dimanche 28 septembre 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 54

Episode 54: Ice Bucket Challenge

A ce stade de la visite, nous avons changé subrepticement d’étages et de partie de bâtiment. Avec la mise à l’eau du Titanic, c’est toute la visite qui va s’orienter. Comme le bateau, nous changeons de location, quittons la cale sèche pour les préparatifs du départ. Si notre marche est moins structurée (il est impossible de s’intéresser indépendamment à chacune des part vitales de ce colosse des mers), on est quand même impressionnés par les photographies restituées en taille murale. Comme ces ouvriers qui posent fièrement à côté des hélices, juste après leur pose : des pales de six mètres en alliage de bronze : ils paraissent minuscules. De même pour la taille des fours des chaudières, dans lesquels on pourrait faire rentrer n’importe quelle petite locomotive de l’époque. Dans une partie de cette pièce du musée, une foule s’attroupe devant un écran incurvé en U. Nous les rejoignons pour la prochaine projection : c’est la visite en « simili -3D » d’une tranche du Titanic depuis le fond de cale jusqu’au plus haut des ponts promenade.

Evidemment, il faut un peu se projeter, mais lorsqu’on a un peu d’imagination comme moi et mes camarades, on se sent totalement absorbé par cette vidéo. On observe avec fascination la taille des pistons du moteur (deux étages, facile), les cabines qui regroupaient l’équipage, puis les troisième classe, avant de monter dans les étages supérieurs, côtoyer cette richesse ostentatoire, ce luxe démesuré, comme si rien ne pouvait être suffisant pour attirer les clients les plus fortunés. Le Titanic comptait quand même une piscine intérieure, des bains hammam, une gigantesque salle de musculation…

Moi qui ai déjà lu quelques bouquins sur le sujet, je suis surpris parce que l’exposition ne joue pas sur le côté tape-à-l’œil, mais plutôt sur la construction, la main d’œuvre. On y apprend que les pièces de mobilier étaient pour beaucoup uniques dans les premières classes, et que des tisserands ont travaillé sans relâche entre le moment ou les plans étaient dessinés à la craie et l’appareillage final pour tout livrer à temps… Il n’y a pas le côté « regardez, c’est une pièce embarquée sur le Titanic », pas de relique émotionnelle mais plutôt le côté tragiquement majestueux de ce qui était embarqué, comme le décompte exact du poids des sacs de thé embarqués, du cacao, des tonneaux de whisky. Un inventaire aussi improbable que réel, qui prolonge notre expérience dans cette période du début du vingtième siècle ou rien ne semblait impossible.

Il faut réussir aussi à se représenter quel symbole faisait le Titanic à l’époque. C’était, le jour de son départ, une fierté de faire partie de l’aventure. Les passagers, bien entendu, s’étaient jetés sur les tickets comme sur des barres Wonka : pour un prix équivalent, ils allaient voyager bien mieux que sur les autres paquebots… Et tenter, il ne faut pas l’oublier, de gagner le « blue ribbon », c’est-à-dire le trophée de la traversée de l’Atlantique la plus rapide (ce qui a dicté la direction du bateau dans une zone à risque, évidemment). Mais c’était aussi la foire d’empoigne parmi les émigrants et parmi les centaines de professions à travailler à bord. Du dernier des chauffeurs devant son sac de charbon, jusqu’à l’officier de vigie transi de froid sur son mat au-dessus de la passerelle, ces gens avaient attendu depuis longtemps une place pour avoir la chance de bosser sur le Titanic. Avant une autre partie du musée, une grande photographie s’expose sur tout un pan de mur. On y voit le paquebot aux quatre cheminées (trois qui fonctionnaient, et une pour la frime, juste pour que sa silhouette fut remarquable à l’horizon), et une chaloupe qui se dirige vers elle. C’était le jour de sa dernière escale au sud de l’Irlande. C’est la dernière image du Titanic avant son naufrage, la dernière avant celles prises en 1996 par 3500m de fond.

Dans son film, James Cameron nous fait couler le navire en deux bonnes heures. Les péripéties de Jack et Rose, qui ont bercé l’adolescence de toute une génération forment une fresque épique et visuelle. Au Titanic Belfast, c’est un sentiment d’horreur contenu, de mystère sobre et de tristesse simple qui vous prend au moins autant aux tripes. On sent ses cheveux se dresser doucement sur la tête, on sent les frissons nous remonter le long de l’échine. Déjà parce que dans cette grande pièce en enfilade, il fait quatre ou cinq degrés plus froid que partout ailleurs, et ça c’est vachement malin. Il n’y a ni cris ni explosions, non… Il y a les bips lancinants, longs et courts, des échanges en morse de cette nuit froide et longue sur l’Atlantique Nord. Le premier S.O.S. jamais lancé en mer, le premier naufrage que tous les bateaux à des centaines de kilomètres à la longue ont pu suivre, comme un statut facebook, comme un fil twitter. « Avons heurté un Iceberg. S.O.S. »  « Prière de venir à notre aide sans tarder ». « Le navire plonge par la proue, S.O.S. ». Ces messages, relayés, auxquels répondaient impuissants et incrédules les rares bateaux alentours, nous prennent aux tripes. Etalés sur de grands panneaux bleus sur fond noir, ils nous font vivre les dernières heures de la traversée avec une cruauté simple, froide, réelle et détachée. Jusqu’au dernier échange en morse, « Nous ne pourrons pas tenir plus longtemps », qui laisse un minuscule espoir que les malheureux puissent être secourus.

Il n’en sera rien évidemment, et le Carpathia arrivera sur place moins d’une heure et demie plus tard, à temps pour constater le carnage et repêcher une marée de cadavres. La suite ? Le musée continue son extraordinaire travail documentaire, en exposant les « unes » de tous les titres de presse du lendemain. Le monde est sous le choc. Certains ne peuvent y croire. Quelques profils sont affichés dans la pièce suivante, héros connus ou anonymes de cette tragédie surtout humaine. On se sent attachés à eux par de courtes et poignantes anecdotes. C’est aussi à ce moment que l’on réalise que cela fait plus d’un siècle maintenant, et que si Belfast a érigé tout un musée sur le Titanic (même si « musée » ne lui rend pas hommage), ce n’est pas comme on dit souvent, « on connait l’histoire, il coule à la fin », ce n’est pas ces 1500 morts. Ce sont les destins et les aspirations de ces gens, la brutale fin d’une expansion vers la démesure. En frôlant de trop près un Iceberg, c’est un modèle et une idée qui s’en est allée par le fond, une aventure et un progrès technologique qui n’a recommencé avec cette vigueur que lors de la course à l’espace.

Je m’égare ? Sans doute, mais si on peut jeter un laurier de plus à cette extraordinaire exposition, c’est de dire qu’elle fait réfléchir. Elle interpelle, interroge, et ne cherche pas à nous fourrer une réponse dans le crâne à coup d’images poignantes ou d’éloges sans fin aux héros éphémères.

C’est étonnant, mais la visite ne s’arrête pas là. La couverture du naufrage s’étend aux inévitables procès, aux modifications qu’ont apportés à la navigation moderne une aussi vive catastrophe. Il y a aussi les films, qui ont été innombrables, même si nous n’en avons vu qu’un seul (#leoforever <3)… Et une bonne partie du musée dédié à la recherche de l’épave. Dans un petit cinéma, on peut suivre le film de la mission d’exploration qui aura découvert, quatre-vingts ans après sa disparition, la proue bien droite du géant des mers posée au fond de l’océan. C’est passionnant, mais j’avoue qu’au fur et à mesure, la fatigue nous a rattrapés. Passé la section dédiée aux films, on en a tous plein les jambes. Marie manque de s’endormir durant la projection sous-marine, et lorsqu’on passe à côté des robots sous-marins, je cherche du regard les différentes options pour pouvoir s’asseoir. Nous voici, après une dernière descente en escalator dans ce splendide chef d’œuvre architectural, revenus dans le grand atrium.

