lieux les plus hétéroclites de ce petit bout d’Irlande du Nord : l’Allée des Dark Hedges, un site très facilement reconnaissable et utilisé dans de nombreux films et séries, entre autres Le Trône de Fer, dont la première saison a largement utilisé la région comme lieu de tournage. Nous avons une adresse approximative, alors le GPS devra faire avec. Il commence par nous faire passer à côté de la distillerie, qui a l’air à la fois typique, traditionnelle, et énorme à la fois. Le site s’étend sur plusieurs hectares. Et puis ensuite c’est la découverte, un hameau juste à côté s’appelle Billy (en soi ça ne défrise pas mémé), exactement comme… Le fameux matou de Michel et Marie. Nous sommes donc sur la route à Billy, avec une pensée émue pour le chat éponyme.

Les Dark Hedges, c’est avant tout un lieu bien caché. On n’arrive pas dans la région par hasard (ce n’est pas du tout à côté de la mer), tout d’abord. Il faut passer par des hameaux sans réelle visibilité, habités de retraités et de paysans en embuscades avec leurs tracteurs. Puis s’engager sur des routes de bocage traitresses, dont les haies sont si hautes qu’on se croirait dans un labyrinthe végétal. Les locaux sont toujours capables de surgir à 60 mph (100 !) alors que je n’ose pas dépasser les 40. Bref, c’est un peu sportif. Mais si on a forcément une raison d’être ici, il faut aussi compter sur la chance pour tomber sur l’Allée. Moi qui m’imaginais le lieu comme une route classique, sur quelques kilomètres, j’ai été surpris de découvrir que l’endroit en question faisait à tout casser quatre cent mètres. On y arrive un peu comme devant la Salle sur Demande, (lecteurs de Harry Potter, je vous salue), il faut le vouloir, et avoir un peu de chance : dans les deux derniers kilomètres, nous tournons pour trouver car l’ami GPS est parti aux fraises.

Mais finalement, ça vaut vraiment la peine d’être venus. Imaginez-vous qu’au dix-septième siècle, l’un des nobles les plus influents du coin (Les Stuart, pas un nom courant à l’époque…) souhaitait un peu de cachet pour accueillir ses invités. La route gravillonnée qui menait jusqu’à sa porte ne suffisait pas, ça ne faisait pas assez… Ouais, riche, quoi. Donc voilà qu’il plante des hêtres de part et d’autre du chemin. Eh bien les arbres sont toujours là, mais ils ont un peu grandi, au point de se rejoindre au-dessus de la petite route de campagne. Les enchevêtrements de grosses branches tissent comme une énorme mosaïque naturelle, et donne au chemin une atmosphère mystique assumée. C’est l’inversion des couleurs. Le soleil qui tape sur les champs alentours rayonne par en dessous, tandis que la canopée absorbe toute lumière quand cette dernière vient se perdre le long des branches. Magique. Trois voitures sont garées ici, avec quelques touristes qui papotent et qui prennent quelques photos. Nous allons prendre quelques clichés, mais il pleut un peu, et d’autres voitures viennent s’ajouter. Rationnels jusqu’au bout, Julie et moi nous disons que cette route doit bien avoir un second côté !

Nous passons donc sous les Dark Hedges. Et je comprends le nom, parce que j’ai rarement aussi peu regardé la route : on se sent absorbé, passionné par cette ambiance sombre et mystérieuse. Il pleut quelques gouttes, mais les rais de lumière sont nombreux entre les nuages noirs, augmentant encore les contrastes sous cette cathédrale naturelle. Une fois de l’autre côté, nous sommes seuls. Garés dans un virage, nous avons tout le champ pour revenir sur nos pas et contempler à pied (avec toujours un regard par-dessus l’épaule pour ne pas se faire ratatiner) cette petite merveille locale. Nous faisons quelques photos, au milieu de la route, en sautant. Mais on sait aussi immédiatement que rien de tout cela ne pourra transparaître sur le papier glacé. C’est une ambiance, une symbiose, un moment unique. L’essence même de ce petit coin de campagne d’Irlande du Nord, entre les gouttes de pluie qui luisent sur l’herbe mouillée, et les rayons de soleil qui tentent de percer le couvert des hêtres, on se sent transposés dans un ailleurs que connaissent bien les amateurs de fantasy.

Au retour, nous sommes dans nos pensées. Je tente sans grande réussite de me concentrer sur la route, mais ce n’est pas évident car il n’y a personne alentours. Le GPS nous ramène au gite, et nos estomacs grondent. Nous aurons tout de même une conversation importante sur les noms des villages du coin, qui sont faciles à inventer. Nous avons en effet traversés Ballymoney, Ballycastle, passerons demain à Ballyntoy… Il y a comme un schéma qui se répète, non ? Lorsque nous revenons à Bushmills (Bushmills !) nous n’avons plus tellement d’inspiration pour continuer notre découverte de la région. Il nous reste plus d’une heure et demie avant le restaurant, mais ce soir nous nous sommes promis de prendre l’apéritif, alors Julie et moi partons pour nous reposer au gite, et profiter d’une grande douche dans cette grande cabine de notre grande salle de bain. Pas seulement grande, au fait, elle est haute aussi. Comme cette partie de la maison a été rajoutée en annexe, il a fallu qu’ils fassent preuve d’imagination pour certaines pièces, comme notre salle de bain : la lumière y entre par un vélux en puits de lumière, quatre mètres au-dessus. Cela donne un peu l’impression de se doucher dans une chapelle, quand même.

L’heure est venue de remplir ce grand vide, nos estomacs. Après plus d’une semaine (déjà !) de gras à tous les repas, une moyenne calorifique qui doit approcher celle d’un sumo en herbe, ce break de dix heures après un petit déjeuner dégueulasse (n’ayons pas peur des mots) fait de l’effet. Guidés par les explications de notre super hôte du B&B, nous partons à pied pour le Bushmills Inn. L’occasion de repérer un Spar pour le déjeuner de demain (pas possible qu’on refasse une journée à jeun), mais aussi de se rendre compte qu’il est beaucoup trop tôt pour notre réservation, et que le centre-ville n’offre pas de grande distraction. Comme prévu nous trouvons un pub. L’animation est surtout à l’arrière-plan, et nous hésiterons longtemps avant de savoir si les huit personnes qui ont une discussion animée et des exclamations tonitruantes sont dans tous leurs états à cause de la compétition de Golf qui passe sur écran géant (ben quoi ? Il doit bien y avoir des fans de Golf, aussi non ?) ou si c’est pour leurs propres performances au billard. Bon je vous rassure, personne ne peut être aussi excité en regardant du golf. Pour notre part, nous sommes au calme, avec juste le Barmen qui fait sa vaisselle derrière le comptoir. Une fois encore dans cette partie de l’Irlande du Nord, l’accueil est au rendez-vous : le mec est super sympa, avec un sacré bagout.

L’occasion de commander de bonnes bières. Michel observe du coin de l’œil la façon de servir sa Guinness (un sans faute) tandis que je crois partir pour une bière locale avec une Smithwick. Je ne l’apprendrai qu’au retour, mais la Smithwick est en fait la version d’Irlande du Nord de la Killkenny. Pas étonnant qu’elle me paraisse excellente ! Julie quant à elle compare à son tour Bulmers et Magners, tout aussi identiques. Nous passons un bon moment, et les filles décident de prendre leur revanche d’hier soir à la Scopa. Bien mal leur en prend, car l’équipe des garçons marque encore de précieux points (à un moment, les filles sont un peu dégoutées, tandis que nous sommes en confiance : en Irlande du Nord, on n’a jamais perdu !). Tranquillement, nous regardons les locaux et leur partie de billard, discutons des journées passées, et de nos attentes du restaurant de ce soir. Et elles sont hautes. D’autant plus hautes que nous entrons progressivement dans un brouillard un rien alcoolisé (rappelons que nous n’avons rien mangé ou presque de la journée).

Lorsqu’arrive notre heure, nous partons très excités pour le Bushmills Inn. Et, rien que de l’extérieur, on peut le confirmer : c’est LE restaurant incontournable de Bushmills (Bushmills !). Il faut d’abord passer sous un porche imposant, avant d’arriver dans une cour qui doit être charmante sous le soleil, agrémentée de tables en extérieur, de tonneaux judicieusement disposés, et d’une vigne qui se répand du sol jusqu’à l’imposante enseigne, en rampant sur le crépi blanc cassé. Il pleut lorsqu’on arrive, mais il ne faut pas s’y tromper : même dans l’obscurité relative, nous reconnaissons un lieu qui dans une capitale serait dédié à un budget que nous nous interdisons. Pourtant, nous avons déjà observé la carte, elle n’est pas si inabordable ! En poussant au-delà du seuil, nous sommes assaillis par une vague de douce chaleur, une odeur à la fois naturelle et enveloppante… A notre gauche, une cheminée abrite un feu de tourbe, alimenté par une dizaine de briquettes rougeoyantes, les mêmes que nous avons vu extraites au cours de notre long périple jusqu’ici. Notre table n’est pas encore libérée, mais une réceptionniste va judicieusement nous installer dans les profonds fauteuils devant la cheminée pour que nous puissions étudier la carte.

