Enfin, le moment tant attendu
est arrivé. Nous nous laissons guider jusqu’à notre table, dans la salle principale.
Le seul petit reproche que l’on puisse faire à l’établissement, c’est son
ambiance un peu trop policée. Il n’y a pas un bruit lorsque nous franchissons
le seuil, et nos remerciements aux serveuses semblent un peu résonner. Il y a
pourtant une profonde moquette à l’anglaise (à croire qu’on ne verra plus le
haut de nos chaussures d’ici quelques minutes), un plafond en poutres massives
et de grandes séparations entre chaque table. On devine une autre salle, plus
petite, plus loin dans le couloir. Tout le monde (et nous aussi, dans la mesure
du possible) est tiré à quatre épingles, le ton est donné. Enfin, ça ne va pas
nous empêcher de rigoler tous ensemble comme à notre habitude, même si on
entend que nous, loin de là. Comme nous avons déjà commandé, nous n’avons plus
qu’à mettre les pieds sous la table. Nous luttons contre l’appel séduisant d’un
second apéritif, parce que nous ne voulons pas gâcher l’expérience en étant
alcoolisés.
L’objet dans notre champ de
vision qui nous impressionne le plus, c’est une poivrière. Ah oui, mais pas
n’importe laquelle. Ce n’est pas la poivrière du dimanche, celle du pécore
moyen. Non, celle-là fait facilement un mètre de long, même si elle conserve
les proportions habituelles. La manipulation doit être absolument fantastique à
observer et sur le moment nous nous promettons mutuellement de demander quelque
chose à poivrer… Pour l’oublier plus tard, car l’assaisonnement parfait ne nous
donnera pas la moindre envie de gâcher le plat. Ah oui, si nous ne pouvons que
nous en douter à cet instant, nous sommes tout proches de l’un des tout
meilleurs repas, non seulement de ce road trip irlandais, mais de tous les
autres confondus. Rien de moins. La serveuse qui s’occupe de nous, magnifique
façon « beauté des îles » et tout sourires, revient bientôt avec nos
entrées… Non sans remarquer sans doute que Michel et moi sommes plus à
l’observer elle que les plats. Ces derniers nous réservent pourtant nos
premières bouchées gastronomiques de la journée.
Michel a pris une soupe. Oui,
Michel. Une soupe. C’est tellement inhabituel que l’on se demande plusieurs
fois si c’est la vérité… Pourtant dans le même silence religieux que nous
autres, il va la manger jusqu’à en racler le fond avec sa cuillère d’argent. Son
court-bouillon à la Guinness est alléchant. Julie s’embrouille dans l’ordre des
couverts (qu’elle connait pourtant très bien), tandis que Marie entame avec un
plaisir non dissimulé son risotto au parmesan. Et moi dans tout ça ? J’ai
pris le parti d’exploiter au maximum des ressources irlandaises, alors je
démarre avec un carpaccio de bœuf local, merveilleusement assaisonné et posé
sur de la roquette. Nous ne pouvons taire nos compliments plus longtemps, et
l’on se régale sans modération en fondant sur ces plats de qualité. Le seul regret
que l’on exprimera plus tard, lorsque nous serons remis de ce choc gustatif,
sera de ne pas s’être laissé bercer par une carte des vins sans doute
appropriée. Nous en venons à attendre la suite avec impatience, même si le
service est impeccable : c’est irrésistible.
Avec ce qui nous avait manqué
comme repas dans la journée, nous avons encore clairement faim, et en même
temps avons pris le temps de croquer et laisser fondre ces mets de qualité. Les
saveurs sont parfaitement équilibrées, il n’y a aucune fausse note et pourtant
nous avons (c’était volontaire) tous pris des menus très différents les uns des
autres. Arrivent les plats, à commencer par le suprême de poule de Julie, qui
arrive avec sa bottine de pointes d’asperges, puis mon saumon sauvage irlandais,
rehaussé au jambon de parme et sur une mousse crémeuse de choux. A notre
gauche, Michel et Marie sont dans un registre bien plus tourné sur le bœuf.
Tournedos en sauve au poivre pour Michel, romsteak en grillade pour Marie… La
pauvre, elle va (et c’est quasiment la première fois du voyage) souffrir de sa
condition en étant prise dès la première bouchée… Elle ne peut vraiment rien
avaler le plus, ce qui nous fait de la peine à tous les quatre, qui ne pouvons
pourtant retenir nos exclamations de joie et d’allégresse presque à chaque
bouchée. Il faut avouer que ces déclarations d’amour culinaire ne sont
peut-être pas passées inaperçues dans le silence relatif de la salle, mais nous
nous régalons. Il ne faut pas avoir peur de le dire, c’est peut-être la meilleure
pièce de saumon que j’ai pu manger, à égalité peut-être avec les prouesses
qu’exécute parfois ma maman les rares Noëls où nous avons dégusté du poisson. Autre
réalisation lorsque nous sommes servis, nous avons réussi sans nous concerter à
commander les quatre formes possibles de la pomme de Terre (ce qu’on pourrait
appeler le « combo irlandais ») à savoir frites, en potatoes, en
salade et en purée maison.