C’est le moment auquel je me rends compte que nous ne sommes plus les quelques grappes de visiteurs de ce matin, mais quelques minuscules éléments de cette ruche bourdonnante. Les escalators sont pleins, plus de cent cinquante personnes attendent leurs billets d’entrée, les restaurants sont bondés, il y a du monde partout. Quelle métamorphose ! Nous irons faire la transition dans la boutique. Une belle occasion de louer une fois de plus le goût de l’Irlandais pour des souvenirs bien fichus (je repartirai avec une boite à thé, en cadeau pour ma mère, c’est vous dire). Et de rigoler, beaucoup rigoler, après des moments bien sérieux là-haut, dans les étages (quoique, Michel et moi avons passé tout le manège sur la fonderie avec les bras levés, en espérant une photo). Nous voici donc à faire les zouaves dans le magasin, mais enfin ce n’est pas de notre faute si nous sommes en marinière et qu’ils vendent des casquettes de marin…

Comme le quartier est un peu vide d’autres attractions (aller voir le bassin de construction du Titanic, ça fait un peu trop pèlerinage, non ?), nous décidons de manger sur place. Après un peu d’attente à l’un des deux self-services, nous voici attablés avec nos plateaux. Quel bonheur d’être enfin assis ! Nous mangeons en regardant les gens autour de nous, et on ne manque pas de sujets, puisque notre table jouxte le grand espace central. Les touristes affluent par bus entiers. Et nous, nous allons bientôt repartir. Non sans rigoler sur le fait que mes amis m’aient sélectionné une bouteille de coca à mon nom, ou se prendre en photo devant les lettres géantes du Titanic présentes devant les portes d’entrée. Un dernier petit tour avant de prendre la route, nous sortons sur le quai, derrière le musée. Le port est visible, bruissant d’activité sur les berges d’en face. Mais nous somme bientôt captivés par les lignes tracées au sol. En effet, les dimensions réelles du bateau sont peintes sur le béton inégal. J’aime autant vous dire que si on est allés jusqu’au bout en nous promenant, il aura fallu cinq minutes d’un bon pas pour revenir à notre point de départ. Cinq autres minutes et un miraculeux arrêt vessie plus tard, nous voici assis dans le Quashquaï…


Pour la dernière fois. 

mercredi 24 septembre 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 53

Episode 53: Valoches finales

Difficile de savoir à quel moment exact il faut ouvrir les yeux lorsque nous sommes quatre dans cette chambre minuscule. C’est vrai quoi, ne vaudrait-il pas mieux que je continue à dormir pendant que les autres s’agitent, pour profiter ensuite de la place vacante ? Malheureusement Julie n’en a pas décidé ainsi… Michel tente d’avoir la même idée, ce qui marchera partiellement car sa compagne ne juge pas immédiatement nécessaire de l’avoir comme aide pour faire la valise. Eh oui, ce matin, il faut penser au fait que dans quelques heures, nos sacs seront secoués, maltraités, refroidis et sans doute lancés dans tous les sens à l’aéroport. Pas facile dans ces conditions de trouver l’endroit idéal pour stocker deux bouteilles de whiskey… Mais je dirais que Julie et moi avons le meilleur jeu des deux couples (évidemment), car nous avons gardé au cours du voyage une organisation très rigoureuse de nos affaires : tout est plié, roulé, fourré chaque matin jusqu’à ce que nous soyons sûrs qu’il reste de la place. Chez nos amis, c’est l’anarchie qui règne, jusqu’à ce que Marie se décide à tout déverser sur la couverture pour refaire les bagages correctement.

Je n’irais pas jusqu’à dire qu’ils vont nous mettre en retard, mais nous avons fini suffisamment avant Marie et Michel pour les taquiner. Nous laissons tout en état pour descendre manger. Comme j’estime que je n’aurais jamais de meilleur Full Irish que celui de Bushmills (Bushmills !), je prendrai des œufs brouillés… Aussi pour effacer le souvenir de Derry. Heureusement, ce petit déjeuner sera tout à fait correct. Le propriétaire, qui ne peut sans doute pas passer le porte de la cuisine, laisse sa compagne gérer les préparations (une petite asiatique aussi large que mon doigt, ces deux-là forment un drôle de duo !), tout en regardant par intermittence les nouvelles sur son gigantesque écran plasma. Nous quatre, à l’étroit sur les bancs de bois de la petite table de la salle à manger, nous allons nous serrer un peu pour laisser place à un autre couple de visiteurs logeant ici. Avant que nous ayons terminé notre dernier et copieux petit déjeuner, notre obèse favori nous souhaite une bonne journée, et puis s’en va en claquant la porte derrière lui. Détail qui aura son importance un quart d’heure plus tard, lorsque nous nous tenons en face de la porte pour sortir du B&B. Nous avons payé en ligne, mais le savent-ils ? La partenaire du propriétaire vient nous prendre les clefs et nous laisse partir, l’air de s’en ficher royalement… Ok ! 

Nous prenons la route pour le Titanic Belfast, musée dédié au navire du même nom. Et vous m’auriez demandé une demi-heure avant de prendre la voiture, je vous aurais répondu que c’était bien indiqué. Que j’avais vu plusieurs panneaux un peu partout. Certes. Voilà, on est arrivés dans le bon quartier, et puis… A un feu, il n’y a pas eu d’indications donc on a fait au feeling (même le feeling du GPS, dans lequel on n’avait pas la bonne adresse). On s’est donc retrouvés dans un quartier d’entreprises, sorte de pépinière de startups dans de beaux bâtiments de briques de trois étages juste à côté des quais. En gros, on n’y était pas du tout. Ce n’est qu’après un minutieux tour du quartier (évidemment, c’est le moment de remarquer que la moitié des rues sont à sens unique) que nous retrouvons le chemin du musée. 
En arrivant devant, on ne peut réprimer un « whoa » impressionné devant l’architecture unique et extraordinaire. Le Titanic Belfast est une œuvre monumentale terminée en 2012, l’année dernière. Il n’est ouvert au public que depuis six mois. C’est un chef d’œuvre, bloc monolithique éclaté, bardé sur chaque flanc d’angles aigus, comme si la proue du navire surgissait du béton pour se jeter à pleine vapeur sur le quai. Recouvert de plaques d’aluminium griffées et inclinées, il brille par tout temps… Comme un iceberg. Le résultat est saisissant et, même si tous les goûts sont dans la nature, je le trouve superbement réussi. Et encore, à cet instant je n’ai aucune idée de ses qualités intérieures.

Nous sommes déjà heureux de profiter du parking souterrain, quasiment vide à cette heure-ci. Arrivés quelques minutes à peine après l’ouverture, nous n’avons eu aucun mal à négocier une place sans avoir à préparer un créneau difficile ou racler le béton nu. Par un escalator, nous rejoignons le rez-de-chaussée et le grand atrium du musée. Quelle pièce ! C’est impressionnant. Au centre, les dalles de marbre au sol forment une gigantesque rose des vents. Au-dessus de nous, c’est un espace ouvert jusqu’au plafond noir que l’on aperçoit à peine, une quarantaine de mètres plus haut. Un enchevêtrement de passerelles, d’escalators et de plans inclinés s’offre à notre perspective. Les murs sont cette fois recouverts de plaques rivetées en cuivre, griffé, érodé lui aussi, montrant à nu son éclat orangé naturel. L’aménagement est très intelligent, avec au niveau du sol une large place pour les groupes entiers de visiteurs qui peuvent s’y amasser, des files d’attente, mais aussi une énorme boutique de souvenirs dédiés autant au musée qu’au navire, et deux restaurants.