On hérite chacun de… Ce genre de fauteuils, tu sais, dans lesquels on s’assied sans y penser, avant de réaliser qu’on voudrait bien ne plus jamais avoir à s’en lever. Sensation extraordinaire, nous n’avons pas encore commandé, ni touché à un apéritif ici, ni mangé une seule miette, pourtant… rah, on est sacrément bien !

vendredi 22 août 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 43

Episode 43: A château, château et demi

Naturellement, la visite commencée, il n’y a plus personne dans toute l’enceinte murée, si ce n’est nous et le guide. Enfin, presque. Deux allemands viennent en courant se rajouter à notre petit groupe, et nous suivons notre guide pendus à ses lèvres, que les filles trouveront fort jolies d’ailleurs. Il faut dire que le type est un passionné, cela se sent, non seulement dans la quantité affolante de détails qu’il est capable de donner sur le Dunluce Castle, mais aussi à sa manière de les raconter. Nous qui aimons l’humour un peu potache sommes tout à fait dans l’ambiance, sauf peut-être Marie, qui à cause de la compréhension de cet anglais oral et accentué, a parfois quelques secondes de retard. Nous aurons même le temps, avec Michel, de faire quelques prises de vues entre chaque arrêt de notre guide : comme il n’y a que nous, il n’est pas spécialement pressé par le temps.

Disons-le tout de suite, les bâtiments situés côté continental ne sont pas (et de loin) les plus intéressants. Il s’agissait déjà à l’époque d’un ensemble hétéroclite de fonctions essentielles à la vie d’une place forte (la forge entre autres) et d’appartements spacieux destiné aux invités (sauf les plus exclusifs qui pouvaient résider sur le roc). Avec l’écurie, qui dans son état actuel est plus à imaginer qu’autre chose, nous avons vite fait le tour de cette partie du Dunluce Castle. Il y a un puits, quelques restes de bâtiments plus ou moins reconstitués. Là où tout cela devient beaucoup plus intéressant, c’est en s’approchant de la minuscule passerelle qui sépare le fortin sur son rocher et la partie sur la falaise : les murs font un entonnoir d’une cinquantaine de mètres de long, se réduisant jusqu’à la largeur d’un seul cavalier : pas besoin de beaucoup d’explications pour comprendre le génie défensif qui se cache derrière une telle disposition… Un seul type un peu doué à l’épée peut tenir le pont à lui tout seul : le nombre d’assaillants ne peut que les gêner !

Ajoutons à cela que, de l’autre côté de la passerelle, il y a tout une tour de pierre incluant meurtrières et mâchicoulis, herse et quelques couchages pour les huit ou neuf gars qui peuvent mitrailler tout ce qui arrive avec précision… Vous aurez compris que prendre d’assaut ce type de forteresse doit se révéler plus difficile que de trouver un restau ouvert à Londonderry. Pourtant, en écoutant le guide, on s’aperçoit que la place a changé de main par la force à quatre ou cinq reprises ! C’est la preuve que finalement, quand on met trop de défenses devant, les assaillants sont plus motivés par l’idée de grimper vingt mètres le long d’une corde au bout d’un grappin… Il y a eu bien plus de scénarios de trahisons, de gardes achetés et de « je-te-balance-de-la-haut-il-y-a-une-belle-vue » que d’histoires façon « Gouffre de Helm » par ici. Une fois dans la petite cour intérieure, nous sommes fascinés par le bâtiment principal, qui affiche un air bien plus avenant avec ses colonnades, que le reste des murs. Tout simplement parce que c’était une salle d’audience, et que j’imagine que les colonnades c’est bien, mais qu’en cas d’assaut par la mer, dix-huit tonnes de roches et de mortier, c’est plus solide. Bref nous faisons tout le tour de cet extraordinaire château, en s’interrogeant sur les étages, sur la disposition des pièces il y a de cela six cent ans. Je m’imagine de garde une nuit de tempête, en plein hiver… J’espère que le whiskey allégeait un peu la tâche !

Il y a aussi les anecdotes spécifiques au Dunluce Castle… Déjà, cette petite pièce découverte par les archéologues, contenant des objets datés du début des raids vikings, prouvant que les gens venaient déjà prendre refuge sur ce rocher. Motivés, les pécores ! Puis ce petit réduit, accolé aux cuisines, avec une unique petite fenêtre. Le guide nous fait rentrer, et puis raconte. Le châtelain de l’époque, apprenant que sa fille unique s’était entichée d’un simple soldat, entra dans une fureur noire. Pour empêcher les tourtereaux de se voir, il enferma sa propre fille dans ce petit réduit, qu’il fit équiper d’un petit lit et d’une minuscule armoire. Elle n’avait rien d’autre à faire de toute la journée, que de balayer. On l’entendait ainsi, du matin au soir, frotter et frotter encore. Mais voilà que l’amour ne disparaît pas d’un coup de balai. Toujours amoureuse de cet homme du peuple, la belle finit par s’échapper du réduit par une nuit sans lune, aidée par un autre garde du château. Pour ne pas éveiller les soupçons, son amoureux était venu la chercher en barque, au pied du roc, et la fit descendre à l’aide d’une corde… En réalité, la manœuvre n’avait pas échappé au châtelain, mais voyant que sa première idée n’avait pas l’effet escompté, il laissa partir sa fille, en espérant que la vie d’une femme du bas peuple la révulserait bientôt, et qu’elle reviendrait bientôt quémander sa place à ses côtés.

Mal lui en prit : on retrouva le lendemain matin les restes de la barque, éparpillés sur toute la plage, et les corps des deux amants unis pour l’éternité dans la mort froide. Mais depuis, on raconte que par les nuits sans lune, on entend toujours dans ce petit réduit, l’âme de la jeune femme revenir, prendre ce balai, frotter et frotter encore… Alors je ne sais pas vous, mais moi, j’ai bien aimé ! On n’est pas en Ecosse (patrie des fantômes, si vous ne saviez pas) mais l’effet est bien là ! La visite continue, et nous visitons les ruines que, sans le guide nous aurions juste traversé sans y prêter plus attention. Sous ses mots par contre, elles deviennent salles de banquet, fournil, atelier… Ce sont les petits détails qui rendent la visite passionnante, comme ces motifs au sol que l’on trouve vaguement familiers… Les bâtisseurs de l’époque, pas idiots, avaient bien compris l’intérêt de disposer à quelques kilomètres de là, d’un bord de mer entièrement constitué de pierres hexagonales ! Le type ira même jusqu’à glousser aux deux allemands qu’ils n’ont pas besoin d’aller à la Giant’s Causeway, parce qu’ils auront tout vu à la fin de la visite (il est pas modeste, lui…) !

Il va nous quitter au fond de la cour, en face d’une rambarde qui surplombe le vide. Visiblement pressé parce que le tour a duré bien plus longtemps que prévu, notre guide ne pourra pas se retenir de nous compter une dernière anecdote. Elle se déroule au temps de la grande opulence du comté de Dunluce, alors que le secteur est un pont commercial majeur entre l’Irlande et l’Ecosse. C’est une femme qui est à la régence du château, et elle a décidé de réunir toutes les personnalités de l’Irlande du Nord et de l’île de Mull pour un grand banquet. C’est un évènement qui n’a pas vraiment son pareil à l’époque, alors chacun de ces nobles va venir en amenant sa suite. La pression sur le personnel est énorme, il faut donner le meilleur de ce que la région peut fournir. Sauf que voilà, le jour venu, une gigantesque tempête fait rage au dehors. Qu’à cela ne tienne, rien ne doit transparaître sur le banquet, la salle de réception est bien à l’abri derrière les hautes murailles ! Tout se passe correctement, jusqu’au plat de résistance. Alors que les convives finissent leurs assiettes, un grand craquement se fait entendre, qui résonne dans toute la salle. De quoi peut-il bien s’agir ? Rien de moins qu’une partie des cuisines, au gré d’une rafale plus forte qu’une autre, et peut-être sous l’action d’une vague plus forte qu’une autre sur ce rocher exposé… La moitié de la pièce a dégringolé douze mètres plus bas, emportant six des meilleurs cuisiniers de la région. L’anecdote est bien dramatique, mais elle prend une autre dimension lorsqu’on apprend que, observant le carnage, la première réaction de la comtesse aurait été « oh mon Dieu, mais comment allons-nous faire pour le dessert ? ». 
Epic.

Le temps se couvre un peu, et nous remontons jusqu’au parking, ou d’autres touristes se massent pour tenter de prendre un cliché à travers les grilles. Leur restera-t-il un centième de ce que nous retiendrons de cette visite ? J’en doute fort. Pour se donner une idée, nous allons également descendre au pied du roc, sous la muraille et sous la passerelle. Le chemin est inégal et glissant (nous sommes en chaussures de ville, pour une fois), mais une belle surprise nous attend lorsque nous atteignons le niveau de la mer. En effet si le fait de vivre dans un château en surplomb d’un roc isolé par la mer rattaché par une fragile passerelle ne suffisait pas, il se trouve que le rocher en question est creux, et pas qu’un peu : on distingue la lueur du jour qui se reflète sur l’eau clapotant là, à vingt mètres sous la salle de bal. Nous remontons les marches (ne pas glisser, ne pas glisser) jusqu’au parking avec un respect renouvelé pour les bâtisseurs du moyen-âge. Une fois à la voiture, je tiens à aller photographier le bâtiment avec un plan plus large. Il y a une corniche de deux cent mètres qui permet le voyage, mais je ne la parcourrai qu’avec Julie, nos deux compères étant un peu à bout de forces.


