mardi 30 décembre 2014

Accusé (Episode 7)

Episode 7: Retour dans le passé (3), Simple violence
(Ceci est la suite et fin de la lettre de Gwenaëlle, voir post précédents)

Assise dans mon recoin d’ombre, silencieuse et immobile, le premier garçon que je vis fut Geoffrey. Je ne m’attendais pas à le revoir après votre entrevue, mais c’était lui, sans aucun doute. Il était allé dans la salle de bains, pour y passer de longues minutes. Instants que je passais immobile, à entendre ma propre respiration qui gagnait en proportions à mesure que le silence étendait ses bras sur l’étage tout entier. Mais une fois Geoffrey retourné dans la chambre masculine, le bal ne s’est pas arrêté là. Mon cœur battait la chamade alors que j’ai vu l’ombre d’un garçon se dessiner sur l’éclat de lune dans lequel baignait le couloir. Je m’étais persuadée qu’il s’agissait de Cédric. Qu’il me cherchait, qu’il ne pouvait y avoir qu’une seule raison pour laquelle il était sur le palier à cette heure. Sans un mot, dans la croyance idiote et naïve qu’il me reconnaîtrait, je m’étais glissée à ses côtés alors qu’il atteignait à son tour la salle de bains. Je ne le voyais pas, mais j’ai senti son sursaut, et surtout sa main qui agrippait soudain mon avant-bras. « C’est qui ? » a-t-il murmuré ? « Gwen », ais-je répondu dans ce qui était la dernière réplique innocente de ma vie.

Il ne m’a pas lâché l’avant-bras, au contraire. Il a immédiatement arrêté le geste que j’esquissais pour atteindre l’interrupteur, m’a plaqué sa large main sur la bouche en comprimant mon cou avec son bras, et m’a tiré sur le carrelage froid jusqu’à la grande cabine de douche. De là, se sachant à l’abri de mes cris et de l’arrivée d’un autre de nos camarades, il a déchaîné sur moi une violence à laquelle je n’ai pu trouver ni raison ni comparaison. Il m’a anéantie avec une rapidité que je ne pensais pas possible, en commençant par me couper le souffle jusqu’à ce que je ne respire plus que par un réflexe que seul un instinct primaire peut reconnaître. Il m’a bourrée de coups, tout en me tenant fermement, le tout dans une obscurité totale. Je n’ai pu ni me débattre, ni crier, ni m’échapper. Et même si à ce moment d’une noirceur immonde mon esprit ne voulait que s’enfuir, mon agresseur a tout fait pour graver son image dans ma mémoire. Il m’a violée, Aude. Fort, et bien plus longtemps que ce que l’on raconte sur les adolescents. 

Et tandis que les seuls sons qui me venaient à l’oreille étaient ceux de nos corps qui s’entrechoquaient, à la limite de la brisure, il m’a demandé de chuchoter son nom. C’était peut-être cela, sa victoire finale sur l’entièreté de mon corps et de mon identité : le fait de me faire répéter, syllabe par syllabe, Tristan, Tristan, Tristan, alors que sa jouissance arrivait à son paroxysme.

Il a pris soin de se retirer au dernier moment, me laissant souillée dans ma moitié de pyjama, roulée en boule sur la surface froide et sèche de cette grande cabine de douche. Il se levait lorsque j’ai tendu une main pour esquisser un geste, d’aide, de désespoir, je ne sais plus. J’ai atteint le carrelage rugueux du mur, mais Tristan s’est retourné d’un geste preste, et m’a coupé le souffle d’un simple coup de genou. D’un geste aussi naturel que s’il levait le pied devant une marche d’escalier. Jusqu’à cet instant j’étais brisée, mais c’est avec ce dernier déchaînement de violence calculée, froide et précise qu’il s’est assuré que je ne recollerai jamais les morceaux. J’ai compris sans le voir qu’il avait le visage tourné vers le mien, que si je faisais mine de bouger il pourrait augmenter encore ma douleur. Que si je parlais de tout cela, il pourrait s’arranger pour que personne ne me croie. Voire, pour que cela se reproduise. Il m’avait terrorisée à un point que je ne saurais expliquer, mais m’avait en même temps donné les idées claires avec ce dernier coup. Rien ne devait se savoir. Rien.