Mais à cette heure-ci, il n’y a pas encore grand monde. Nous avons le temps d’étudier un peu les tarifs, qui sont élevés mais pas déraisonnables (12 livres, si on y passe du temps, ce sera rentable !) avant d’aller acheter nos tickets. Après quelques clichés, nous démarrons la visite. Je le dirais souvent, mais c’est très intelligemment réalisé. Avant même de nous emmener vers la construction et le voyage du Titanic, on nous explique le pourquoi des choses. Le contexte. La situation de Belfast à la fin du XIXè siècle… Quelques riches entrepreneurs, mais beaucoup de pauvres, les restes de la grande famine et des ouvriers qui viennent troquer leur santé et les muscles tirés de leurs dos déformés par l’effort contre un maigre salaire. Le musée nous explique sans clichés à quoi ressemble la vie dans ce Belfast de la pauvreté, de l’émigration, des opportunités de ceux qui choisissent de tout quitter pour tenter l’aventure aux Etats-Unis d’Amérique. C’est alors le moment de nous présenter ces grandes compagnies, alors maîtresses du transport comme ne peuvent en rêver les entreprises d’aujourd’hui. Des affiches animées de la White Star Line, des valises interactives racontant l’épopée transatlantique de leurs propriétaires… Tout est bien fait, intéressant et surtout, extraordinairement bien amené.

Le cadre posé, nous passons les grilles du chantier naval. Les vraies grilles, en fait, dont la fonte usée et peinte a gardé près d’un siècle l’accès des ouvriers, avant de déménager ici. On ne cherche pas à nous imposer du Titanic à toutes les sauces : plutôt, l’accent est mis sur la construction de ces monstres d’acier, vitrines alors des plus grands progrès de leur époque. En une vingtaine d’années, les transports ont changé de visage, les constructions aussi. Le rivetage évolue, les moteurs sont de plus en plus performants, les navires s’équipent de l’électricité. Sur l’un des nombreux et fantastiques clichés, on peut observer un groupe d’ingénieurs navals de l’époque, vérifiant la validité de leurs plans, dessinés à l’échelle 1/3 à la craie sur le parquet d’une ancienne corderie. Chaque boulon, chaque emplacement de rivet était vérifié, sur des centaines de mètres. Et l’opération était répétée pour chaque couche du bateau. C’est si énorme que l’on a du mal à s’imaginer l’ampleur de la tâche. On passe dans une salle interactive, proposant aux petits et aux grands de s’amuser avec des projections au sol : marcher sur chacun des rivets de la section présentée, se placer chacun sur un compartiment différent... Nous sommes tout simplement impressionnés par les moyens, simples mais didactiques, pour entretenir dans le cœur de chaque visiteur cette soif de curiosité qui va nous pousser vers la prochaine étape.

Après les études, on nous invite dans les entrailles du Titanic. De grands tirages de photos d’époque sont mises en valeur par une atmosphère pesante et lourde, tandis que des sons de martellement métalliques résonnent dans la pièce. On s’y croirait… Mais nous sommes loin du compte. La prochaine étape est totalement inattendue : un véritable manège va nous promener dans le processus de montage du navire. Assis à quatre dans notre petit wagonnet suspendu, nous passons à côté d’une forge monstrueuse, contemplons la taille incroyable des montants de métal formant la colonne vertébrale du géant. On observe, les yeux écarquillés, le travail des riveteurs en équipe de trois. Un qui maintient le culot d’un côté de la coque, et deux qui, alternant les coups de masse, enfoncent le rivet rougi à chaud dans l’intervalle. Les groupes les plus méritants du chantier pouvaient monter jusqu’à plusieurs dizaines de rivet à l’heure !

On en sort différents. Ce n’est plus un bateau, un monstre froid qui a entraîné dans ses flancs mille cinq cent pauvres bougres dans l’Atlantique Nord. Non, c’est une aventure humaine, une construction à nulle autre pareille pour cette époque de gigantisme. Le résultat du travail acharné de milliers d’ouvriers qualifiés, de chauffeurs, de fondeurs, de tôliers. Encore n’était-ce jusqu’ici que la coque et ses structures… Ce n’est qu’en mesurant la taille d’une de ces poutrelles d’acier, en voyant les hommes s’échiner entre métal et feu, que l’on réalise ce tout cela a bien existé, que ce n’était pas abstrait. Ce qui explique aussi pourquoi la perte terrible a été ressentie à tel point dans tout le pays. Dans une salle attenante, une maquette de cinq mètres de long nous montre le navire lors de sa mise à l’eau. Bien entendu, ses compartiments étanches étaient communicants, la conception ne tenait pas compte d’un éventuel abandon du bateau… Mais lorsqu’il a plongé sa poupe en mer d’Irlande, c’était déjà un Dieu de la mer, attirant les foules et les convoitises. 
C’est passionnant !


lundi 22 septembre 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 52

Episode 52: Full Metal Burger

Le Crown, jusqu’à ce qu’on entre dans ce pub, c’était effectivement une belle adresse. Rien de spécial, mais sans doute de la bonne chère, un service efficace et un petit parfum tenace de tradition bien tenue. Avec d’autres mots, ça ne cassait pas non plus le plafond de la discothèque. Sauf que voilà, c’est le bar. Ma description pourrait prendre des heures. Pour commencer, c’est un chaudron bouillant de conversations entre des dizaines de clients. Aucune idée du nombre exact, mais la place est bondée, et par là j’entends qu’il est effectivement peu évident de se trouver un lieu où nous pouvons être debout à quatre sans jouer à se faire des bisous dans le cou. Le comptoir est comme le reste du lieu, à l’ancienne. Du bois massif, des chromes dorés et une grosse vingtaine de mètres de long. Interminable plateau ayant vu son content d’alcool joyeux et de peines noyées, il trône devant un miroir aux fioritures nombreuses et à la surface écaillée. Entre les deux, un paradis de bouteilles de toutes formes et de liquides tantôt clairs et purs, tantôt ambrés ou sombres. Et une forêt de tireuses à pression, pour faire bonne impression. Toutefois, ce n’est pas la partie impeccable dédiée au service qui fait à elle seule l’empreinte unique de ce haut lieu de Belfast.

Il y a des compartiments. Des « booth », comment disent les gens ici. Dans une forme de chic du dix-neuvième siècle, ces derniers sont en bois sombre et sculptés à l’extrême, portant pour diffuser la lumière de véritables vitraux sur leurs châssis de métal rutilant. Les touristes et les locaux s’entassent sur ces bancs qu’on dirait sortis d’une chapelle, et peuvent profiter du brouhaha de la salle, ou bien fermer leur petite porte décorée une fois encore avec un soin infini, et s’isoler pour bavarder, la moustache trempant dans la mousse douce et fraiche. Oui, inutile de faire de grands efforts pour se retrouver cent ans plus tôt, dans les années fastes de ce centre-ville bouillonnant, célébrant avec toute la bonne société le lancement du dernier né des paquebots transatlantiques. Tout a l’air rigoureusement d’époque, jusqu’aux luminaires que l’on s’attend à voir dégager la légère fumée noire qui révèle les lampes à gaz. Nous nous frayons un passage jusqu’au bar.

Immédiatement, Michel se commande une Guinness. En fait, nous allons faire honneurs aux brasseurs à plusieurs échelles. Julie dans un élan de changement prendra une Heineken, la bière internationale par excellence. La Guinness fait de son côté office de boisson nationale en Irlande, ce n’est pas un secret. Et moi alors ? Eh bien je me décide en lisant sur l’une des tireuses qu’il y a une production locale : je vais pouvoir siroter de la Belfast Blonde. Quel monde merveilleux ! Chacun devant notre boisson, nous buvons à notre dernière soirée dans ce pays magnifique. On ne sait pas trop si on veut déjà faire des bilans ou penser à demain matin. Marie nous avoue qu’elle votera de tout son poids contre une visite plus approfondie de la ville. Heureusement, il n’y aura pas débat : nous irons visiter le musée Titanic Belfast. Tout le monde nous le conseille, il y aura de quoi s’asseoir (un critère important à ce stade !) et un tour du port n’est pas exclu pour finir la matinée. Après une bière, nous sommes d’ailleurs persuadés d’avoir là-bas notre dernière occasion de voir des baleines.

