Le départ pour l’ascension
sera un peu chaotique. Il faut dire qu’après une bonne heure et demie de
conduite, nos vessies sont très sollicitées et se rappellent à nous. Hors sur
cette montagne pelée autant que sur les hauteurs alentours, on n’aperçoit ni arbre
ni buisson à des kilomètres à la ronde. Il faut donc jouer avec les herbes
hautes, se cacher avec la voiture… Toute une aventure. Personnellement, je
manque de faire une chute de quatre mètres dans un ruisseau en m’abritant un
peu trop derrière les bords d’un petit ravin. Heureusement, la bruyère qui
pousse ici se laisse agripper par poignées sans faillir ! Remis, habillés
pour la marche, nous nous lançons dans l’ascension du mont Errigal. Le petit
parking pour les randonneurs, délimité par un joli petit muret, est plein. Il
faut préciser que même si nous avons perdu la notion du temps au cours de notre
extraordinaire road-trip, on est quand même samedi. Et même s’il ne fait pas
très beau, la montée a attiré du monde ! On distingue dans la pente plusieurs
groupes de marcheurs, éparpillés sur tout le versant. Mais enfin, ils ne
pourraient pas suivre le chemin ?
Quelques mètres plus loin,
l’évidence nous saute aux yeux. Non seulement il n’y a pas de chemin dans la
première moitié de l’ascension, mais en plus l’état du terrain fait que chacun
y va de sa propre initiative. Expliquons-nous : sur les huit cent mètres
devant nous, même si le dénivelé n’est pas extrême, ce qui ressemble de loin à
un vert pâturage n’est autre qu’un terrain boueux et détrempé, au sein duquel
fleurissent les touffes d’herbes hautes et vertes qui donnent la signature
visuelle du coin. C’est Marie qui en fera la première les frais. Nous prévenant
par un « est-ce que c’est vraiment mou ? », elle s’élance vers
une zone détrempée, pour s’y enfoncer d’un seul coup presque jusqu’en haut de
ses chaussures de marche. Ouf ! On a su dès ce moment-là que ce ne serait
pas facile. Il ne suffit pas de se diriger vers le haut, où un cairn nous
attend, il faut aussi constamment relever la tête, calculer un chemin qui ne
soit pas un simple cul de sac devant une grande flaque… Nous y perdons beaucoup
d’énergie, car on monte beaucoup en zigzag, devons régulièrement sauter
au-dessus de quelques ruisseaux, et analyser au moins à l’œil la consistance du
terrain.
Passé les cent cinquante
premiers mètres, nous avons tous les chaussures plus ou moins dégueulasses.
Cette terre tourbeuse et trempée semble s’accrocher partout. Pourtant, nous
refusons d’abandonner comme le font certains des autres marcheurs que nous
croisons et qui choisissent, perdus pour perdus, de tracer un tout droit dans
la boue et la flotte… Nous tentons de marcher de touffe d’herbe en touffe
d’herbe, de chercher les lits de cailloux blancs qui émaillent tout le versant,
d’improviser des sentiers... On se sent un peu comme des Gollums dans le
sentier des morts. Et puis, je ne voudrais pas dire, mais il se fait sacrément
faim. Comment allons-nous alors pouvoir trouver un spot plus ou moins au
sec ? L’occasion se présentera une dizaine de minutes plus tard. Alors que
la pente est de plus en plus prononcée, il y a quelques cassures dans ce grand
tapis herbeux, comme si quelques pans s’en détachaient quelque fois. Et sous
ces lambeaux de chair de montagne déchirée, il y a plusieurs zones rocailleuses.
C’est là que nous allons nous installer, plus ou moins abrités du vent,
profitant des petits blocs éparpillés pour en fait des sièges. Ce n’est pas le
Ritz, c’est certain, mais pour un énième repas sur le pouce, cela sera
amplement suffisant.
Nous allons même abréger
l’expérience. Déjà parce qu’il nous reste le plus difficile de la montée :
on s’est bien aperçus dans le début de l’ascension que le gros de la pente
serait moins frustrant mais beaucoup plus technique. Ensuite, parce qu’il
commence à pleuvoir doucement, et que nous faisons une petite overdose de
mouillé. Bizarrement, on se sent plus à l’abri en mouvement, bien réchauffés
par l’effort sous nos K-ways. Bientôt, la côte devient plus prononcée, et
Michel qui est aux avant-postes finit par nous repérer un chemin de chèvres qui
ne soit pas à la fois un sentier et une rivière en devenir. Nous soufflons fort
devant la tâche : on monte à l’irlandaise, sans un seul virage. C’est
gratifiant, car on monte vite en altitude, et le paysage d’une beauté cristalline
se révèle vite…
Mais pour l’effort, c’est difficile. Lorsqu’enfin nous arrivons
au cairn, notre point de référence, nous savons que nous avons passé la
« zone verte ». Devant nous, le chemin nous montre la voie : la
traversée en « tout droit » d’un flanc de la montagne tout en
pierrier, puis la partie finale de l’ascension. Après un petit
rafraîchissement, nous montons. Cette fois, il faut faire gaffe à ne pas
glisser : entre les rochers, le sol est dans un gravier fin et traître, et
certains cailloux réservent de mauvaises surprises.