Une fois Tristan retourné dans sa chambrée, je ne saurais pourtant retrouver la ligne des évènements de la fin de la nuit. Je me suis retrouvée, quelques heures plus tard, serrant à m’en faire blanchir les jointures, mon sac de couchage dans notre chambre. J’avais réussi, sans savoir pourquoi ni comment, à nettoyer mon sang, à sécher mes larmes, à retrouver mes affaires. Restait à composer un visage de circonstance. Tristan avait été trop malin pour faire apparaître des ecchymoses qui soient visibles. J’ai fait ce que je savais faire le mieux à l’époque, tout en devinant le genre de bombe à retardement que cela pouvait devenir : j’ai intériorisé tout cela, l’ai placé dans une boite que j’ai refermée de force. Déjà, à cet instant, je savais que les souffrances qu’il m’avait causé seraient trop grandes pour que je puisse continuer de vivre avec un tel fardeau. L’acte final n’a peut-être jamais fait de doutes pour moi.

Les garçons ont débarqué dans une trombe impossible, surgissant sans gêne ni appréhensions dans notre chambrée, coussins à la main, juste avant neuf heures. S’en est ensuivi une bataille féroce que tu as menée, et que nous avons réussi à repousser jusqu’à leurs propres matelas. Enfin, ce n’était pas vraiment « nous ». J’étais une coquille, vidée de toutes ses forces. Tout juste capable de sourire pour rassurer le moment venu. Pourtant, après la soirée de la veille, personne n’avait de mal avec mon excuse : la fatigue pouvait facilement tout expliquer. Je me tenais à l’évidence loin de Tristan, mais ce dernier, qui faisait montre d’une nonchalance criminelle, faisait un point d’honneur à ne jamais s’éloigner de moi. Comme si nous devions sortir ensemble. Comme si ce cauchemar n’était pas destiné à se terminer. Le petit déjeuner aussi a été un calvaire, et lorsque Tristan a commencé à vouloir me faire du pied, j’ai prétexté des maux de ventre pour m’éclipser. Et en effet je me sentais très mal, mais c’était plus une sensation d’étouffement, d’oppression, d’enfermement.

Je pensais échapper aux autres toutes la matinée, mais je t’ai croisée dans le couloir, en remontant dans notre chambrée. Tu avais l’air passablement énervée, et nous avons discuté en confidentes de longue date. Tu m’as avouée alors avoir trouvé des traces de sang dans la douche. Une boule s’est immédiatement formée au fond de ma gorge, et j’ai failli alors tout avouer. Après tout, s’il restait des preuves, ce n’était peut-être pas mon âme damnée qui devrait faire son deuil, peut-être était-il possible de tout confesser, et de s’en sortir ? L’idée m’a traversé, mais tu me disais déjà que tu avais pris soin de tout nettoyer, et que tu suspectais Mélanie. Il y avait une activité ce matin-là, mais je n’y ai finalement pas participé, allant me coucher sans demander mon reste. Je ne pouvais voir personne sans me rétracter dans une coquille étanche de sentiments, un bouclier dressé contre ce monde extérieur si cruel. Il s’agissait, je crois, d’une sorte de questionnaire en chansons. Je ne me souviens pas plus du repas, que j’ai passé dans un état de semi-absence, résistant à l’envie de m’échapper à toutes jambes. Il ne me faudrait plus tenir très longtemps, car nous n’avions pas bride sur le cou pour toute la journée du dimanche : aussitôt le milieu d’après-midi arrivé, je pourrais m’échapper et espérer me reconstruire chez moi.

Pourtant, il a fallu que le sort, en la personne de Tristan, me fasse subir encore une épreuve. Comme si sa domination n’avait pas suffi, comme s’il ne m’avait pas assez anéantie, comme s’il fallait broyer les cendres qui résistaient encore au centre de ce brasier intense. Alors que quelques-uns, dont toi, Geoffey et JC, ainsi que Mélanie avez voulu regarder une des dernières VHS du moment, je n’aspirais qu’à revenir au calme, seule. Mais d’autres avaient mal dormi, et je fus rejointe pour une sieste par Lydia, Cédric qui s’endormit d’une seule traite en ronflant doucement… Et Tristan. Ce dernier, qui avait commencé par regarder la vidéo avec vous, s’en est apparemment vite délaissé pour venir me torturer. Opportun, il s’est couché à moins d’un mètre de moi, et je sentais déjà la chair de poule hérisser mes bras. J’avais le cœur qui battait à tout rompre, mais je ne pouvais rien faire. 