Pour un peu, on en aurait oublié notre réservation ! Comme de véritables habitués, nous montons paresseusement, nos verres à la main (c’est la même boite de toute façon). Une fois les menus en main, la faim refait son apparition (et puis moi, euh, je n’ai pas eu de glace, hein). Comme il s’agit du dernier dîner (tenez-prenez-ceci-est-mon-corps inside), on ne sait pas du tout quoi choisir. Le suspense s’étend jusqu’à ce que la serveuse fasse son apparition… Moi-même, j’hésite encore au moment de passer la commande. Ce sera finalement un burger irlandais au bleu local. Et alors que mes amis se prononcent, on se rend compte qu’on a tous choisi des variations autour de la spécialité Irlandaise qu’est ce magnifique steak de bœuf entouré du plus d’à côté frits possibles. C’est donc parti pour l’attente, qui sera longue, au point que l’on croit à un moment donné qu’on va nous demander de partir. Je crois que nous serons juste en décalage avec les autres clients, qui en sont pour la grande majorité au dessert, voire à l’addition.

Lorsque nos plats arrivent, nous faisons silence. Ils sont énormes, ces burgers ! Nous n’émettrons aucun regret, au contraire de nos estomacs (plus qu’une journée avant de manger raisonnablement) et de nos artères qui vont bien devoir supporter ce nouvel apport de bon gras. Admiration béate pour le montage surréaliste du burger de Michel, qui atteint la hauteur de sa pinte de Guinness officielle. Oui, oui, je ne vous ments pas, la hauteur de la pinte. Il est tenu comme les notres par des baguettes en bois assurant son intégrité. Et à côté il y a encore le panier de frites, qui ne se fait pas oublier. Nous nous régalons, en évoquant les moments les plus intenses de ce que nous savons déjà être l’un des plus épiques périples, aux cent anecdotes… Pourtant, Julie et moi ne pouvons pas nous résoudre à quitter la belle salle ni la table aussitôt. On sait qu’ensuite, il faudra rentrer à l’hôtel : notre incapacité proverbiale à trouver un pub correct serait mise à mal dans la ville. Aussi, pour rester plus longtemps (ok, ok, aussi parce que nous ne pouvons pas résister) nous commandons deux belles coupes de glaces, montées avec des fraises, de la meringue et de la chantilly. Et pour vous dire, oui elles étaient à la même échelle que nos burgers.

Il est bientôt l’heure de partir. Nous serons parmi les derniers à quitter le restaurant. En fait, je pense même qu’il y avait un pari courant entre nous et une autre table du fond à côté des vitraux. Une fois l’addition réglée, nous demandons au serveur de nous appeler un taxi, ce qui sera fait prestement (moins de dix minutes d’attente !). Nous sortons au grand air, non sans bien regarder les alentours. Surtout qu’en face, il y a l’Hôtel Europa. Et à Belfast, il est connu… C’est l’Hôtel international que les terroristes de l’IRA ont tenté à plusieurs reprises de faire sauter. En fait nous lirons (pendant le repas !) que les vitraux splendides du Crown’s bar ont déjà été remplacés à quelques reprises à cause du souffle des explosions. Voilà voilà, on attend donc notre taxi avec impatience. Une fois qu’il est arrivé, nous sommes tout excités : encore une exclusivité du voyage ! En plus, c’est le même modèle que les taxis londoniens. De véritables tas de ferraille, lents mais silencieux, avec cette particularité singulière d’avoir les passagers assis l’un en face de l’autre.

Evidemment, l’échange avec le chauffeur a été relativement difficile. Il faut préciser que le gérant de notre B&B nous a recommandé de nous faire déposer au coin de la rue avec l’hôpital, car son établissement, à moins de cent mètres de là, est dans un quartier qui nous coutera plus cher. Pour corser le tout, le Belfastien chauffeur avait un accent à couper au couteau, et moi un anglais hésitant avec un estomac plein. S’engage la conversation.

-      Bonsoir, combien pour nous déposer juste au coin de l’hôpital et de la rue Machin ?
-          Vous voulez aller à l’hôpital ? Les Urgences ?
-          Non non, juste au coin de l’hôpital.
-          Mais si vous voulez aller à l’hôpital, je peux vous déposer à l’intérieur.
-          Non, mais notre hôtel est juste à côté c’est pour ça.
-          Mais il n’y a pas de problème, je peux vous déposer à votre hôtel !
-          *soupir* Conduisez nous à l’hôpital, mon ami a mal au bras. »

Oui, je sais, j’ai dit ça. Bien entendu, les autres à deux mètres de là, n’entendent rien de notre négociation entre un sourd et un aveugle. Tout juste comprennent-ils quand le chauffeur nous fait signe de monter. Je ne dis rien sur le moment, frustré d’avoir raté cette conversation (c’était vraiment raté, et j’ai perdu patience un peu vite).

Le trajet était court, et nous nous sommes progressivement relâchés, pour vraiment rigoler à l’arrière du taxi, et tenter de se prendre en photo dans ces moelleuses banquettes de cuir noir, éclairés par une veilleuse orange tremblotante. Le chauffeur, servile, poussera effectivement le vice jusqu’à nous déposer dans l’hôpital, à moins de cent mètres des urgences et après trois « vous pouvez vous arrêter, merci ». Il a dû nous prendre pour des imbéciles, d’autant qu’il a bien vu que nous avons immédiatement pris le chemin des grilles de sorties… Bref, cinq minutes plus tard, nous étions dans notre chambre microscopique, à jouer des espaces pour pouvoir tour à tour profiter de la salle de bains, de se brosser les dents et de se changer de façon acceptable. Comme des gamins, nous nous attendions à discuter une bonne partie de la nuit, mais il faut se rendre à l’évidence : après dix minutes à parler dans le noir, nous avons vite rendus les armes. Je peux vous dire que je me suis retourné plusieurs fois cette nuit-là, la peur aux tripes. A chaque fois, comme sortant d’une apnée, je me suis relevé craignant d’avoir en face de moi un protagoniste prêt à me péter dans la bouche...


Mais en fait non, on a tous dormi. 

jeudi 18 septembre 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 51

Episode 51: Riquiqui et graffitis

Avant même de monter dans les étages, Michel et moi laissons les filles partir et trouver notre chambre (apparemment il suffit de monter jusqu’à ce qu’on ne puisse plus). Le propriétaire nous a fait une recommandation que je ne sais pas comment prendre. Il semblerait voyez-vous, que pour que la voiture soit en sécurité, il vaut mieux la garer sur le trottoir juste devant chez lui, parce qu’il a des tas de caméra de surveillance, et que grâce à ces dernières il n’a plus eu d’ennuis depuis au moins trois mois. Hum. J’ai envie de dire, trois mois c’est assez peu finalement non ? Mais enfin pour lui le résultat a l’air tout à fait exceptionnel dans la région. Donc on va sortir de mon magnifique créneau (si la bagnole est encore là) pour la garer devant le trottoir juste en face. Nous revoici, cinq minutes plus tard, au pied des escaliers. Vous aurez compris que la maison ne fait pas une taille démesurée, et les marches ne font pas exception. Les murs lambrissés en blanc font contraste à la moquette bleue qui recouvre les escaliers. C’est un peu raide, alors des demis (et peut-être même des tiers de) paliers nous permettent de faire un pas de côté et de tourner nos sacs de voyage : c’est suffisamment étroit pour qu’on ne puisse pas tenir de front avec nos affaires.