Après les quelques clichés (ils sont magnifiques) et quelques bisous (mais ça ne vous regarde pas) nous revenons à la voiture. Julie et moi sommes encore en forme, et il faut dire que le plan miniature de la région nous fait de l’œil avec tous ces petits joyaux de lieux à visiter. Pourtant, nous allons d’abord déposer Michel et Marie au B&B. Mon ami s’est déjà endormi sur la place arrière (grosse fatigue !) et Marie préfère se ménager. Cela ne nous gênera pas outre mesure, nous nous arrangeons en effet pour reporter au lendemain matin la visite de la côte locale : cela nous permettra un véritable arc de cercle avant de descendre au Sud sur Belfast. Tout de même, avant de reprendre la voiture, nous demandons quatre ou cinq fois à nos amis si ça ne les dérange pas que nous continuions sans eux. Manifestement non, puisqu’à l’arrivée au B&B, il faut pratiquement les transborder en brouette jusqu’à leur chambre. A la sieste ! 

Et à Julie et moi l’aventure. 

lundi 18 août 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 42

Episode 42: L'appel du vide

Extraordinaire. Il n’y a pas d’autre mot pour décrire cette incroyable ballade au sommet des falaises de la Giant’s Causeway. On ne s’y ennuie jamais, pour commencer : il y a toujours un but atteignable en quelques minutes, en l’occurrence un à-pic au-dessus de l’océan bien animé, puis le suivant… Aucun ne ressemble vraiment au suivant, alors nous nous précipitons à chaque fois sur ces avancées de terre qui ont l’air parfois en équilibre précaire. Marie passera quelques fois son tour lorsqu’il s’agit d’aller au bord, et à raison : c’est beaucoup plus dangereux qu’à la Downpatrick’s Head. En effet ici, derrière quelques touffes d’herbe parfois bien accueillante, se cache une chute sur des rochers acérés, battus par le vent et les vagues. Mais si toutefois je voulais choisir de sauter d’une falaise, je serais facilement dans mon top 10. Le paysage est grandiose, tout en éléments mouvants, que ce soient les nuages, les vagues, le vent qui balaie les crêtes, les vaches qui mastiquent quelques dizaines de mètres derrière la ligne de côte… Il y a une grandeur toute épique à cette petite randonnée, qui va d’ailleurs s’allonger au fur et à mesure que l’on s’éloigne des Marches, parce qu’à chaque fois que l’on est sur une crête, on a l’envie dévorante de voir la suivante.

Nous saurons (tout juste) résister à l’appel du vide, tout en observant scrupuleusement ce qui se passe sous nos pieds. De l’arc en ciel sorti de nulle part juste après le dernier rideau de pluie (strictement impossible à capturer sur nos photos dans la précipitation), jusqu’aux randonneurs jusqu’au boutistes, qui ont cru bon de suivre ce qu’ils ont pris pour un sentier, quelques mètres en dessus de la ligne d’eau. C’est à se demander s’ils voient le danger, eux qui sont pris entre la paroi verticale et les creux de plusieurs mètres. Nous marchons et gagnons peu à peu en hauteur, avec des vues privilégiées sur les falaises, puis sur la baie à l’Ouest et ses roches blanches. A notre droite, on devine une plage jusqu’à laquelle nous pourrions marcher… Si seulement on voulait y passer la journée. C’est une possibilité que je défendrais, mais le vote ne m’est pas favorable. Et en effet, comme il est impossible de réaliser une boucle, chaque mètre parcouru devra être remarché en sens inverse.

C’est cela, et le vent devenu presque impossible à contrer, qui nous feront faire demi-tour. Je suis sérieux cependant : en haut de la dernière crête franchie, il y a tant de vent que les filles ont du mal à marcher, que le moindre brin d’herbe est couché et en souffrance… Michel et moi en profitons pour tenter comme des gamins de s’appuyer sur le vent, dans un mouvement qui n’a rien à envie à Michaël Jackson… Mais les rafales ne sont de loin pas aussi uniformes qu’on pourrait le souhaiter, aussi nous sommes le plus souvent à moins d’une fraction de seconde de finir tête la première dans ce profond matelas d’herbe humide. Les vaches Guinness nous regardent, nous sommes un véritable spectacle. Un peu plus loin sur le chemin du retour, nous nous arrêtons pour partager quelques biscuits sur un banc. Oui, vous aurez remarqué que je n’ai pas parlé de pique-nique aujourd’hui. Il faut dire que Derry était si accueillant que nous n’avons pas pu trouver sur notre route de supérette ouverte, ni un quelconque vendeur de casse-dalle pour ce midi. Mais notre plan est solide : nous ferons l’économie de ce déjeuner (les fous, vu la qualité du menu de ce matin…) pour se rattraper dans un beau restaurant à Bushmills (Bushmills !).

Par ailleurs nous avons l’occasion de réfléchir au passé, lorsque nous sommes assis sur ce banc. En regardant le large et les rochers acérés qui transpercent la surface sombre de l’eau, impossible de ne pas penser aux galions espagnols qui, tentant d’échapper à la tempête et à la marine d’Elizabeth I d’Angleterre, sont venus s’échouer sur ces rivages peu hospitaliers. En effet, on apprend sur une petite plaque que de nombreux restes, des canons et plusieurs objets reconnaissables ont été découverts, prouvant que la Grande Armada avait payé ici un lourd tribut. Pour notre part, nous repassons devant le Visitors Center, qui a remplacé tous les touristes de tout à l’heure, par d’autres à peine différents. Nous haussons le pas pour nous retrouver à nouveau le long de cette voie ferrée, puis du golf, ou le beau temps (ou l’absence de grain) a attiré plusieurs clients désireux de risquer nos vies alors que nous longeons le terrain. De retour dans la voiture, il y a un petit conciliabule, mais nous sommes relativement d’accord : dirigeons nous vers la ville, berceau du Whiskey et de notre hébergement du jour. Je découvrirai à cette occasion que nous sommes vraiment idéalement placés : a moins de cent cinquante mètres de notre B&B trône l’usine originale de Bushmills (Bushmills !).

Après l’accueil d’hier, nous étions un peu méfiants vis-à-vis des habitants de l’Irlande du Nord mais heureusement, l’homme qui nous accueille dans notre nouveau chez nous est vraiment digne des plus beaux éloges hôteliers. On sent que la maison est la leur, qu’ils vivent dedans… Mais ça ne les empêche pas d’avoir des chambres absolument gigantesques, très bien équipées. Pour vous faire le tableau, la salle de bains dont je dispose avec Julie est plus grande que la chambre d’hier soir. Pas mal, non ? Lorsque le grand bonhomme, la cinquantaine, va nous demander si nous désirons quelque chose de plus, nous lui demandons quelques informations sur le Bushmills Inn, trouvé dans le routard. Apparemment, nous avons vu juste : c’est LE bon restaurant du village. Par contre, nous prévient le propriétaire en regardant nos pantalons de marche, nos t-shirts usés et nos sacs à dos « It’s a fancy restaurant »… De quoi nous faire éclater de rire. On s’habillera donc, et nous avons déjà l’eau à la bouche, non seulement car nos estomacs sont vides (très très vides), mais aussi parce que le type nous débusque les menus ! Ils sont écrits en bon anglais, mais nous repérons tout de suite la qualité des plats. Voilà le programme pour ce soir !

Comme il n’est encore pas quinze heures, je potasse un petit plan trouvé dans la documentation des chambres. Et en fin de compte, c’est exactement le genre de document qu’il nous aurait fallu chaque jour où nous avons pu hésiter sur le programme : il y a plus d’une vingtaine de points d’intérêt étalés sur l’ensemble de la région… Bien plus que ce que nous sommes capables de faire aujourd’hui et même demain, mais de quoi donner des idées ! Julie et moi sommes convaincus par le Dunluce Castle, qu’elle avait déjà repéré sur les différents guides à notre disposition. Pour les autres, ce sera un petit peu plus difficile : Michel n’est pas dans une forme resplendissante, et Marie dit aussi vouloir se reposer. Tout de même, on finit par les persuader de venir au moins voir le bâtiment et le prendre en photo. Comme il est posé sur un promontoire qui s’avance sur la mer, je me dis qu’on doit avoir une belle vue sur le bâtiment en allant sur la falaise d’à côté… Malheureusement, je tape un peu trop loin, il n’y a pas d’endroits élégants pour se garer… Nous finirons sur une aire de repos, à tenter d’apercevoir quelque chose d’autre que le bout de mur que l’on voit poindre derrière la crique naturelle…

Le second essai sera le bon… Pour ce qui est de localiser le château en tout cas. Oui, parce que pour un site aussi magnifique, il n’y a en tout et pour tout, qu’une vingtaine de places de parking, plus un emplacement pour les bus. Et c’est tout ! Au premier passage, donc, choux blanc. Mais au second, nous avons un petit peu de chance : un type s’en va au moment où je me présente entre les murets de pierre. Nous aurons tous un peu de mal à ouvrir les portes sans les écorcher, mais nous sommes au Dunluce Castle ! Le type qui a décidé un jour d’établir ici sa forteresse était à la fois un génie et un dangereux psychotique. Architecturalement, c’est fabuleux. Plusieurs bâtiments forment une première enceinte sur la terre ferme, et le corps principal du château est sur un rocher isolé, séparé du continent par une grosse dizaine de mètres de vide, que surplombe un ponton de bois très étroit. A la verticale de la roche (et même parfois en dévers), les murs s’élèvent pour former le grand assemblage de cet incroyable lieu de vie et de pouvoir.