Il avait la vitesse, l’esprit, la violence pour lui. C’est la première fois que, les yeux fermés, je pensais à en finir avec la vie. A partir dans cet endroit où il ne pourrait pas m’atteindre. Mais il n’était pas idiot, et Tristan s’est contenté, après avoir vérifié que les autres s’étaient assoupis, de me caresser les cheveux. Il n’y mettait qu’une douceur qui démentait son geste, même si j’étais tendue comme si à chaque seconde, le coup allait suivre et tomber. Une frappe qui ne vint jamais, mais qui me faisait me mordre les joues d’une attente interminable. N’allait-il pas me balancer contre un mur ? Me violer à nouveau ? En me retenant de toutes mes forces, je n’ai pas pu contenir mes larmes. Peu à peu, je laissais couler sur mes joues l’amertume, la honte et la peur. Je sanglotais une vie passée, une ignorance qui n’appartenait plus qu’à une période à présent terminée.

Lorsque la « sieste » s’est terminée, je tremblais de la tête aux pieds. Tristan n’avait esquissé aucun geste, mais il me souriait comme un maître sourit à son chien qu’il vient de corriger. Il m’avait dominée, déchirée. Nous sommes tous sortis dans le jardin, afin d’attendre l’arrivée inévitable des parents. Et en tant que meilleure amie, je devais attendre la fin de cet interminable défilé. Je me suis isolée pour arranger mon visage, strié des marques de mes lourdes larmes. Ma détresse a du traverser les murs car tu m’as trouvée immédiatement. Et tu m’as tout de suite demandé ce qui s’était passé. Mais qu’aurais-je pu te dire ? Nous avions tous une vie, et pour l’instant seule la mienne était brisée. J’ai esquissé un autre sanglot, et puis j’ai prononcé son nom, comme on brise une malédiction. « Tristan… » ais-je dit. « Tristan n’a pas respecté sa promesse ». Je ne suis pas allée plus loin, consciente qu’un mot entrainerait un autre, dans cette chute interminable qui ne se terminerait que par un nouveau départ de souffrances. La police, tes regrets, un procès interminable et la peur, toujours la peur.

Peut-être as-tu compris qu’il y avait plus. Que Tristan n’avait pas juste brisé son respect de la promesse de ne pas nous draguer, de ne rien tenter envers nous. Tu étais maline et, faut-il le dire en tant qu’espiègle adolescente, suffisamment puissante. Je me souviens que tu as dans les minutes qui ont suivi et dans la plus grande discrétion, lancé une opération pour exclure Tristan de notre cercle d’amis. Quelque chose était brisé, lorsque tu m’as vue dans cet état de faiblesse, et tu l’as fait payer à Tristan le reste de l’année. En l’isolant. En le ridiculisant comme seule une fille de 14ans sait le faire. Sans relâche et jusqu’à ce qu’il n’approche plus aucun ni aucune d’entre nous. Dans un sens, j’ai cru longtemps que cet ostracisme pourrait me permettre de me reconstruire, que les mois sans lui me seraient bénéfiques. Mais détruire la menace n’est pas suffisant. La cassure était trop forte. Si tu as reçu cette lettre, tu sais de quoi je parle. Il n’existe pas de mots assez forts pour exprimer ce qu’il a pu me faire subir.

Voilà, Aude. Voilà qui termine mon récit de cette terrible nuit. Une histoire inachevée qui va prendre sa fin ici et maintenant. Tu étais, durant toutes ces années, la plus indéfectible des amies. Ne perds jamais ce sourire qui n’appartient qu’à toi. Je t’aime.

Gwenaëlle.


jeudi 11 décembre 2014

Accusé (Episode 6)

Episode 6: Retour dans le passé (2), mise en scène
(Ceci est la suite de la lettre de Gwennaëlle, voir post précédent)

Nous avions passé des heures à préparer un punch sans alcool, le premier d’une véritable suite de défis culinaires du haut de nos quatorze ans. Et c’était indéniablement un succès. Nous avions fait semblant d’être ivres, pour pouvoir singer ceux que ne nous prenions alors pour des clichés ambulants. Pour peu que quelqu’un en ait eu l’idée, nous aurions toutes et tous juré que jamais nous n’étions tentés de boire une seule goutte d’alcool de notre vie. En sachant très bien qu’il en était de même pour la cigarette, et que les plus aventureux d’entre nous y avaient déjà gouté, en y revenant régulièrement (Chloé était une experte en expériences interdites… C’est peut-être pour cela que je la détestais alors même que j’étais très introvertie). Le début de ces fêtes était toujours un mélange détonnant de non-dits et de moments de gêne avant que chacun accepte les autres. Je me souviens que tu avais un gros problème avec Chloé, justement. Elle n’était pas déguisée, n’avait pas vraiment prise l’invitation au sérieux.