Nous sommes dépassés lors
d’une pause photo (et vidéo, aujourd’hui j’ai la GoPro sur la tête) par une
troupe hétéroclite, que l’on croit d’abord être un centre aéré, avant de se
rendre à l’évidence : il s’agit d’une seule famille. Les huit ou neuf
(passé un seuil, on ne compte plus, rappelez-vous) marcheurs se débrouillent
tellement n’importe comment que nous croirons une bonne dizaine de fois que
l’un d’entre eux repartirait en ambulance. Pas de chaussures de marche (et
même, des sandales pour les gamins), pas de vêtements de pluie, tout au plus un
survêtement de sport pour les plus chanceux… Nous fronçons les sourcils sans
retenue. Quelques minutes après le cairn, il ne pleut plus. Et nous nous
retournons toutes les deux minutes pour admirer la dimension totalement épique
du paysage. Sorte de rideau vert plissé et étalé sur un relief tourmenté, la
région alterne avec la météo qui est lui est propre, entre versants brillamment
éclairés et flancs sombres et mystérieux. C’est le ciel qui déploie mille
couleurs aujourd’hui, des variations du gris au bleu, qui vont se refléter au
sol jusqu’à la mer, une dizaine de milles plus loin.
Nos chaussures de marche sont
un peu impuissantes ici : le gravier fin roule sous nos semelles crantées
et menace de nous étaler sur un tapis peu homogène de cailloux blancs et
effilés. Le degré de la pente est à faire frémir un grimpeur du Tour de France,
et malgré le paysage, nous soufflons beaucoup. Bien sûr, la récompense est au
rendez-vous, puisque l’immensité se dévoile de plus en plus au fur et à mesure
de notre ascension. L’un des points d’orgues de la montée, c’est le versant
Nord-Est de la montagne, aussi abrupt que la pente d’un volcan. C’est
d’ailleurs la plus proche analogie, tant le dénivelé visible sous nos pieds est
impressionnant et semble vertical. Michel et moi en sommes persuadés : en
Wingsuit, ça passe sans soucis !
Dans ce déchaînement de verticalité qui
donne un peu le vertige aux filles, quelques rochers saillants sont pointés
vers le ciel, comme des pieds de nez à l’érosion et à la terrible pression de
la gravité. J’essaie en vain de capturer le moment avec la caméra que j’ai sur
la tête, mais il n’est pas facile d’avoir une bonne idée de ce que l’on filme
malgré le grand angle. Dans les montées, le plus souvent, c’est quand même les
fesses de celui ou celle qui nous précède (en l’occurrence, Marie, mais je m’en
rendrai compte à mi-pente). Et puis le son, comme on s’en rendra compte à notre
retour, n’est guère que celui de mes pas, rythmé par ma respiration profonde,
et mes commentaires émerveillés sur la beauté immense de ce pays.
Lorsque nous nous rapprochons
du sommet, on retrouve une grande partie des touristes (bref, les autres
marcheurs) qui ont leurs véhicules garés à côté du nôtre. Plusieurs
redescendent, et j’ai droit à des regards pour la plupart très curieux étant
donné ce que je porte sur la tête. Avec un petit complexe, je me demande
plusieurs fois si ce n’est pas parce que j’aurais un air ridicule avec, mais j’entendrais
deux anglophones discuter des différents modèles en me dépassant et montrant du
doigt, donc je serai rassuré pour le reste du trajet.
Alors que nous pensons arriver
au sommet, Errigal nous réserve une petite surprise : ce dernier est en
fait surplombé d’une crête, que l’on ne voit pas depuis le parking et qui monte
quelques dizaines de mètres plus haut qu’un second cairn. Les gens sont nombreux
ici (oh oui, au moins dix-quinze, tu imagines), assis sur la crête, avec une
vue de part et d’autre proprement époustouflante. Sur le versant Ouest, le
soleil joue de ses reflets dans la myriade de petits lacs disséminés dans cette
grande région de nature (les premiers champs sont à l’horizon, il n’y a pas une
maison), à l’Est, les nuages passés jouent de leurs ombres et des rideaux de
pluie pour créer une alchimie toute particulière. Et au Nord… Au Nord, on ne
voit rien, car un nuage (nous sommes pile à hauteur) se déploie doucement vers
les plus hauts reliefs du Mont Errigal. Nous prolongeons notre marche jusqu’au
bout de la crête, jusqu’au véritable sommet, et nous sommes comblés :
l’effort a payé ! Ce n’était pas si long, mais sacrément intense !
Julie a sorti le petit appareil pour faire un dernier panorama… Mais ce ne sera
finalement pas possible.
Comme tendant ses bras blancs pour enserrer le toit du
Nord de l’Irlande, le nuage encercle le sommet en quelques secondes à peine.
Des volutes plongent au-dessus de la crête comme une vague de grande marée. La
brume se répand, au-dessus, à gauche, à droite, si bien qu’en quatre ou cinq
inspirations, nous sommes comme coupés du reste du monde. La visibilité est
tombée à moins de dix mètres, la température a chuté, on n’y voit bientôt plus
rien. L’heure, pour nous, de savourer une pause, en sortant des bananes, que
nous mangerons dans l’inconnu, tout à notre plaisir d’avoir battu Errigal.
Il pouvait toujours nous
priver de la vue, mais pas de notre joie.