Il y a beaucoup de monde pour prendre des photos à l’extérieur, et finalement très peu d’entre eux dans la petite pièce qui fait office de bureau d’accueil. On y trouve pourtant une maquette fidèle de ce que devait être tout le complexe il y a de cela cinq siècles. Il y a même des visites. Petit regard vers les autres, haussements d’épaules. Pourquoi pas, finalement ? Une bonne vieille visite guidée, en petit comité qui plus est (pour le moment, nous sommes les seuls inscrits, et ça part dans cinq minutes !), et pour un prix raisonnable. De quoi passer une belle après-midi ! Aussitôt, on nous traite comme des hôtes de marque. L’enceinte nous est libre, alors nous pouvons pourrir à l’envi les photos de tous ceux qui sont cantonnés derrière les lourdes grilles… Ce n’est que lorsque les premières gouttes font leur apparition, que je me rends compte que je vais devoir passer tout ce monde en sens inverse et sprinter jusqu’au coffre du Quashqaï avant que la visite ne commence ! Bon, comme nous sommes seuls, notre Guide va nous attendre le temps qu’il faudra, en expliquant aux autres l’héraldique de la famille qui a bâti le Dunluce Castle. 

Et nous ne le savions pas encore, mais le château réserve son lot de surprises !

vendredi 15 août 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 41

Episode 41: Un petit pas pour l'homme...

On se rend compte que les Marches des Géants, c’est vraiment l’endroit le plus touristique que nous visitons depuis le début de notre long Road trip. Pourquoi ? Il y a une route, piétonne, qui va du visitor’s center jusqu’au pied des falaises, quatre cent mètres plus loin. Goudronnée. Avec des petites navettes qui conduisent obèses, personnes âgées et japonais jusqu’à bon port à raison d’une rotation toutes les dix minutes. Ici, on croise des plaques en bronze, qui signalent des rochers ayant une forme particulière. Comme si tous les cailloux, avec un peu d’imagination, ne pouvaient ressembler à autre chose qu’à des pierres (ok, beaucoup de seins et de fesses, mais où est  le mal ?)… Nous passons donc à côté de la formation du dromadaire (à leur décharge, ça ressemblait vraiment), et suivons la route sous les falaises. Le lieu devient de plus en plus grandiose, la côte étant constituée uniquement de grandes criques creusées dans le littoral par la mer. Les roches les plus solides sont restées avancées sur la mer tandis que les autres ont reculé, inexorablement. C’est donc comme une suite de scènes de théâtre, avec la côte en guise de gradins qui s’étend sur des kilomètres.

Alors que nous passons la dernière pointe avant les marches, nous apercevons un certain nombre de touristes, égayés sur les rochers avancés sur la mer, petites formes vacillant au gré du vent et de leurs courtes jambes. Pourtant, de là où nous sommes, il n’y a rien de géologiquement transcendant. Quelques colonnes basaltiques tout au plus, masquées par la végétation. Au bord de la mer, une version noircie des rochers du Burren, cette région où les pierres ressemblaient à des pruneaux d’Agen. Mais au fur et à mesure que nous nous approchons, on devine quelques formes plus géométriques. Les gros blocs sont comme coupés à la serpe, taillés puis striés de coupures. Parfois, on discerne comme de gros cristaux de basalte dedans. Deux cent mètres plus loin, nous y sommes. Les touristes, comme nous (ah, qu’est-ce qu’ils nous ressemblent, pour certains), quittent la route pour s’engager sur le bord de mer. Et certains de se baisser, de photographier leurs pieds, de jouer avec ce sol, passé d’un désordre tout naturel, chaos de roches brisées et roulées par les marées, à un tapis inégal de formes géométriques. Des Hexagones. Partout. Un rêve de prof de géométrie, transposé en 3D par une nature capricieuse et génie créative à la fois. Ces colonnes aux six facettes s’élèvent chacune à une autre hauteur, donnant en effet une impression de plots, ou de marches étalées sans discernement sur cette pointe étrange tendue vers la mer.

C’est très localisé, comme truc. L’avancée vers l’océan fait une sorte de dent, de deux cent mètres par deux cent au point le plus large… Autour, quelques colonnes se retrouvent sur les parois des falaises, comme de grandes orgues devant l’assemblée. Il n’y a plus grand monde sur la route qui se termine ici, pour que les navettes puissent faire demi-tour et repartir : tout le monde déambule gaiement sur les colonnes hexagonales qui s’alignent jusqu’à l’eau. Les vagues (rappelons qu’il ne fait pas très beau) qui viennent taper sur les roches sont du plus bel effet, et c’est un sujet photo à la fois connu et attirant : on ne reverra plus Michel avant une bonne dizaine de minutes. Julie photographie ses pieds, tandis que j’erre un peu sans but, déstabilisé un moment par le nombre de touristes qui nous entourent. Il faut en plus garder toute son attention sur l’équilibre. A cause des pluies de quelques minutes qui balaient toute la région, les sommets des Marches sont particulièrement glissants, et certaines ont les angles arrondis qui permettront parfaitement aux chaussures de marche de perdre l’adhérence. Je n’ai pas très envie de tomber là-dessus : ça a l’air trop anguleux pour être agréable.

Pourtant, tout autour de nous, c’est un peu le championnat du casse-cou ! Il y a une petite avancée sur la mer, nommée le « King’s Seat » qui permet normalement d’aller faire un vœu… A mon avis ça ne marche que si on souhaite une évacuation en hélicoptère : les gens en petites claquettes n’hésitent pas à franchir sur la pointe des pieds un goulot parfois recouvert par l’eau, puis à escalader les marches glissantes pour se retrouver comme des malins à deux mètres au-dessus du niveau de la mer… Ce qui ne les protège même pas des embruns qui tapent sur ce rocher comme un forgeron sur une lame. Pour arranger le tout, on peut dire que bon nombre d’entre eux, surtout les asiatiques, ne sont pas DU TOUT habillés pour la pluie. Nous avons donc un ensemble magnifiques de capes de pluies, qui ressemblent à s’y méprendre à des sacs poubelles colorés. J’avoue, je m’y perds un peu : la curiosité géologique et la beauté du paysage cèdent le pas à l’observation des gens qui nous entourent, au moins également passionnants. J’essaie de me mettre à la place de cette dame de cent trente kilos qui tente d’escalader des roches plus hautes que ses genoux, en claquettes et son Iphone à la main. J’essaie de comprendre ce que peut ressentir ce petit garçon, trempé comme une soupe pour s’être trop près approché de la mer, tiré par ses parents français énervés. Mais enfin ça n’arrivera pas à la cheville des chinois, tout au bout de cette avancée sur la mer. Assis sur les dernières roches hexagonales, dos à la mer, ils sont tous regroupés pour une photo, capuches baissées et sourires jusqu’aux oreilles. J’irai jusqu’à m’arrêter pour les voir attendre… Un gros ressac. L’eau jaillit, dans un « floc » caractéristique, loin au-dessus de leur tête, pour leur retomber dessus dans un ballet élégant et humide. Mais quelle joie ! A les voir heureux, se taper sur l’épaule en riant de ces sensations fortes, je les envie un moment.

Eh, ben ! C’est que ce lieu unique a un effet différent sur chacun ! Moi, j’ai eu mon quart d’heure d’ethnologie, d’émotion, de repli sur moi. Michel a capturé le mouvement des vagues qui jouent avec la pierre mouillée. Marie s’est assise près du point culminant, et observe la baie en prenant le soleil. Julie déambule de gauche et de droite et mitraille aussi bien les touristes que ces curieux cailloux qui nous ont tous amenés ici. Après un dernier tour (finalement, c’est sacrément regroupé, pour une curiosité géologique !), nous partons vers l’ouest, histoire de rejoindre le sentier côtier sur les falaises : il va falloir remonter. C’est la pluie qui fait son apparition par contre, après s’être annoncée à coup de nuages d’une intensité assez dramatique pour passer les appareils photos en mode « noir et blanc ». Bien entendu, ça ne durera pas, on voit une fois de plus le beau temps poindre juste derrière, et déjà le grain suivant à l’horizon. C’est assez régulier comme météo, il suffit d’avoir les K-ways a moins de deux minutes de préavis !