Du haut de ton mètre cinquante (pas beaucoup plus, n’est-ce pas ?) tu avais presque réussi à lui tirer les larmes des yeux. En profitant d’un moment seules dans la cuisine, tu lui avais sauté dessus, pour ne plus la lâcher. Ce n’était d’ailleurs pas très discret, et je me souviens que plusieurs des garçons regardaient leurs chaussures d’un air concentré, tandis que nous les filles nous regardions d’un air scélérat : il y aurait beaucoup à discuter lorsque Chloé partirait, plus tard dans la soirée. Elle était la seule à rentrer chez ses parents ce soir-là… J’aurais bien fait de suivre le même exemple, mais nous ne pouvions pas le savoir, n’est-ce pas ? J’ai passé tellement de nuits chez toi, avant ce drame, que je ne pourrais les compter. Et seulement une ou deux ensuite, cauchemars éveillés pour lesquels je me suis réfugiée à tout prix au fond de mon sac de couchage malgré la chaleur, ma vessie et tout autre dérangement.

Une fois le niveau de boisson devenu critique, nous avons fait quelques photos de groupe, dans nos costumes qui avaient le mérite d’être tous différents. Et tous nous mettaient en valeur, si ce n’est celui de Tristan. Un plongeur, vraiment… C’était si déplacé ! Nous avons fait plusieurs clichés, sur ton canapé, en prenant à chaque fois des poses spéciales. Cédric était pour moi le plus élégant, avec son costume que l’on aurait cru taillé sur mesure, ses larges épaules et son menton carré qui le faisait ressembler au vrai James Bond de l’époque, Pierce Brosnan. Quant à moi, j’étais peut-être la plus observée par les garçons, comme s’ils s’étaient subitement rendus compte que derrière mes pulls de laine, il y avait une femme. Ou une fille, peut-être, avant la fin de cette terrible nuit. Nous avons ensuite fait deux groupes, et je t’avais suivi en cuisine pour élaborer un gâteau, accompagnée par Mélanie et Lydia. C’était censé être une activité pour tous, mais Chloé et toi aviez suffisamment de tensions entre vous, je crois, pour séparer tout le monde. Ah, et puis il y avait Lydia, qui souhaitait absolument nous dire quelque chose. Je ne m’en souviens plus, j’avais dû me laisser emporter par les sentiments que j’avais envers elle à l’époque. Je la trouvais puérile, capricieuse et vantarde. Comme si le fait d’être perpétuellement avec JC faisait d’elle une star par rapport à nous, pauvres adolescentes. Nous étions toutes un peu jalouses, c’est certain, mais elle poussait loin le bouchon dans ce domaine.

Il y avait comme un temps mort, puisque la moitié des participants de la fête s’étaient séparés. C’est Mélanie qui a eu la bonne idée de venir te voir pour proposer un défilé de mode. Nous nous sommes aidées au besoin d’une garde-robe de tes parents, qu’ils n’utilisaient jamais. Un véritable trésor de manteaux de fourrure, d’écharpes bigarrées, de cravates en tous genre et d’accessoires de beauté dont nous ne connaissions pas l’utilité. Le principe était simple. Par groupes de deux, nous nous isolions des autres, avec pour but de revenir avec l’ensemble le plus improbable. Je me souviens avoir beaucoup ri, mais pas de la teneur des uns et des autres. Tout juste ais-je cette image de moi, dans le grand miroir de cette penderie, habillée de pied en cap comme une femme russe, dos vouté, long manteau gris et une chapka trop grande pour moi à demi posée sur ma tête. Histoire, j’imagine, de préserver ma coupe de cheveux. Je m’étais sentie gênée aussi, par les regards parfois moqueurs que nous étions capables d’asséner aux autres sans y penser.