Même si cette fois les faims
respectives sont calmées (plus ou moins brutalement pour Marie), Julie et moi
ne pouvons pas nous résoudre à laisser passer la carte des desserts, par pure
gourmandise. Et quelques minutes plus tard, c’est à nouveau la récompense
(enfin, n’allez pas imaginer que c’est à l’œil, mais on ne pense pas au budget,
pas ce soir). Michel peut disposer de son Irish « Bushmills » Coffee,
tandis que Julie et moi contemplons quelques minutes les assemblages complexes
de nos desserts, petits tableaux culinaires dont je me souviendrais plus d’un
an plus tard, de l’assemblage de saveurs. J’ai des pêches, très légèrement
confites, servies avec des macarons et une purée de rhubarbe, le tout parsemé
de céréales caramélisées à différents stades. Fête de consistances et d’arômes,
c’est un peu le roi des desserts. De son côté Julie, qui a de la glace, ne
relèvera pas la tête de l’ouvrage pour de longues minutes.
Nous passons un superbe moment
tous les quatre, finalement habitués à cette ambiance feutrée. La serveuse a
bien compris que nous étions détendus, et même si Michel et moi sommes peu à
peu auto-persuadés que ses coups d’œil sont lubriques, elle ne lésine pas sur
la politesse et les sourires. Cela va même mener à ce que, lubriques comme nous
sommes mon ami et moi, nous appellerons le moment drague. En tout cas avec
Michel, nous en sommes surs. Alors que nos deux femmes se sont levées pour un
voyage groupé aux sanitaires (comme seules les filles peuvent et savent le
faire), la serveuse s’était approchée, pulpeuse et douce, pour débarrasser la
table. Je crois bien que ni Michel ni moi n’avons esquissé mot, mais nous
étions sous le charme, peut-être même (dans son cas, bien sûr) en train
d’imaginer cette femme magnifique dans d’autres circonstances, quand elle s’est
adressée à nous. Mutine.
« Soo, what are you guy’s plans for
tonight ? »
Moment de grâce, temps
suspendu. C’est Sophie Marceau qui nous invite à danser dans La Boum, c’est
Jack qui sauve Rose dans Titanic. La question, soyons honnêtes dix secondes,
était probablement sans aucune arrière-pensée. Mais dans le contexte, nous
avons tous les deux eu l’impression qu’elle avait stratégiquement attendu que
les filles soient parties aux toilettes pour nous aborder avec son sourire
transperçant, ses yeux de coquine (pardon…) et son uniforme bien près du corps…
Pour vous dire, c’était tellement énorme que même si nous avons tout de suite
compris ce qu’elle disait, nous n’avons pas été capables de fournir en réponse
plus qu’un « heuuuu » dans les premières secondes. En même temps,
mettez-vous à notre place, cette femme délicieuse vient nous demander nos plans
pour la soirée, alors qu’il est 22h, que Bushmills dort déjà, et que nos femmes
sont absentes. Si c’était de la provoc’, on a mordu à l’hameçon. On l’a avalé,
et il était délicieux.
Courageusement, nous
retrouvons nos esprits, et lui expliquons que nous ferons sans doute un tour au
bar avec nos épouses. Aussitôt qu’elle est partie, Michel et moi nous tournons
l’un vers l’autre, en se regardant mutuellement le sourire aux lèvres :
« -
Est-ce qu’elle nous a bien demandé ce que je crois qu’elle nous a
demandé ?
-
Mais trop ! »
Cela nous met dans un état
d’euphorie qui devient rapidement difficile à contrôler. Les filles sont de
retour, aussi nous ne pouvons pas nous empêcher de leur raconter notre
aventure. En en rajoutant sans doute un peu (dans l’une des versions, elle se
penchait pour remonter son bas avec la jambe entre Michel et moi). Mais
l’essentiel est là : nous sommes absolument catégoriques, flattés, et nos
chéries ont soudain l’envie de demander l’addition pendant qu’il est encore
temps. Car non, notre hypothétique liaison mentale avec la serveuse ne nous
enlèvera pas, ne nous enlèvera jamais la qualité culinaire de ce repas extraordinaire.
Nous partageons la note entre couples ce soir pour ne pas faire plonger les
autres… Ce n’était pas si cher au final, étant donné la finesse et les
souvenirs que nous en retirons sur l’excellente cuisine irlandaise (et son
accueil…).
Nous retournons ensuite au
bar, histoire de continuer la soirée. Les amateurs de billard sont toujours là,
même s’ils sont un peu moins nombreux (et plus jeunes, bizarrement). Le patron
nous reconnaît, accepte une fois de plus de trier à notre place les pièces sur
le comptoir (avec leurs pièces qui ne se ressemblent jamais, je deviens fou).
Pour Michel et moi, c’est le moment de faire honneur à la production
locale : Michel prendra un verre de Bushmills « Black Bush »
tandis que je me décide à siroter un Bushmills « Irish Honey » qui
n’est pas exactement un whisky parce qu’il est coupé avec du miel de Cork. En
tout cas, il réchauffe et il descend tout seul, je peux vous l’assurer.
Malheureusement, c’est le moment que choisissent les filles pour gagner pour la
toute première fois une partie de scopa en Irlande du Nord (décidément, pas un
pays où nous n’ayons perdu avec Michel !). Après cela, nous ne resterons
pas longtemps, car nous avons déjà commandé nos petits déjeuners, et qu’ils
seront tôt.
Couchés dans nos lits King Size, nous pouvons enfin nous
réconcilier avec l’hospitalité Irlandaise : les maux de Derry sont
effacés, nous voici avec une extraordinaire journée de souvenirs
supplémentaires.