Lorsque nous prenons un peu de hauteur, nous avons une meilleure vue sur les terres qui s’étendent au-delà de l’océan… Car oui, si ce sont bien des îles que nous voyons se dessiner en un trait prononcé au-dessus de la ligne d’eau, elles ne sont pas Irlandaises : à une cinquantaine de kilomètres, c’est l’Ecosse ! Moment souvenir pour Julie et moi, même si nous n’avons jamais été sur l’île de Mull : ces terres nues et sauvages nous ont envouté pour de bon. Arrivés au premier tiers de la montée (sans forcer), nous faisons le même arrêt que tous les autres visiteurs, c’est-à-dire quelques photos des orgues de basalte incrustés dans la pente à la verticale. Ces blocs, que l’on dirait empilés comme des colonnes naturelles, sont de véritables curiosités. En plus, leur taille est imposante : il y a largement la place de se tenir debout entre deux colonnes, histoire de donner une échelle à ce grand assemblage géométrique… Tout le monde y passe, à tel point qu’il y a une file d’attente ! Si d’habitude je ne suis pas friand de ce genre de rituel, Julie insiste à juste titre : quitte à avoir quelqu’un sur la photo au milieu des hexagones, autant que ce soit elle et pas une mégère ou un beauf à casquette casino.


Ensuite, eh bien c’est la montée jusqu’au bord de la falaise ! Une cinquantaine de mètres de dénivelé sec, avec des marches histoire de bien réveiller les jambes pour la partie qui suivra. Histoire aussi de montrer à tous ces pécores que non, nous sommes de vrais marcheurs, avec des chaussures de marche, les mollets qui vont avec et qu’ils peuvent se sentir honorés d’avoir réussi à nous suivre jusque-là. Ah, je sais, nous sommes magnanimes, parfois… En réalité, je ne suis pas seul à frôler l’overdose de gens, d’asiatiques mal préparés et de familles clichés au possible. Vite, un peu de nature ! Arrivés en haut, un peu essoufflés, nous faisons un petit point carte, pour continuer à l’ouest. On ne risque pas de se perdre : il y a des falaises à perte de vue, avec autant de criques et de pentes vertigineuses, et des vagues qui viennent en percuter les pieds dans de magnifiques gerbes d’écume. Nous marchons une centaine de mètres à peine avant de nous rendre compte qu’il y a quelque chose qui a changé. 

Et pour savoir quoi, il suffit en effet de regarder à droite et à gauche : il n’y a plus que nous, et la nature. 

vendredi 8 août 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 40

Episode 40: Après nous le déluge...

C’est Julie qui a la lourde tâche de me réveiller. Non pas à cause du réveil, qui a sonné comme de juste à l’heure indiquée, mais comme j’ai choisi de rallonger ma nuit durant son temps de salle de bain, je me roule en boule dans un déni de réalité somme toute assez commun. Après une bonne dizaine de jours, j’ai l’esprit qui commence à divaguer un peu, à me dire que finalement, les vacances, c’est aussi fait pour se reposer, non ? C’est le moment de reprendre le contrôle : si je ne me raisonne pas un minimum, nous allons perdre du temps, et rater une seule visite dans notre périple Irlandais me parait être un crime bien pire que de ne pas rattraper deux ou trois heures de sommeil. Enfin, ne mentons pas, c’est quand même bien Marie qui m’a sorti du lit. 

Nous rejoignons nos camarades au rez-de-chaussée, et ils sont en retard… Il faut dire quand même que pour eux, ça a été un peu infernal : leur chambre a tenu toutes ses promesses ! Le chauffage a bien tourné, et le fait d’avoir du coup les fenêtres ouvertes n’a pas amélioré leur isolation acoustique. Camion poubelle, ambulances, police (souvenez-vous, le château est à deux cent mètres de là), ils ont eu toute la panoplie du désagréable. Pour vous dire, je ne sais pas s’ils ont trouvé le courage de s’y doucher, de peur d’en ressortir un peu plus sales. Pas compliqué de comprendre que du coup, Marie soit un peu à vif et hérissée ce matin. Michel quant à lui, a beaucoup plus intériorisé, il affiche un air blasé qui nous interroge du regard : quand-est-ce qu’on part ?

Eh bien, après un bon petit déjeuner, non ? Nous voici installés après un peu d’attente. Oui vous ne rêvez pas, il y a d’autres locataires, et si la salle à manger est de taille raisonnable, il semble que la cuisine ne puisse pas suivre pour plus de six ou sept résidents. On nous invite à passer commande assez rapidement, et je suis le seul à tenter l’aventure pour quelque chose de chaud : les autres demandent des toasts à tartiner avec les quelques confitures du coin. C’est vrai que je n’ai pas très faim non plus, mais enfin la journée ne sera pas moins sportive que toutes les autres, alors je ne veux pas faire une croix sur des œufs brouillés servis sur toasts. Ouais. Alors, quand on est servis… Je mesure mon erreur. Sérieusement, je me suis demandé durant ce petit déjeuner si, à l’avenir, je serais capable de remanger une seule fois des œufs brouillés. Ou même des toasts. On me sert en effet une assiette au centre de laquelle le brouillé est d’une couleur bien pâle, le tout baignant dans un demi centimètre de flotte. De flotte ! Je ne sais pas si vous avez déjà fait des œufs brouillés, ça ne nécessite déjà pas beaucoup d’ingrédients, mais surtout pas de l’eau ! Quelle horreur, je soupçonne avec un frisson dans le dos que ce soit de l’eau de vaisselle (en tout cas ce n’était pas de la Carola bleue, pour ceux qui voulaient savoir). La partie qui surnage est insipide, mes toasts ont un coin qui baigne dans l’eau (je vous conseille les toasts mouillés, si un jour vous devez vomir et que ça ne vient pas).

Bref, sans vouloir m’étendre sur le sujet, si j’étais peut-être celui des quatre le plus laxiste sur la qualité de l’hôtel jusqu’ici, je fulmine. Je. Ful. Mine. Me saloper un petit-déjeuner. Les fous, quoi. Les autres ont bien compris le malaise, aidés, par (je crois) le gros « Bwêêêrk » que j’annonce en repoussant mon assiette (je l’aurais bien lancée, mais au détriment des autres clients). A partir de là, c’est le duel du foutage de gueule. Je pense bien que tout le monde dans la pièce (nous sommes en position centrale) a compris ce que nous avions sur le cœur à propos de la qualité et du service. On en tartine, de la vanne bien grasse (à défaut d’œufs brouillés). En cuisine aussi, le message est passé, on nous regarde en coin, on vient nous demander d’un air complaisant si nous avons besoin d’autre chose (concert de « oh non, non surtout pas, pitié »). C’est l’heure de partir, en leur balançant leur fric à la figure s’il le faut. Comme c’est étonnant par rapport aux autres jours, il ne nous faut ici que quelques secondes pour refermer les sacs, les poser sur les épaules et partir sans un regard en arrière. Nous retrouvons Marie et Michel au pied des marches, il ne reste plus qu’à régler l’addition.

Mais Julie, telle une cocotte-minute, doit laisser échapper la pression. Elle ruminait depuis le simulacre de petit déjeuner, il fallait que ça sorte… Polie et respectueuse jusqu’au bout, elle attendra que la tenancière ait son argent pour prendre la parole et de lancer un « I want to say something ». Quand je l’entends dire cela, je rentre déjà les épaules, elle utilise son ton le plus cassant, son pouvoir rayonne à plusieurs mètres : quand cela vous tombe dessus, c’est les jambes qui tremblent, une bonne nausée et surtout l’impression d’être l’instrument le plus inutile du monde. Pour vous dire, j’avais presque pitié de ce que la pauvre bonne femme allait devoir avaler. Presque. Mais je m’en délectais, aussi. « It was AWFULL ! » Bien joué, chérie ! C’était le mot que je cherchais depuis dix bonnes minutes ! J’avoue, je n’ai pas retenu tout le reste, mais ma femme (dont j’étais l’homme le plus fier) lui a fait l’énoncé de tout ce qui n’allait pas, lui a annoncé clairement qu’elle allait descendre son hôtel sur le net (elle l’a fait depuis) et qu’elle ne conseillerait à personne d’y venir. Mais finalement, la tenancière le savait, qu’elle proposait de la merde. Et vous savez quoi ? Non seulement elle était au courant, mais elle s’en fichait comme de sa deuxième chaussette.

Avant que Julie ne sorte ses griffes et se jette à son cou, je lui ai posé la main sur le dos, histoire qu’elle revienne un petit peu sur Terre : la nana de l’hôtel se fichait de nous, se fichait de savoir que les prestations étaient les moins bonnes que nous ayons connu… Il ne servait à rien de rester plus longtemps dans cette maison de fous.