Il me semble que notre jeu s’est arrêté lorsque nous avons découverts le gâteau cramé dans le four. Je te vois encore pester en murmurant contre Chloé : votre petite altercation avant la séquence de pâtisserie t’avais fait oublier de mettre une horloge de cuisine. Il fut tout de même bientôt temps de passer à table. Nous avions mangé un délicieux gratin de pâtes, qui fondaient dans la bouche en même temps que nous devions littéralement jongler avec les fils de fromage dont nous avions empli le plat à profusion. Plusieurs d’entre vous, et surtout Lydia, aviez une conversation enflammée, dont je ne sais plus rien du sujet. Parce que vois-tu, Aude, je m’étais décidée. J’en avais fini avec ma timidité affreuse et qui me gâchait la vie. Dans ce déguisement de femme, je m’étais décidée à agir en tant que telle. C’est pourquoi, en repérant lentement à quel emplacement il était, je me suis mise à faire du pied à Cédric. J’avais sorti mes pieds de mes encombrants escarpins, aussi j’avais une sensation bien plus tactile que la normale. Evidemment, cette nuit-là a tout balayé, ce n’est pas difficile à comprendre, mais je crois que j’étais amoureuse. Et cette soirée d’Halloween, c’était un moment idéal pour passer à l’action. Tu avais toi-même appliqué le même concept avec Jeoffrey, n’est-ce-pas ?

Tristan était si aveuglé par son amour pour toi qu’il ne voyait pas votre manège, à tous les deux. Mais pour moi qui étais dans la confidence, c’était aussi évident que le soleil en plein jour. C’était peut-être ton attitude et tes propos sur lui qui m’avaient convaincue de passer à l’action. Dans tous les cas, Cédric ne me quittait pas des yeux, à table. Je le trouvais extraordinaire, capable de ne rien montrer tout en répondant de façon enflammée aux discrètes caresses que je faisais courir sur ses pieds, puis ses chevilles. Il ne bougeait pas, mais je sentais ses jambes se raidir et chercher mon contact. J’ai dû arrêter précipitamment, d’ailleurs, car JC s’est baissé à un moment donné, pour chercher je-ne-sais-plus-quoi sous la table. Par la suite, je me suis contentée de jeter des œillades à Cédric, qui faisait semblant de ne pas me remarquer, mais me glissait quelques sourires de temps à autres.

Il me semble que Chloé est repartie ensuite, cherchée par l’un de ses frères plus âgés ou ses parents. Aude, tu avais été d’une politesse glaciale qui n’’était pas passée inaperçue ! Chloé, pour sa part, faisait mine de n’en pas être affectée. Tout juste a-t-elle échangé quelques bises avec tout le monde, et un aparté avec Mélanie, avant de quitter la soirée. Je ne sais plus si c’est parce que nous étions déjà tous et toutes habillées, mais nous sommes allés faire quelques mauvais tours d’Halloween. Quémander des bonbons n’était pas encore la mode, en France, alors nous nous contentions de sonner, avant de déguerpir le plus vite et le plus discrètement possible. Et après quelques maisons, nous étions devenus des experts. Même Mélanie et moi, pourtant réticentes au début, nous sommes amusées comme des folles. Pour être plus efficaces, nous nous sommes séparés, non ? J’étais dans un groupe avec Cédric (que je ne quittais plus), Lydia et Jeoffrey, qui voulait rentrer plus tôt parce qu’il était mal habillé et qu’il avait oublié son chapeau de costume de Mario Bros. Nous vous avons entendu lancer des pétards, mais le temps qu’on arrive, vous vous échappiez du quartier en courant, alors nous sommes revenus chez toi.

Mes souvenirs sont plus flous sur la soirée dansante qui s’est ensuivie. Je me rappelle de nombreuses chansons de plage, les inévitables classiques des années 80. Je me souviens de JC, qui voulait danser un slow avec moi pour rendre Lydia jalouse, mais que j’ai refusé, pour me jeter dans les bras de Cédric. Ce dernier a fini par comprendre mon jeu, et la chanson que nous avons partagé, sur Céline Dion, reste l’un de mes derniers instants d’innocence béate. Il me tenait fermement, semblait ne jamais vouloir me lâcher, et esquissa une larme vers la fin de la chanson. Je voulais lui parler, mais sage comme toujours, j’ai préféré vouloir attendre le matin. Quelques-uns ont tenté de faire un jeu de questions et de défis, mais pour l’ensemble d’entre nous, nous tombions de fatigue ou faisions semblant de le faire.