La montée parait une éternité, surtout après une belle journée à marcher à droite et à gauche, mais nous sommes finalement en face de notre chambre, la seule du dernier palier. Pour économiser, et avoir une belle ambiance de dernier jour, nous avions décidé de prendre une seule chambre à quatre. Nous n’allons pas être déçus : nous avons un tout petit peu moins de place dans la pièce que lorsque nous allions dans nos tentes en camping ! L’espace est occupé par les deux lits doubles, séparés par une petite table de nuit. Une commode nous empêche de garder les sacs ouverts si l’on veut accéder à la salle de bain… Pour cette nuit, c’est soirée Tétris ! Mais enfin, nous qui avons été un peu traumatisés par l’expérience Londonderry, nous sommes rassurés : c’est peut-être minuscule, mais c’est bien tenu, très propre. On s’y sent tout de suite bien, à choisir nos places pour la nuit. Réfléchir à son emplacement est stratégique, car il est question, après une farce de ma part (impossible de me souvenir de quoi, mais ce n’était sans doute pas d’un très bon goût), de venir me « péter dans la bouche » au cours de la nuit. J’ai donc plutôt intérêt à faire attention.

Une fois prêts pour la visite de la ville (on ne peut pas rester ici très longtemps sans le risque de se marcher dessus), nous descendons étudier le plan. Le propriétaire, qui réussit le tour de force de se lever de son profond fauteuil (courageux meuble), vient nous faire quelques explications. Il conseille aussi le Crown (décidément !), mais surtout il nous recommande vivement, dès la nuit tombée, de ne plus nous déplacer qu’en taxis. « Pas la peine de chercher des ennuis », dixit le sympathique obèse. Bon je crois qu’on a compris que l’aimable voisinage n’est pas du genre à nous inviter pour le thé de seize heures. Nous promettons de faire attention, embarquons aussi un plan touristique de la ville, et puis bravement, nous sortons affronter l’inconnu et ses dangers. Franchement, il fait beau dans ces dernières heures de jour, et les gens n’ont pas l’air si patibulaires que ça. C’est sûr, on n’est pas dans la city, ni au défilé d’Abercrombie et Fitch, mais pour peu qu’on ait rien contre les habits de sport usés, les gens n’ont rien de si spécial. Quelques-uns mériteraient un tour chez le coiffeur ou le barbier, voire chez le dentiste, mais ils n’ont rien de crasseux ou méchants. A cette heure même, on croise pas mal de mamans avec leurs poussettes : heureusement pas l’image de violence que l’on commençait à imaginer.

Nous marchons un bon quart d’heure avant d’arriver aux « Murals ». Initialement, ce devait être des graffitis, mais les artistes sont allés bien plus loin que le format original. On trouve ainsi, sur des façades complètes, de véritables fresques peintes aux couleurs vives et aux détails saisissants. Et puis, elles ne sont pas abstraites du tout : non seulement ce sont souvent des visages ou des personnages qui sont visibles sur ces grandes peintures, mais en plus il s’agit de messages politiques portés haut et forts. Oui, on n’oublie pas ici qu’on est au berceau du Sinn Fein, le mouvement (catholique) militant pour que l’Irlande du Nord sorte du Royaume Uni. Passé d’un groupe de résistants dans les années 20, à un groupe d’activistes, puis terroristes armés de temps en temps, le groupe a beaucoup fait parler de lui. Ce sont des pacifistes du Sinn Fein qui sont tombés sous les balles des parachutistes anglais le jour du « Bloody Sunday »… Et d’autres beaucoup moins calmes qui ont organisé l’embuscade des forces de police, il a deux jours. C’est dans cette ambiance, cette toile de fond, que l’on doit découvrir les « Murals ». Portraits géants à l’effigie de prisonniers des forces britanniques, peintures poignantes montrant la veuve et l’orphelin piétinés par les militaires… Les peintures se succèdent sur un long mur bétonné d’une usine locale, le long d’une avenue qui fait plusieurs kilomètres de long et se prolonge vers le centre-ville.

La majorité de ces « tableaux » occupant des pans de murs les uns à côté des autres sont très pacifistes, dénonçant les guerres, les expropriations et les régimes totalitaires. C’est surtout un grand manifeste pour la paix et la liberté, contre toutes les formes d’oppression. Certains « Murals » anciens, contenant une simple citation sur fond de visages apeurés, font un effet profondément émouvant. Cela s’ajoutant à la même ambiance un peu tendue de Derry que l’on retrouve dans ce quartier, on ressent comme un petit malaise. Que ne parviennent pas à dissiper les deux Blindés (oh pardon, des voitures de police) que l’on voit patrouiller juste après. Quelques photographies plus tard, nous poursuivons impressionnés notre visite vers l’hyper-centre. Mais bon, nous qui avions déjà un peu sous-estimé les distances jusqu’aux « Murals » nous sommes vraiment dans les choux pour le centre-ville. Il faudra bien une vingtaine de minutes à marcher dans cette avenue interminable (qui n’a rien d’autre que les peintures à offrir) avant d’atteindre le cœur de la ville.

Marie est tout de suite catégorique, voire un peu rasante lorsqu’elle annonce que Belfast, c’est moche. Non. Pas du tout, en fait. Que ce soit différent du reste de l’Irlande, oui. Un peu froid peut-être, dans ces grandes avenues à l’américaine (même si vu la chronologie, ce sont les avenues américaines qui sont irlandaises), qu’il est impossible de traverser. Après une semaine et demie de maisons en pierre, de front de mer et de briques en tourbe, nous ne sommes pas prêts pour une city telle que Belfast. C’est, tout comme à Dublin, un assemblage assez hétéroclite de modernisme et d’ancien. Sauf qu’ici, le premier boom de la ville ne date pas du moyen-âge, mais bien de la révolution industrielle. On a donc de vieux buildings, des façades art-déco à la Gotham, des tours de verre façon San-Francisco, et même de futuristes façades végétalisées pour certains des bureaux les plus récents. Oui, des bureaux. Ou des hôtels. Ce n’est clairement pas un grand quartier d’habitats, ces derniers sont en périphérie. Pas facile dans ce climat de trouver un petit restaurant traditionnel. Pour la simple et bonne raison que les locaux vont manger dans leurs quartiers. On trouve ici de la grande cuisine à profusion, plusieurs chaines réputées (on va tout de même se tâter sur le Hard-Rock Café), et des spécialités étrangères (Italien, Indien, Libanais, on nous tend les bras).

Nous passons devant la mairie et le parc, juste à côté, véritable ilot de nature dont dépassent les colonnades d’un monumental ouvrage. Les rues sont parsemées de pépites, pour tant que l’on apprécie l’architecture des grands centres urbains… Julie et Marie n’y sont pas sensibles, et je sens Michel fatigué, peut-être un peu renfrogné (j’imagine qu’on a tous nos moment un peu « out »). Nous nous mettons donc en quête du Crown Bar and Restaurant. Il est même dans le plan touristique de la ville… Mais même si, à priori, c’est un temple à touristes, nous ne voyons pas tant d’alternatives. On veut au moins le voir, et se faire une idée avant de tenter autre chose. Il faudrait alors trouver un plan B assez rapide, parce que nous sommes à court d’options. Il y a très peu de pubs, et encore moins de gargotes qui nous attirent. Sauf que le Crowns, quand on décide de l’atteindre par une artère non passante (un raccourci, presque), eh bien il devient difficile à trouver. Nous croirons même que le Crown est fermé, puisque nous sommes à l’endroit approximatif (ces idiots ont fait un gros point remarquable sur la carte) et qu’il n’y a rien, sur cette petite place. Une grande pancarte indique le bar, mais nous ne comprendrons pas tout de suite que nous sommes à l’arrière.