Voilà, nous étions sur la route, et ne pouvions pas penser à autre chose qu’à cette altercation finale. Il faut dire que là, il faudrait mettre la barre très haut pour nous faire oublier cet épisode ! Et ce n’est pas ce que propose l’Irlande du Nord pour le moment : de gros et sombres nuages parcourent la campagne avec nous, larguant des rideaux de pluie visibles à des kilomètres (oui vous savez, cette unité bizarre qu’ils n’utilisent pas ici). La route semble longue, et elle l’est également parce que le GPS nous fait un peu des siennes, à force de vouloir absolument nous conduire au parking du « Visitors center » des marches des géants, la fameuse et mondialement connue Giant’s Causeway. Sauf que nous, comme dans le Kerry, avons prévu, malins, de faire une randonnée dont les Marches seront le point culminant. Mais comme dans le Kerry, il faut trouver le bon point de départ. Et après quelques virages un peu aléatoires dans des quartiers résidentiels, un arrêt visibilité (avec la pluie, impossible de se repérer sur la route) et le fait de remarquer (excitation montante) que nous sommes juste à côté de Bushmills (Bushmills !), nous finissons par nous garer sur le parking d’un club de Golf, au bord de mer.

Nous mettrons un bon quart d’heure uniquement pour sortir de la voiture, car nous attendons que le déluge se calme un petit peu… La force en est telle qu’on la mesure au bruit que fait la flotte en se désintégrant sur le pare-brise ! Pourtant, nous sommes prêts : Julie, dans un raid suicide est allée prendre sa douche pour nous ramener nos chaussures de marche. Surtout, nous refusons de baisser les bras : ça va se calmer, c’est sûr ! On voit déjà quelques portions de ciel bleu qui entourent peu à peu la région. Mais enfin quand même, nous avons eu du flair, car quelques minutes auront suffi pour que la douche se transforme en une fine pellicule de gouttelettes. Nous avons fait passer le temps avec le Routard, décidés à manger ce soir dans un restaurant digne de ce nom, et en avons trouvé un qui correspond pile avec le profil, à Bushmills (Bushmills !) Ca, ce sera pour ce soir, à présent, c’est la rando ! Parés avec nos K-ways, nous sortons. C’est que maintenant, nous avons bien hâte de nous dégourdir les jambes !

Justement, le chemin démarre le long de ce gigantesque green de golf… Nous faisons très attention à vérifier la trajectoire des quelques balles en train de filer : il y a un sacré vent, et je ne tiens pas particulièrement à mourir d’une balle dans la tête (de golf, surtout). Ensuite, le trajet goudronné suit une voie ferrée, dans un cadre absolument magnifique, entouré par les vertes couleurs du golf, les gros chargés du ciel, et les roseaux penchés devant le bord de mer. Nous allons longer une longue plage, sur laquelle viennent s’écraser d’impressionnants rouleaux d’écume. Le paysage est d’une beauté violente, saisissant de vie et de mouvements. On en prend plein les oreilles aussi, à se croire le long de l’eau tant le vent porte. Après un petit pont de bois, nous apercevons au loin un énorme manoir enraciné sur les rochers le long de l’eau. Sensations fortes garanties… Et confort inclus, sans doute. Le ciel, noir par endroits, nous convainc plusieurs fois de ne pas lâcher nos vêtements de pluie malgré les rayons de soleil : il va s’agir d’être réactifs ! Enfin, après la traversée d’un petit bois aéré, nous arrivons au point de départ de cette voie ferrée très spéciale, hôte d’un train touristique dont le point de départ est le Visitors Center des Marches. S’il ne s’agit pas d’un train à vapeur, son look années cinquante a un petit charme vieillot qui s’accorde parfaitement avec les façades de pierre et les éléments de paysage alentours.


Nous ne nous attardons pas, et plongeons brièvement dans la foule, qui arrive du parking (record du monde, 6 Pounds par personne !) et qui descend des bus garés ici à la file indienne. Et encore, il est seulement dix heures et demie ! Bon, comme nous n’avons pas de ticket payant, nous ne savons pas trop où nous devons nous avancer pour passer jusqu’au chemin côtier (on cherche le sentier « non arnaqué » svp)… Et c’est au moment où il se remet à pleuvoir à grosses gouttes que nous trouvons enfin la bande de gravier qui évite le Visitors Center, qui, il faut quand même l’admettre, est de toute beauté avec son toit végétal et ses formes minérales… Il y a un plan que nous prenons en photo, et une grande descente sur des marches de granit un peu traîtres. Enfin, arrivés à hauteur du front de mer, devant les falaises, nous avons cette impression unique que l’on retrouve au premier rang d’un grand huit, juste avant le départ. 

On est biens, on est prêts, pour la Giant’s Causeway. 

mercredi 6 août 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 39

Episode 39: Spooky Derry

Ce n’est qu’une vingtaine de minutes plus tard (on s’est fait beaux pour sortir en ville !) que nous retrouvons Michel et Marie, vraiment dépités. En effet, ils sont pressés d’aller ailleurs : leur chambre est une véritable catastrophe. En toute honnêteté, je pensais au début qu’ils exagéraient, mais une fois sur place il n’y avait plus vraiment de doute…Pour commencer, ils ont eu le droit de faire le ménage dans leur propre piaule (si c’est pas l’ultime honneur ! Heureusement que les précédents ne s’étaient pas fendus d’une multitude de « petits cadeaux », si vous voyez ce que je veux dire). Ensuite, l’isolation est en carton-pâte, on se croirait sur l’avenue (et les fenêtres ouvertes, on y est), mais ce n’est pas encore fini ! Leur chauffage est allumé, et à fond… Même si on est le dix aout. Le plan est donc simple, au final : se trouver un petit restaurant comme nous avons toujours su le faire (et éventuellement plus vite), puis demander l’asile politique dans un bar, et y tenir le plus longtemps possible.

Facile, en théorie. Nous avons récupéré un dépliant qui condense les rues principales du centre-ville de Derry, la seconde plus grande ville d’Irlande du Nord. Ancienne ville fortifiée, elle est édifiée sur une colline et ses ruelles se cachent derrière de hauts murs, cerclés de petits allées aux pubs colorés et animés. C’est ce qu’annonce le routard, en tout cas. Pour nous, cela commence comme une idylle, puisque passé le château de Police et un premier tournant, nous sommes sur les pavés, à moins de trois cent mètres des remparts. Pourtant, dans cette rue traversée par des fanions multicolores, aux pubs alignés les uns à côté des autres, il y a d’un seul coup une grande impression de malaise. On est samedi soir, et il manque beaucoup de choses. Les gens, pour commencer. Ou sont-ils, les Londonderryens (dit-on Londonderryois ?) ? Eh bien pas sur les terrasses, même s’il fait beau. Après un bon checking, pas dans les pubs non plus : les deux que nous visitons sont à moitié déserts, les rares clients étant en fond de pinte. Ce n’est qu’à cet instant que nous réalisons pleinement les implications des incidents de Belfast : ici, tout le monde a les jetons. Enfin, c’est le sentiment général de qui-vive. Tout le monde regarde un peu tout le monde de travers.

J’aime autant vous dire que pour demander si on peut manger un morceau, ça ne met pas franchement en confiance. Et lorsqu’on se jette à l’eau pour commander, nous sommes vites déçus : aucun des pubs de cette rue qui doit être d’habitude l’un des cœurs vivants de la cité ne sert après 19h30 (oh oui, c’est vrai j’oubliais, on est tellement tard…). Pas grave, nous allons continuer notre visite ! Notre entrée sous les remparts est aussi folklorique. Sous l’arche, trois garçons visiblement très éméchés beuglent pour se comprendre l’un l’autre, à demi appuyés sur les pierres centenaires soutenant les portes. Nous haussons un peu le pas, sans toutefois sourire devant leurs propos d’ivrognes. Plus loin, c’est un peu l’atterrement qui nous gagne. Nous sommes clairement dans une avenue gigantesque, passante, bourrée d’enseignes avec pignons sur rue. Et pourtant, il n’y a rien d’ouvert. Rien. Et pas un passant (presque pas un chat, mais on croise un chat, alors non). C’est la dèche totale. A tel point qu’on en vient à s’inquiéter nous-mêmes. Si ça se trouve, nous ne sommes pas prévenus, mais une manif est peut-être prévue ici aussi ? Il règne la même ambiance dans les rues que l’on s’attend à voir surgir une horde de zombies des nombreuses ruelles que nous croisons. Ou des tanks. Il y a peut-être eu une attaque au gaz. On est peut-être les derniers survivants ? Nous commencions à y croire lorsque, après un petit square très beau et très vert, nous croisons l’assemblée d’un mariage qui sort de l’hôtel de ville. Ouf ! Un minimum de normalité, des gens en costumes et en robes ! Merci !

Quelques mètres plus loin, c’est à nouveau les gros doutes qui surgissent : Le long du rempart, sur plusieurs centaines de mètres, un gigantesque filet de six mètres de haut est tendu, surplombé par des croisillons de métal. Comme pour éviter que la ville haute et basse ne puissent se caillasser. Oui, vous aussi, ça doit vous faire froncer les sourcils. Ce n’est pas vraiment l’hégémonie que nous avions imaginé, apparemment. L’heure de regarder si par hasard je n’aurais pas mis mon pull « je pisse sur les chrétiens » ou « j’explose des protestants au petit déjeuner ». Déjà parce que malgré le débat que nous avons lancé dans la voiture, nous ne savons toujours pas dans quelle région il convient d’être l’un ou l’autre (ça nous semble tellement… vide de sens, la religion et l’outil politique…). Et nous voici revenus devant la porte des remparts, avec ses trois ivrognes, dont l’un est en train d’uriner sur un porte-chaines en béton (les autres sont littéralement écroulés de rire). Nous choisissons de refaire un tour, en étendant un peu le périmètre.