Il y avait une chambre de filles, la tienne, dans laquelle nous nous étions rassemblées sur des matelas au sol entre toi, moi, Lydia et Mélanie. L’ancienne chambre de ton frère servait de dortoir pour les garçons, partagée entre Tristan, JC, Jeoffrey et Cédric. L’ambiance était très spéciale, entre ceux qui se sont endormis quasiment immédiatement, et d’autres qui n’ont pas fermé l’œil de la nuit. C’était mon cas. Et le tien, je m’en rappelle. Je t’ai vue t’éclipser sans faire un bruit sur le parquet, et les murmures que j’entendais dans le couloir m’avaient prouvé que tu n’étais pas seule. A un moment donné, je ne vous entendais plus, mais comme mon couchage était juste à côté de la porte, j’ai immédiatement tendu l’oreille lorsque la porte de la salle de bains s’est rouverte. A mouvements lents et souples, je suis sortie de la chambre, et j’ai attendu ton retour. T’en souviens-tu ? Je t’ai fait sursauter, puis je te devinais rougissantes et gênée malgré l’absence de toute lumière à l’exception d’un halo de clarté grise par l’unique et haute lucarne du couloir. Tu m’avais expliqué en trois mots que tu étais allée retrouver Jeoffrey, mais que vous n’étiez pas allé très loin. Que tu étais toute excitée. Après quoi tu t’es éclipsée sans mot dire dans la chambre, petite ombre furtive dans cette grande maison silencieuse.


Je suis restée assise, sur la moquette profonde d’un recoin du couloir, invisible et inaudible. J’étais plus calme là, avec le mur froid qui courait sur mon dos, que sur mon matelas, pourtant distant que de quelques mètres. C’est là que j’ai pensé attendre Cédric, que par une communication mentale, il se pourrait qu’il vienne, et que je puisse à mon tour le serrer, l’embrasser… Ce n’était pas une idée construite. Un sentiment, un désir, oui. J’ai fini au bout de quelques minutes par me traiter d’idiote, et j’allais me lever, lorsque quelqu’un est sorti de la chambre des garçons. 

dimanche 7 décembre 2014

Accusé (Episode 5)

Episode 5: Retour dans le passé, 1

Paris, le 4 novembre

Ma très chère Aude,

Lorsque tu auras cette lettre sous les yeux, cela voudra dire que je me suis finalement libérée. Il y aura de la tristesse d’abord, mais j’espère qu’à la suite de la lecture de cette lettre tu sauras me pardonner. Il y a des blessures qui ne peuvent cicatriser. Des démons qu’on ne peut pas exorciser. Des récits qui ne soulageraient ni l’âme ni les souvenirs du corps. Pourtant, si je ne me sens pas redevable à mes parents, à mes collègues, c’est en pensant à toi que je me sentirais coupable de partir sans explications. Ce que je suis sur le point de faire est trop sombre pour que je te laisse seule et sans lumière. Tu es ma meilleure amie, et mieux que personne tu es à même de me comprendre. Garde à l’esprit que ce n’est pas de ta faute, que c’est moi qui n’ai pas su me confier. J’ai tant de regrets, mais aussi trop de souffrances sur les épaules pour pouvoir avancer. Je suis à bout, ma belle Aude. J’ai survécu depuis l’automne 2001, mais je sais aujourd’hui que ce n’était qu’en apparences. Il m’a tuée, aussi clairement hier qu’aujourd’hui. C’est lui qui me traîne, dans mon esprit, vers la fin de ma peine. Tant d’années, j’ai lutté. A présent, je me rends. J’espère que tu n’auras pas trop de peine, et que tu vivras heureuse. Je te souhaite tout le bonheur que je n’ai jamais eu.