Et d’un coup, nous y voilà, le Crown ! Vu l’heure avancée, nous ne passons pas par la case Pub, mais montons directement au premier étage où se tient le restaurant. On ne s’y est pas trompés, il y a du monde, et je ne vous parle même pas de la salle… Mais bien de la file d’attente. Ho ho ho, mais nous sommes rodés à présent, nous allons attendre ! Une réceptionniste très attentionnée vient nous inscrire pour une réservation dans trois quart d’heures. Un couple sera encore pris après nous, et pour les suivants… Bonne nuit. Nous prenons rapidement place sur le petit divan rembourré qui se tient à l’entrée, pour observer les alentours. C’est une déco à l’ancienne, avec un gigantesque vaisselier faisant face à l’entrée de la salle. Rempli jusqu’à la gueule de flasques et carafes d’un autre âge (et toutes estampillées Bushmills, t’as vu ?), il assure à lui seul l’authenticité du lieu. Presque autant que les petits boxes qui séparent les tables, lambrissés, sur lesquels se tiennent de petites lampes art déco tamisées. La ville est à l’honneur sur les photographies d’époque, et surtout pour sa production la plus connue, c’est-à-dire le Titanic (et ses quelques petits frères et cousins qui n’ont pas eu la chance de croiser un iceberg).

La réceptionniste, nous voyant dans une pure position d’attente, nous informe que comme nous avons notre réservation et qu’elle nous reconnaîtra, nous pouvons toujours faire un tour au pub, juste en dessous. Mais en voilà une idée qu’elle est bonne ! Immédiatement, nous prenons le chemin du bar. Et là, j’aime autant vous dire qu’on est rentrés dans un lieu unique, intemporel, un véritable OVNI. 

C’est tout simple, on n’a jamais vu un pub pareil.

mardi 16 septembre 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 50

Episode 50: Big fat checking

Avant de partir à l’aventure sur ces petits chemins, nous trouvons d’abord un étrange salon de thé perdu à côté du parking. Et contrairement à ce que l’on pourrait penser en voyant les quatre voitures qui s’y battent en duel, le lieu réussit le tour de force d’être plein aux trois quarts, de petits vieux surgis d’on ne sait ou (peut être poussent-ils naturellement dans le coin). Il présente aussi un « musée du parc », appellation véritablement flatteuse pour ce qui n’est rien de plus qu’une pièce de la taille d’un salon recouverte d’affiches présentant la faune locale. Heureusement que ce n’était pas payant, même si tout est fait pour que l’on se sépare avant la sortie d’une généreuse donation (y compris le regard de celle qui doit être la conservatrice, elle-même n’étant pas très bien conservée). Je bougonne dehors (saloperie de parking), puis à l’intérieur (exposition de merde) et enfin, lorsqu’il s’agit finalement de choisir quel chemin nous allons pratiquer (enfoirés de baliseurs). Je pense que mes compagnons ont compris qu’il valait mieux me laisser marcher seul, à tout le moins jusqu’à ce que l’on rencontre les cascades tant attendues.

Une fois dans notre élément, je me dégrise un peu. La nature, belle et brute, possède toujours ce pouvoir de laissée à l’orée des forêts les petits désagréments et les ronchonneries chroniques. Le chemin que nous suivons descend vers le fond de la vallée avec entrain, même si nous essayons de ne pas trop penser à l’inévitable remontée (la voiture est en haut, elle fait du gâteau). Curieusement, le ciel s’est dégagé et nous profitons d’agréables rayons de soleil avant de plonger dans l’encaissement naturel que forme la vallée. Sur les dernières centaines de mètres, cette petite randonnée prend un aspect plus frustrant qu’elle n’y paraissait : nous entendons distinctement les bouillonnements de l’eau qui dévale les parois du torrent à notre droite, sans pour autant apercevoir quoi que ce soit à travers les frondaisons. Et lorsqu’enfin nous pensons y être, que l’on aperçoit des masses d’eau turbulentes se fracasser sur les rochers, on apprend par un panneau que l’accès est interdit, car le chemin et les ponts sont encore fracassés. Par chance nous avons suffisamment déchiffré le plan (si toutefois ce n’était pas juste un tag d’une représentation du métro parisien) pour savoir qu’il reste au moins un site praticable, dans le fond de la gorge. Au fur et à mesure de notre descente, la végétation s’épaissit un peu, et lorsque nous tournons dans les dernières épingles avant la cascade, nous sommes sous un véritable plafond végétal. Guidés par le son, nous parcourons les dizaines de mètres qui nous séparent encore de la bruyante chute d’eau.

Disons-le immédiatement, ce n’est pas la plus belle cascade qui nous ait été donné d’observer. Mais il faut avouer qu’après une telle descente, nous sommes plus qu’heureux de sentir les gouttelettes en suspension venir s’accrocher à nos joues. A côté de la chute, le taux d’humidité grimpe en flèche, et il fait soudain aussi frais que dans le rayon boucherie. Même si nous ne resterons pas trop longtemps, nous allons quand même en profiter pour faire plusieurs clichés, grâce à une avancée du chemin sur un petit ponton de bois qui s’étend presque jusqu’au pied des remous. C’est le moment d’essayer les longues expositions, pour capturer la nature stable et l’eau en mouvement flou. Mais ce n’est pas évident, alors Michel et Julie, qui sont tous les deux avec les reflex à ce moment de l’aventure, vont passer un certain temps à tenter différents réglages. Et même s’il ne s’agit que de regarder le flux incroyable d’eau qui descend ce surplomb de quelques mètres, c’est à peu près aussi hypnotisant que de regarder les flammes d’un feu de camp. On s’y perd vite, et l’expérience enveloppe les sens. Nous pensons d’ailleurs à ce moment pouvoir profiter d’un second site de cascade, mais ce n’est que devant le chemin barré que nous devrons nous rendre à l’évidence : il n’y aura eu qu’une seule véritable chute remarquable au cours de cette escapade dans le Glenariff Forest Park.

Devant le torrent, nous aurons également quelques remarques désagréables sur la gestion de la réserve naturelle… En notant aussi la couleur de l’eau, qui à cause de son parcours dans les montagnes, et de la présence de métaux dans les roches, prend une drôle de couleur… Pisse. Pardon, j’aurais pu dire jaune, mais ça n’aurait pas décrit la chose correctement : on a l’impression de regarder une rivière de pisse, presque au point où, par mimétisme, nos cerveaux nous en transmettraient l’odeur : il est temps de remonter jusqu’au Salon de Thé, car mes compagnons se sont mis en tête de manger des glaces. Moi, je n’ai qu’une envie, c’est de reprendre la route : je crois que je développe finalement une sorte de mélancolie pré-départ, car je sais que notre voyage se termine dès demain… Allié à la fatigue du corps (eh, il faut bien remonter jusqu’à la voiture), ça me fait serrer les gencives. Alors aller s’enquiller une quarantaine de personnes âgées dans un salon de thé miteux, très peu pour moi. Mais enfin, la majorité gagne… Nous aurons encore, au cours de notre ascension, une discussion animée sur l’éducation des enfants (hypothétiques pour la moitié d’entre nous), lorsque nous croisons une famille dont les deux marmots n’ont d’autre choix que de gravir la pente les pieds dans de larges bottes de plage.

Bon, nous trouvons une table de pique-nique qui nous évite la vue du cercle des plus de 80ans (cachez ces vieux que je ne saurais voir). Et on me laisse judicieusement le temps de me perdre dans mes pensées, le temps pour mes camarades d’aller chercher leurs desserts. Je ne l’avouerais pas (non, non) mais en les voyant dévorer leurs magnums, j’ai quelques regrets. Le magnifique arc-en-ciel qui barre soudain la vallée m’offrira heureusement une compensation presque à la hauteur. Pour une fois aujourd’hui en plus, nous aurons eu de la chance avec la météo, puisque le gros nuage de pluie qui se pointe invariablement (je pense qu’il a dû nous chercher un moment à côté de la mer) ne nous atteindra que lorsque tous les en-cas sont dévorés… Presque lorsqu’on arrive sur le parking. C’est le moment de prendre le Quashquaï pour le dernier saut de puce de la journée, direction la capitale de l’Irlande du Nord. Pour une fois je sens que le GPS est en confiance, il est à l’aise, reconnait même lorsque nous sommes ou non sur une voie de dépassement.