Sauf que notre seule « prise », un restaurant avec une carte des plus honnêtes, de bancs en canapé, des gens dedans… Est fermé. Il semble que ce soit juste les propriétaires qui se taillent une bavette en vitrine. Merci les mecs, merci. On commence à envisager sérieusement de se manger un falafel (c’est ouvert), d’aller s’acheter un joint (vu les quartiers en dessous, c’est possible) et d’aller se coucher pour oublier. Heureusement, c’est toujours au pied du mur que l’on peut mieux attraper l’échelle (je n’ai jamais la fin de ce proverbe alors j’improvise). Après avoir tant tourné en rond, nous nous résolvons à entrer dans ce que nous nous étions toujours interdit jusqu’à ce moment-là : un restaurant avec les photos de ses propres plats étalés sur toute la taille de la vitrine. Ce n’est qu’une fois à l’intérieur que nous avons compris notre erreur de jugement. Déjà, la moitié de la ville est ici, en fait. Sur deux étages et des centaines de mètres carrés de surface, les clients sont présents en masse, autant au comptoir que sur de grandes tables avec des bancs. Il y a des machines à sous, des jeux de bar, des petits coins plus confidentiels… C’est la découverte du moment à Derry (et la seule, au final).

Comme il n’y a personne pour nous guider, nous choisissons une table au hasard, un peu excentrée mais sur une petite estrade, qui nous permet de regarder le reste de la salle sans trop paraître voyeurs. Mais en fait l’ambiance n’est pas aux regards en coin, ici, c’est juste la fête, le rire, la bière et les assiettes pleines. La carte est une simple feuille au format A3, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas grand-chose, au contraire : c’est un bordel absolument incroyable de plats et de boissons dans tous les sens. Il y a de petits encarts avec des spécialités, des listes de plats de poisson, des suggestions de pizza, d’autres pizzas dans la section de l’été, des burgers, des soupes… Et puis des formules aussi. 

Michel et moi ne sommes pas les derniers à remarquer le prix extrêmement bas des alcools forts, même si l’ambiance de la ville le justifie pleinement (alcoolique à Derry, c’est un oxymore je pense). C’est à ce moment-là que nous ratons un peu le coche, tout absorbés dans notre lecture, nous n’avons pas le temps de faire notre choix au premier passage du serveur. Erreur, car vu le nombre de clients, il n’y a pas de temps à perdre au service : le prochain passage ne sera pas avant une bonne demi-heure. Et on ne peut pas commander nos boissons. Bon, en fait si, il suffit de se lever pour aller les prendre et les payer au bar. Ouf. Sauvés. Même si je vais m’embrouiller dans leur monnaie débile, pour au final laisser le barman choisir les pièces qu’il voulait dans ma main tendue.

Courageux, j’en profite quand même pour lui demander ce qui se passe en ville. Le type n’a pas l’air très fier, et confirme nos craintes initiales : les gens ont tous fermé par crainte que se reproduise la situation de Belfast. Après quoi, on va de découvertes en découvertes : ici, il n’y a pas de Bulmers. Mon cidre préféré, que j’ai trouvé aux quatre coins de l’Irlande ! Non, mais je vous rassure tout de suite, il est bien présent, mais il n’a pas le même nom (ces idiots de nordistes ne peuvent pas tout faire comme tout le monde, évidemment). Je me prendrai donc une grande pinte de Magners (tout est identique, jusqu’à la bouteille), tandis que mes camarades prendront des bières (et un jus d’orange, pour le petit). Mention spéciale pour la Guinness, servie avec un trèfle dessiné dans la mousse, très très pro. Enfin, nous pourrons commander. Michel prendra un burger, Marie des brochettes de volaille, tandis que Julie et moi nous orientons sur du léger avec un Guinness Stew, non sans une idée derrière la tête (il y a des desserts sur la carte). En attendant les plats, nous faisons une partie de Skull and Roses, mais ce ne sera pas bien long. Et à part un petit imbroglio su le plat de Marie (le serveur a mal compris, ou bien elle a mal prononcé, mais ça tombe toujours sur elle !), nous sommes très satisfaits.

Michel, en particulier, a un plat « tout frit » qui met comme le Fish and Chips d’hier un point d’orgue en matière grasse. En effet il a un énorme burger de bœuf, de deux étages avec du bacon, pour lequel il faut une pique afin qu’il reste en place. A côté, des oignons frits, du calamar frit, des frites. Voilà. La recette était relativement simple, j’imagine. Rassemblez les ingrédients. Veillez à les mettre dans le panier de la friteuse. Sortez les, et… Voilà ! A côté, Julie et moi sommes raisonnables, avec notre bœuf-purée et notre tranche de pain ! Les prix sont très bas, et on en vient à se demander si nous ne serions pas dans une sorte de Flunch à l’Irlandaise. Mais quand bien même, ça n’enlève rien à l’ambiance. Les deux tables en face du bar, rassemblant chacune une douzaine de personnes, rivalisent en alcools (les cadavres de bouteille sont éloquents) et en volume. Devant l’entrée, j’ai l’impression qu’une discrète opération de distribution pour les pauvres est organisée, tandis que du premier étage, un brouhaha général semble tomber par l’atrium central. En attendant le serveur pour les desserts (ce soit, on tient le coup), nous faisons une petite scopa.

Et là, surprise. Oh, oui, surprise. Ce qui nous maudissait Michel et moi, ce n’était ni le Kerry, ni le Connemara, mais bien l’Irlande. Car à Derry, nous avons mis une pâtée magistrale aux filles. 11-2, d’entrée de jeu. Et dans l’euphorie, nous avons failli rater la commande des desserts. En les attendant, nous retentons. Ca passera encore ! Par trois fois nous allons les mettre au tapis, histoire de laver un peu l’honneur perdu durant plus d’une semaine. Une semaine de défaites à la scopa, c’est lourd à porter. Une petite famille venue s’installer à côté de nous regarde avidement les cartes (ils ont l’air de s’ennuyer), mais comme ils n’y comprennent rien, ils retournent vite à leur discussion. Quant à nous, nous allons avoir de l’occupation pour un certain temps : Gaufres pour Julie et Michel, Pancakes pour moi, il n’y a guère que Marie qui a décidé d’être raisonnable

A table, plus un mot. A part les bruits de mastication, le restaurant tout entier semble s’être effacé. Après la grimpette, la boue, le vent, les marais, c’est une véritable transe de contemplation qui s’empare de nous. Tout ce que l’on peut penser à cet instant, c’est glace, pancake, glaçage, sucre et chantilly. Des mots, des sensations. Ensuite, nous sommes pleins. Impossible de manger ne serait-ce qu’une bouchée de plus. C’est l’heure de refaire une partie de Skull, mais l’esprit n’y est plus, nous sommes déjà dans le souvenir de cette journée très (trop ?) chargée. Seul Michel garde encore quelques forces pour boire un verre avec moi, mais ce sera le dernier de la longue liste du jour. Il se commande donc un whisky (pour une fois qu’il n’est pas dans le café) tandis que je me fends d’un gin tonic (oui, on joue l’exotisme, en Irlande du Nord). Bien. Et même si un peu plus tard, nous n’avons pas très envie de regagner l’hôtel, Julie et moi arrivons à convaincre nos amis qu’il suffit au final de rentrer, de fermer les yeux et d’attendre un bon petit déjeuner. Le voyage de retour sera finalement à l’image de notre premier tour dans Derry : désert. Il n’y a même plus nos trois ivrognes pour aviver un peu les remparts, et c’est une dernière image tristoune et inerte du centre que nous garderons. Oubliés les compliments sur une ville à taille humaine, les fêtes et les couleurs. Ce qui fait que nous avons, nous aussi, une dent indirecte contre les vandales et les indépendantistes : même si ce n’était pas le but premier, ils nous ont cadenassé Derry en un cercueil, dont notre restaurant était le dernier membre à ne pas être en décomposition.  


De retour dans notre petite chambre, je suis si fatigué que j’ai à peine le temps de me rendre compte que pour nous aussi, les murs sont en carton (j’ai l’impression de dormir dans le couloir), avant de m’endormir profondément.  

samedi 2 août 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 38

Episode 38: A Derry sage

Une fois dans le brouillard au sommet d'Errigal, nous ne nous sommes pas inquiétés plus que cela, parce que même si la visibilité est minimale, on ne peut pas dire que la trace soit difficile à trouver : il n’y a pas moyen de se perdre dans le coin. Et heureusement parce qu’au vu des dénivelés, il y est possible de redescendre très, très vite. Non, nous préférons nous amuser quelques minutes de l’humidité incroyable qui nous enveloppe : les lunettes sont bientôt recouvertes de buée, et d’une fine pellicule d’eau, qui éclate en un kaléidoscope de gouttelettes lorsque je bouge un peu. Les cheveux de chacun, et des filles en particulier, sont également trempés en quelques instants. Notre appareil photo est vite mis dans le sac, tandis que Marie profite de l’étanchéité de leur compact pour mitrailler cette situation singulière. Avouons-le quand même, nous aurions préféré faire quelques panoramas bien dégagés du coin, puisqu’on sait que c’est une véritable claque de beauté. A la place de quoi nous mangeons nos bananes dans le calme avant de prendre le chemin du retour.