Te souviens-tu de cette fête d’Halloween ? Celle qui a eu lieu chez toi, lors de notre dernière année de collège. Si elle ne déclenche pas chez toi les mêmes souvenirs qui me réveillent toutes les nuits, les mêmes sanglots, la même rage impuissante, je pense que tu t’en rappelles suffisamment pour savoir qu’un changement s’est opéré chez moi à compter de cette nuit-là. Je n’ai jamais révélé la vérité, mais tout a changé cette nuit-là. Et cela rend chaque cristal de ce miroir brisé inoubliable à mes yeux. Impardonnable. Je pourrais narrer cette journée par le menu, comme si elle était passée la semaine dernière, et sans doute mieux… Car depuis, je ne vis que dans une brume épaisse. On m’a volé ma vie, Aude. Il me l’a prise et ne me la rendra jamais. C’est ainsi. J’ai voulu me venger, mais je suis trop faible. Aujourd’hui, il a tout, et je me rends enfin dans les limbes, après un trop long combat pour tenter d’en sortir. Alors je vais tout raconter. En commençant par le début, tout, de cette sombre affaire dont je ne me relèverai jamais.

Nous étions très excitées à propos de cette fête. C’était chez toi, et nous avions quatorze ans. Jamais nous n’avions attendues évènement avec autant d’impatience. Comme nous étions meilleures amies, j’étais venue t’aider à préparer la décoration du salon, ainsi que pour la cuisine, dès le matin du 31 octobre. Ce devait être un samedi, bien sûr, à moins qu’il se soit agi de vacances de la toussaint. Les autres étaient arrivés vers le milieu de l’après-midi. Il y avait Cédric, grand et beau avec ses cheveux qui tiraient sur le blond et son menton carré. Tu te souviens peut-être, mais j’avais toujours eu un faible pour lui, et ça ne s’était pas arrangé lors de cette soirée, parce qu’il était venu déguisé en James Bond. A quatorze ans, je n’avais jamais vue quelqu’un de notre âge dans un tel costume d’adulte, et j’avais du mal à me contenir. Il portait de fines lunettes de soleil, qui lui donnaient quelque part plus l’air d’un videur que d’un vrai agent secret, mais je m’en fichais. Cédric était toujours le plus gentil des garçons, toujours prêt à aider… Et avec cette part de mystère qui l’entourait. Au début de l’année, il avait été absent pour raisons médicales, et les autres mecs affirmaient qu’il s’agissait de quelque chose de sexuel.

Comme tu étais espiègle et rieuse, Aude ! Nous étions vraiment les meilleures amies du monde, mais j’avais parfois l’impression que tu ne grandirais jamais (au propre comme au figuré). Heureusement que tu en étais consciente, tu en jouais souvent. Comme pour ton déguisement, la fée clochette t’allait à ravir, heureuse dans le monde des enfants et refusant obstinément de changer. Enfin, c’était le message extérieur, car sous ces apparences de petite fille, tu étais devenue une femme. Malgré les attentions continues (voire vraiment maladroites) de Tristan, Jeoffrey était ton favori. C’était la première fois que tu l’invitais, je crois, lors de cette fête d’Halloween. Il te ressemblait beaucoup, avec sa petite taille et son sourire qui semblait se prolonger jusqu’aux oreilles. Ais-je pu encore sourire après cette soirée ? Vraiment m’abandonner à un fou rire aux larmes, sans que mon esprit reprenne les rênes pour m’empêcher de hurler sa détresse ? Je ne sais plus, et ça n’a pas beaucoup d’importance. Mais à l’époque je riais beaucoup, je te suivais dans toutes nos intrigues adolescentes avec une passion sans limites.

Jeoffrey était habillé… Je ne sais plus en quoi. Ca ne m’a pas beaucoup marqué. Il était arrivé en même temps que Mélanie, et j’avais remarqué ton froncement de sourcils, heureusement vite dissipé : leurs deux parents étaient dans le jardin, à se faire des amabilités. Mélanie était la grande perche qu’elle est toujours, même si elle a gagné en prestance à présent qu’elle est mannequin à Paris. Je me souviens qu’elle ne mangeait presque rien à l’époque, si ce n’est une poignée de riz et quelques coupe-faim sucrés à chaque fois qu’elle était sur le point de tourner de l’œil. Ca me révulsait à l’époque, jusqu’à ce que je traverse moi-même une période comme celle-ci, il y a moins de deux ans. L’anorexie a ceci de salvateur que l’on croit savoir pourquoi on souffre. On en connait les causes, et on croit garder le contrôle, la maitrise de soi. Même si c’est faux, évidemment, comme tout le reste. Mélanie, avec son acné et ses cheveux coupés au carré, ses petits seins et ses chaussures de ballerine qu’elle semblait porter partout et même en hiver… Elle nous faisait beaucoup rire, parfois à son insu. Mais elle était toujours pleine d’humour, et c’était une amie sans faille.