Enfin quand même, je me demande depuis un moment ce qui leur a pris de limiter la vitesse à 60, sur cette quatre voie. J’ai l’impression de me traîner comme un escargot, et la masse d’automobilistes irlandais qui me le font également comprendre atteint de larges proportions. Mais je ne comprendrais que lorsque Michel me mettra devant le fait accompli. En effet, dans un moment d’inattention, j’avais oublié que dans cette partie du pays, on comptait en milles. Les autres usagers avaient donc le plaisir de rouler 65% plus rapidement que nous… Oui, faites le calcul, sur autoroute ça fait un paquet de kilomètres heure. Une fois dans le flux, il n’y a plus qu’à se laisser faire. Nous roulons comme ça une vingtaine de minutes avant d’arriver en banlieue. De fait, on sait tout de suite que l’on arrive dans une métropole par le nombre de voies de circulation à l’heure de pointe (euh, oui, on arrive pile dans le créneau). Rien de moins que six voies par sens de circulation. Quelques kilomètres plus loin, nous sommes tous au taquet, car les locaux (camions compris) ne prennent pas beaucoup le temps de chercher leur chemin, alors il ne faudrait pas rater un changement de voies. On se croirait un moment sur le périph’ parisien…

Les sorties se succèdent, jusqu’à la nôtre, qui nous fait suivre un étrange parcours (on passe sous d’autre voies, puis sommes bloqués dans le trafic à un feu, puis sur l’autoroute, pour finir par rouler dans une route exactement parallèle)… Qui ne laissera jamais place à l’ennui, c’est le moins qu’on puisse dire (ça transpire, derrière le volant). Lorsqu’enfin nous arrivons dans ce qui semble un quartier d’habitation, c’est Julie qui prend le relais de la technologie, car elle a reconnu le voisinage. Nous trouvons rapidement notre B&B, qui est situé sur une avenue… Bah, je dirais passante. Mais il faut tout de suite vous préciser que nous avons pris en quelques minutes la mesure de Belfast et du quartier où nous serons logés cette nuit : c’est pauvre. Je ne saurais pas trop comment le décrire autrement. 

Les enseignes sont décrépies, les bars ont un air sombre et inquiétant, les locaux ont des t-shirts mal taillés aux couleurs passées depuis longtemps. Les maisons sont assez basses, et ceux qui naviguent devant sentent le cubic de vin et la javel industrielle. Notre gros SUV fait un peu déplacé, et on ne sait d’ailleurs pas trop où le garer. Je me fendrais donc d’un créneau en face d’une rangée de minuscules maisons d’ouvriers en brique orange. Un type nous regarde tout du long, en passant le chiffon sur sa moto aux chromes rutilants. Avec son t-shirt à trous et ses tatouages qui couvrent ses bras épais, il donne un peu l’image du quartier. Nous, avec nos sacs de voyage, nos habits de randonnée, on fait un peu déplacés. Une impression qui ne nous quittera pas alors qu’on s’approche de la porte de notre B&B. Le restaurant qui fait le coin de rue pourrait tout aussi bien être fermé, tant on a l’impression qu’il est parti dans un récent incendie (alors que non pas du tout). Deux autres enseignes, une mercerie et un vendeur de marques dégriffées ont le rideau de fer cadenassé. Nous sonnons.


Dans un premier temps, rien. On s’inquiète un peu, évidemment. Le logement pas très cher que nous avions trouvé (et déjà payé)… Il ne peut pas nous faire faux bond : nous n’avons pas vraiment de plan de la ville, si ce n’est qu’elle fait une sorte d’ilot entouré par la mer d’une part, et par l’autoroute de l’autre. Tout ce qui entre dans ce cercle est hors budget pour la nuit ! Alors nous sonnons une nouvelle fois. On entend des bruits, ça remue à l’intérieur. Enfin, la porte s’entrouvre. Julie nous annonce, et dans un mouvement vif, le propriétaire s’engouffre devant nous dans le couloir. Il faut dire qu’une fois à l’intérieur, nous ne remarquons pas tout de suite le grand plan de la ville, ni l’étroitesse de cette petite maison à l’ancienne qui ne contient au rez-de-chaussée qu’un petit living et une cuisine. Non, nous sommes éberlués par l’allure du propriétaire, qui semble flotter avec une grâce consommée sur toutes les parois du couloir. Oui, toutes. Tentaculaire obèse au large sourire, le gérant de ce B&B ne pourrait même pas nous accueillir à bras ouverts. Jovial et impressionnant, il nous laisse nos clefs et nous invite à monter dans notre chambre, sans lui. Il faut dire que cette dernière est au dernier étage. 

Six paliers… Sans ascenseur !

jeudi 11 septembre 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 49

Article 49: Machine arrière toute!

Le cerveau fait parfois abstraction de ce qu’il voit, parce qu’il ne veut pas y croire. Le mien nous fera le coup sur cette petite route escarpée. Dans une descente, on discerne clairement la prochaine avancée sur la mer, et la mince bande de goudron qui la surplombe. Je crois bien apercevoir un gros véhicule, mais je dois me préoccuper de la conduite et…forcément, puisque le chemin est interdit aux poids lourds, je ne me suis pas posé de questions. Jusqu’à ce que l’on se retrouve, dans un léger faux plat en virage, devant le monstre. Le voilà devant nous, un camping-car gros et gras, avec à l’avant dans la cabine, trois touristes aux airs aussi hilares que perdus dans cette campagne. Nous nous arrêtons à une vingtaine de mètres l’un de l’autre. Eux, parce qu’ils ne peuvent pas nous passer dessus, nous… Un peu désespérés. J’ai juste envie de crier que ce n’est pas du jeu. Ils ont triché, ces cons-là ! Mais enfin j’ai beau ne pas vouloir y croire, c’est bel et bien la réalité. Il faut trouver une solution, mais je sais bien que dans les deux ou trois derniers kilomètres, il n’y avait pas un seul terre-plein ou une voie de garage.

Malgré cela, et comme le camping-car monte, il a la priorité alors il faut bien faire quelque chose. Je commence donc à reculer, doucement. Parce que oui, je vous rappelle que je suis formellement incapable de rester droit en marche arrière avec le Quashquaï. Je m’en vais donc zigzaguer sur une soixantaine de mètres, jusqu’à revenir au sommet de cette petite côte. L’énervement est progressif, mais puissant. Il ne pouvait pas aller ailleurs, ce connard ? Il n’a pas le droit d’être ici ! Et dans la cabine, ils se payent le luxe de se bidonner comme des enfoirés de première classe ! Je suis de plus en plus dubitatif, parce que j’aurais beau me pousser à racler la caisse sur le bord de la route, ça ne passerait quand même pas. Encore une trentaine de mètres, et Marie se propose pour me guider sur la route. Elle a bien compris que je n’arrive pas à rester droit, que nous serons bientôt bloqués contre les piquets du champ d’à côté, et que mes éclats de voix n’y changeront rien. D’ailleurs je ne suis pas le seul à gueuler, puisque Michel et Julie font pleuvoir un chapelet de jurons sur nos voisins d’en face, à les maudire pour plusieurs générations.

C’est finalement Marie qui aura eu la meilleure idée. Elle me demande un moment de m’arrêter, et tandis que nous la regardons tous, curieux, elle court détacher une corde qui barrait l’entrée du champ. En effectuant une habile marche arrière, il sera possible de passer le 4x4 dans l’ouverture, tout en laissant passer l’encombrant camping-car et sa bande de dégénérés congénitaux. Attention, la manœuvre n’en sera pas plus aisée, il faut déjà trouver le bon angle pour entrer sur le terrain… L’écart entre les poteaux n’est pas beaucoup plus large que la voiture elle-même (on rentrera le rétro droit, pour vous donner une idée). Et puis, il n’y a pas que ça, il y a même beaucoup plus important. C’est que le pâturage que nous ouvre Marie est en dévers. Pas cinq degrés, non. L’herbe court sur une grande vingtaine de mètres, puis laisse la place au vide, et à la mer tout en bas. Comme il est rassurant de se lancer dans une douce marche arrière alors que l’océan emplit les rétroviseurs ! Heureusement, les filles s’y mettent à deux pour me guider par geste, aussi nous réussissons, centimètre par centimètres, à libérer la route pour ces trois dangereux connards. Qui continuent à se marrer, n’ayant sans doute aucune conscience de ce qui les attend plus loin. Les idiots ! La route ne leur est pas seulement barrée car on ne peut s’y croiser, mais aussi parce que dans les lacets, plus loin, ils ne pourront pas rêver passer sans frotter de tous les côtés.