Tout le chemin de crête est envahi par le nuage, qui passe paresseusement sur le sommet. On voit clairement les volutes évoluer de droite à gauche, nous entourer et repartir de l’autre côté, comme dans un dessin animé : c’est un véritable brouillard à couper au couteau. Nous faisons bien attention à ne pas rater le sentier (encore une fois, ce n’était pas difficile) avant d’entamer la vraie descente passé le cairn du sommet. Là, il y a la véritable partie ennuyeuse : non seulement on n’y voit guère, mais en plus la descente est particulièrement technique. Plus encore qu’en montée, nos chaussures perdent rapidement l’adhérence. Il ne se passe pas dix secondes sans que l’un d’entre nous ne fasse un désagréable bruit de dérapage. Et l’on a beau savoir très bien tomber, ça ne donne pas très envie : nos réflexes sont mis à rude épreuve. Ce n’est qu’au bout de cinq bonnes minutes que l’on émerge du nuage, presque d’un seul coup.

Quelle symphonie pour nos yeux ! Avec le nuage en plafond, qui étend ses griffes vaporeuses sur les hauteurs, on a l’impression d’avoir comme un plafond blanc, véritable cadre pour les monts alentour. Quelques rideaux de pluie s’éloignent sur l’herbe verte, et on distingue à quelques kilomètres des rayons de soleil transperçant la couche de nuage pour aller illuminer quelques hectares qui brillent de toutes leurs couleurs irlandaises. Le calvaire se transforme en plaisir de descendre avec un tel décor étendu devant nous, comme une scène, comme un écran géant de cinéma. On ne peut pas plus toucher ces sommets, mais on peut sentir l’air frais, respirer l’iode de la mer mêlée à la pluie. Quelle splendeur, on ne s’en lasse pas. 

Frustrés tout de même de n’avoir pas eu plus que quelques secondes du côté ouest dégagé, Michel et moi profitons d’un rayon de soleil pour faire les aventuriers du risque. Nous traversons le gigantesque pierrier qui occupe la moitié haute de la montagne pour changer de point de vue. A l’horizontale, comme des chamois, nous sautons de pierre en pierre jusqu’à obtenir la vue désirée. Ce n’est pas toujours sans quelques frissons dans le dos (toujours se tenir prêt à lancer un dernier Adieu, au cas où), mais c’est aussi l’adrénaline qu’il fallait dans un tel moment de grandiose paysage. Revenus auprès de nos femmes respectives, nous prendrons le temps (surtout Michel) d’avoir la meilleure vue offrant ce contraste unique entre montagne cachée par les nuages, et plaine baignée par les rayons visibles du soleil.

Revenus au premier cairn, nous avons les jambes en compote. Il faut dire que se retenir en permanence est exigeant (Julie et moi avons passé une grande partie de la descente à se tenir par la main, à force de glisser sans moyens de se redresser) ! Michel n’y tient plus. A peine a-t-il bu quelques gorgées pour se réhydrater qu’il part en courant sur ce versant abrupt, menant la charge contre d’invisibles envahisseurs, et à gorge déployée. Je tenterai bien de le suivre à sa première course, mais l’intrépide est parti trop vite et trop loin… Comme je ne me fais pas assez confiance pour ne pas m’étaler tête la première dans la caillasse, je laisse filer. Et finalement nous allons descendre en courant main dans la main avec Julie, comme nous l’avions fait il y a quelques mois sur les versants de l’Etna. Michel, bon prince, nous attend après chaque section de plus d’une centaine de mètres, et bientôt nous pouvons le suivre, même si c’est à distance : nous sommes revenus sur la partie herbeuse (et mouillée) du Mont Errigal. Et si nous sommes toujours émerveillés devant le paysage, nous rions comme des gamins. Sautant de motte en motte, nous suivons Michel qui fait résonner ses « chboing chboing chboing » sur toute la pente, à en faire tourner la tête aux quelques locaux qui tentent l’ascension dans ce milieu d’après-midi.

Malheureusement, nous avons fini par revenir dans la partie franchement technique qui consiste à éviter à nos chaussettes de périr noyées dans d’atroces souffrances (et à finir de dégueulasser la voiture par la même occasion). Comme en plus il a plu depuis notre passage à l’aller, le sol est encore un peu plus détrempé… Mais cela aide aussi : il y a de véritables petits ruisseaux qui se sont constitués un peu partout, et c’est plus facile de les voir pour ensuite sauter par-dessus. Nous prenons la chose très à cœur, en cherchant toujours le chemin le plus optimal, ce qui à la fin nous permet de passer assez vite cette zone dite « de Sproutch ». Il reste qu’à une cinquantaine de mètres du parking, la dernière traversée de ruisseau est assez sportive. Michel passe sans aucun souci, mais lorsque Marie veut s’élancer, la motte la plus proche de la boue s’effondre, aussi va-elle tomber sur le côté, pour se relever rapidement. Un peu saoulée, elle va finir la traversée sans plus de considération pour ses chaussures. Julie, qui en a plein les jambes, va adopter la même technique, en passant très rapidement pour limiter les dégâts. Il n’y a finalement que moi (rappelons que je suis pas mal plus lourd que Michel) qui vais tenter le saut final… Et le réussir ! Cependant, comme j’ai mis à peu près cinq minutes à me préparer mentalement, tous les autres tournent rapidement le dos à mon exploit sportif pour arriver plus rapidement au parking.

Ce dernier s’est bien vidé depuis notre arrivée (il devait y avoir au moins trois bagnoles pour la famille des inconscients en sandales… Tiens mais au fait, on n’a vu ni hélicoptère ni ambulances : ils sont passés !). La route aussi, ce qui va me permettre de faire une ou deux photos sur le macadam, à quelques centimètres de l’asphalte, pour souligner la perspective. Une fois changés, même si on se sent encore sales, nous reprenons la route. Déserte sur une trentaine de kilomètres dans les montagnes, elle nous offre un dernier regard sur le Donegal, région inoubliable pour ses falaises, le mont Errigal et son Fish and Ships. Et nous la quittons dans l’heure suivante pour un autre comté, et même un autre pays : nous entrons en Irlande du Nord, via la nationale qui nous conduit à Londonderry. Au passage, il ne faut jamais prononcer le « London » et donc s’en tenir à Derry, sous peine de regard de travers (peine minimum). On aurait tendance à croire que la situation en Irlande du Nord est plus ou moins stable et calme depuis la fin des années 80, mais en fait pas du tout. C’est donc la gorge serrée que nous apprenons en entrant dans la ville, sur la radio, qu’une « fausse » manifestation à Belfast était en fait un guet-apens, et que 88 policiers ont été blessés par les groupes de vandales. Ambiance…

On sent tout de suite en entrant à Derry, que les villes d’Irlande du Nord ont quelque chose de dérangeant, comme un sentiment de tension qui flotte dans l’air et nous laisse un peu sur nos gardes. Comme par exemple lorsque l’on passe à côté d’un poste de police. Enfin, d’un château de police. Des murs de cinq mètres, surmontés de barbelés, au moins quatre mats truffés de caméras orientées dans tous les sens, et une entrée avec une fosse et une guérite ! Quant aux véhicules, ils tiennent plus d’un croisement entre un chasse-neige (lame incluse) et un blindé léger. Vraiment, ça met en confiance ! Déjà qu’il faut perpétuellement que je regarde le compteur pour faire du calcul mental (eh oui, ici, on est en milles ! On paye avec des Livres ! Quel bordel !).

Je suis un peu stressé lorsque nous arrivons près de notre hôtel, car les gens autour ont une tendance à rouler un peu n’importe comment, et que je suis un peu fatigué. Ce qui explique sans doute pourquoi je vais (un peu) aboyer sur Julie lorsque cette dernière va nous guider droit dans une impasse après un rond-point… Alors que j’avais dit que ce ne serait pas par la ! Bref. Cent cinquante mètres plus loin, nous pouvons nous garer et rentrer dans notre B&B du jour, qui tient plus du petit hôtel qu’autre chose. La tenancière nous accueille sans joie débordante non plus, et nous donne nos clefs plutôt que de nous amener à nos chambres (ça fait un peu objet de quête…). Julie et moi avons le plus difficile à monter, puisqu’un palier et demi à grimper sur ce petit escalier avec le sac sur l’épaule, c’est sportif ! Il faudra aussi improviser pour trouver ou mettre le sac dans la chambre, car cette dernière est minuscule, même si elle inclut la salle de bains. Entre la vue (magnifique) sur un muret de briques à deux mètres de la fenêtre, le carrelage fendu de la douche et la poussière un peu partout, nous sommes un rien déçus… D’autant qu’à Derry, ce n’était pas gratuit !


On ne savait pas encore que nous étions le couple le plus chanceux des deux !