Tristan était arrivé, presque en retard, déguisé tel le jusqu’au-boutiste qu’il était. Chacun et chacune d’entre nous avait opté pour quelque chose d’adulte, de passe-partout et… D’intrinsèquement beau, puisque nous étions des adolescents ! Mais pas lui, Tristan avait choisi de s’habiller en plongeur, avec une combinaison intégrale, des palmes, un masque et un tuba assorti.

Tristan était amoureux de toi. Et le monde entier le savait depuis des années. Il venait au collège à pied parce que tu y venais à pied, s’arrangeait pour te retrouver opportunément partout où tu pouvais te rendre. Je crois encore sincèrement qu’il t’aimait. Peut-être que notre erreur à toutes a été de ne pas freiner ses intentions dès le début en lui disant clairement ce que nous pensions. Mais c’était le collège, enfin ! Alors il était devenu un ami, malgré nous, que nous avions laissé approcher dans nos cercles les plus proches. Avant Halloween, je l’aimais bien. Il était persuadé d’être un genre de chevalier blanc avec toi, Aude, pour unique princesse. Je ne chercherai jamais d’excuses pour son geste, car il m’a détruite quelques heures plus tard… Mais peut-être que nous l’avions poussé à révéler son caractère de prédateur et de salaud lorsque deux jours avant, nous l’avons fait promettre. Tu l’avais invité à la fête, en lui faisant jurer qu’il ne devrait pas tenter quoi que ce soit pour te draguer ou t’approcher, sans quoi nous allions toutes lui tourner le dos.

Chloé était arrivée quelques secondes après lui. A vrai dire, je crois que tu ne savais pas trop toi-même pourquoi tu l’avais invitée, parce qu’aucun des autres amis qui étaient là ne l’appréciaient beaucoup. Peut-être parce qu’elle habitait dans le même quartier ? Je ne sais plus, mais ça n’a pas d’importance. Tu avais immédiatement pâli, lorsque tu l’avais vue franchir le seuil de la maison de tes parents : elle n’était pas déguisée, portait le même jean déchiré qu’elle avait au collège, avec sa veste au col de fourrure que j’étais décidée à couper au ciseau s’il s’agissait d’un vrai animal.

Allons, même moi, j’étais déguisée ! J’avais réussi à vaincre ma timidité légendaire pour vêtir les seuls vêtements qui ne me faisaient pas sentir étrangère. Celle d’une future version de moi. Une version idéalisée, qui ne viendrait finalement jamais. Je m’étais maquillée comme une femme, habillée comme une diva, et avais chaussé des escarpins comme je n’en ai jamais remis. J’incarnais la femme fatale que je rêvais d’être. Mais ce sera pour la prochaine vie, car après cette nuit-là, je ne me suis plus jamais sentie femme. Seulement victime. Sale. Je n’avais alors que des regards envieux, sur ma robe, sur mes courbes, mes jambes, et j’en étais fière. Sans savoir que j’allais payer toute ma vie pour l’avoir enfilée. Les derniers invités à arriver étaient les inséparables, Jean-Christophe (Le JC, comme on disait) et Lydia. Ces deux-là ont été une évidence et une constante depuis les premières années de collège jusqu’à maintenant. Je les vois main dans la main dans la cour du collège, et depuis, mariés sur leurs photos via les réseaux sociaux… Je les vois vieillir ensemble avec le même sourire complice qu’ils avaient en passant ta porte dans cette soirée d’Halloween. Lydia, radieuse en beauté des îles, avait tout un arrangement floral dans ses cheveux. Sa robe était magnifique. JC, quant à lui, était déguisé en boubou africain, déguisement qui détonnait avec son teint pâle et ses cheveux de slave d’un châtain bouclé. Ces boucles, ce début de barbe adolescente… Nous étions toutes jalouses de Lydia, non parce qu’elle pouvait embrasser un garçon, mais parce qu’elle pouvait passer ses mains dans les boucles du beau JC et ne récolter rien d’autre qu’un énorme sourire. Ils étaient, et resteront dans mon esprit le couple parfait.


Je ne savais pas que, lorsque tu as refermé la porte derrière eux, la scène était déployée pour que se joue une belle soirée, et la pire nuit de toute mon existence.