Mais enfin ce n’est pas vraiment mon problème. Nous laissons passer le monstre, puis les cinq voitures qui ont eu le malheur de se retrouver derrière lui (ils n’ont pas beaucoup plus de chance), avant de tenter de repartir. C’est un démarrage en bonne côte, qui s’apparente à un vrai quitte ou double : si la voiture ne peut pas reposer le train avant sur le goudron, il faudra éviter le bain (et la chute de 40 mètres juste avant) aussi vite que possible ! C’est le moment de mettre les gaz, d’ouvrir les vannes… Et par chance, la voiture « mord » bien pour se remettre aussitôt sur la route. Le soulagement est intense, et prolongé. Nous avons bien cru devoir passer plusieurs heures sur cet incident de parcours, alors inutile de vous dire dans quel état d’euphorie nous sommes. Au point de ne plus faire très attention lorsque, quatre cent mètres plus loin, nous croiserons une large (très large) Audi A6… Les rétros vont un peu taper, mais comme nous roulons au pas, il n’y a pas de bobo. Dans la descente vers le village où nous allons quitter la minuscule route panoramique de Torr Head, nous nous promettons de faire une petite pause aussi vite que possible. Aussi lorsque cinq minutes plus tard, nous apercevons le splendide petit port de Cashendun, nous choisissons de nous y dégourdir à nouveau les jambes. Il y a aussi un bâtiment de toilettes publiques, mais ce dernier ne récoltera rien d’autre que le titre du lieu le plus impropre de tout le pays.

Nous entamons une petite ballade vers le village. Ce dernier est accolé au bord d’une large crique offrant une plage de belles dimensions, même si ce sont surtout les maisons qui font la beauté de ce petit village. Accolées les unes aux autres, elles surplombent la rue devant la jetée et forment un panorama uniforme de façades blanches et de toits pointus sur toute la longueur du petit port de plaisance. C’est vraiment de toute beauté, et le son des vagues qui viennent doucement s’échouer à quelques mètres de notre chemin ajoute encore à cet éclat. On s’y verrait bien passer la nuit d’ailleurs, dans l’une de ces maisons de style « victorien ». Malheureusement, nous n’aurons jamais l’occasion de voir ces dernières de près. Pourquoi ? Eh bien à cause de moi, évidemment ! 
Euh, oui, enfin pas que moi. Il se trouve que comme à midi, la météo irlandaise a réussi à nous prendre par surprise, en faufilant un nuage (et tous ses potes derrière) dans notre angle mort. On ne l’a pas vu venir, jusqu’à sentir une petite brise fraiche sur le cou, qui ne colle pas avec le reste du paysage. A ce moment on se retourne, on observe sans pouvoir rien y faire la noirceur profonde de ce nuage d’orage, et on se rhabille aussi vite que possible. Du moins, lorsqu’on peut ! Mon K-way est dans le coffre. Aïe.

C’est la course ! Non, pas métaphoriquement. C’est la vraie course vers la voiture, la sécurité, le sec. Et à ce jeu-là, on ne bat pas les nuages tous les jours… A mi-chemin, ce sont les premières gouttes qui s’invitent. Il faut allonger la foulée, et je me crois revenu à mes années d’athlétisme, qui surgissent de mes souvenirs en même temps que les jambes qui tirent, le souffle court et le cœur proche de l’explosion. Je ne me pose pas trop de questions (par chance, c’est moi qui avait les clefs), et je ne suis pas loin de finalement plonger par la porte ouverte. Heureusement, d’ailleurs : de l’autre côté de la vitre, c’est le déluge intégral en quelques secondes. Mes petits camarades, que j’entendais rire derrière moi lorsque j’ai doublé de rythme, ont rejoint la cadence pour éviter de se faire intégralement saucer. Une fois tous assis (une fois de plus, on ne rate pas une occasion de salir la caisse), il n’y a plus qu’à regarder l’eau sur le pare-brise et à se dire que Cashendun, c’est fichu !

Il est temps de se porter attentivement sur le plan, parce qu’à partir de là, il n’y a plus des masses de choses à observer sur la côte de cette Irlande du Nord sauvage, sans trop s’éloigner des axes principaux (n’oublions pas que ce soir, nous devons être à Belfast). Tout de même, il nous reste un temps des plus raisonnables, alors autant choisir un dernier point remarquable. Mais pas trop près non plus, histoire d’éviter le déluge. Notre attention se fixe donc sur un parc naturel, dans les terres, qui a pour particularité d’offrir à la vue de magnifiques cascades… Pour nous, c’est la bonne opportunité, puisque c’est encore un truc supplémentaire que nous n’avons pas coché dans ce voyage. A défaut de baleines (de ce côté-là, les occasions vont se faire rares jusqu’à la fin du voyage, même si on ne baisse pas les bras), nous tenterons les cascades ! Pourtant, il faut un effort de concentration pour se projeter en train de marcher dehors, parce qu’il pleut tellement que, de sortir pour enfiler les godasses de marche, on serait trempés jusqu’à l’os. J’avoue pour ma part que je me sens fatigué, à force de faire ces montagnes russes émotionnelles (la beauté et le calme de Torr Head, le camping-car, puis la beauté et le calme de Cashendun et la course). J’hésite à siester moi aussi dans la voiture (à l’arrêt, on s’est compris), mais je décide de tout de même en profiter à fond. Tant pis pour les autres, ils auront droit à une version un peu bougonne de ma personnalité.


Une demi-heure plus tard, nous arrivons à la réserve naturelle. Et niveau voiture, c’est presque organisé du style « vous entrez à présent dans l’enceinte de Jurrassik Parc », avec une route dédiée à l’aller, et au retour sur des chemins différents, des dos d’âne, un parking spécifique (et payant, vous l’aurez compris, mais que nous ne payerons pas, vous l’aurez compris aussi)… Il faut dire qu’une fois garés, le site vaut le détour. Nous sommes quasiment au sommet d’un cirque en fer à cheval, dont les contours sont d’abruptes pentes. Plusieurs cascades tombent de ces sommets pour se perdre dans la forêt qui couvre toute la vallée, laissant juste deviner un relief plus escarpé qu’il n’y paraît. Les chemins sont extrêmement bien balisés, tout est simple avec l’utilisation enfantine d’un code couleur… Enfin, c’est ce qu’on veut nous faire croire, parce que l’itinéraire est piégé comme il se doit. Déjà, pour pimenter les choses, le même code couleur est utilisé plusieurs fois. Sur des chemins qui se croisent. Il n’y a aucune indication de relief ni de points remarquables (il faut donc mémoriser l’orientation de la carte), et pour boss final, on nous informe que deux des couleurs de chemins ne sont pas praticables car une tempête a coupé une partie des chemins il y a de cela presque six mois. 

On voulait des cascades ? Il y en a ! Le tout maintenant, c’est de savoir les trouver…

mercredi 10 septembre 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 48

Episode 48: Loi de Murphy et tête de Thor

Juste avant de quitter le parking de Carrick a rede, je décide de pousser un peu la marche sur une centaine de mètres, en continuant sur un chemin secondaire. Et de là, j’obtiens enfin la vue escomptée. Il est temps de monter le téléobjectif, et de regarder à quoi ressemble « en live » cette fameuse traversée de pont. Force est de constater qu’avec les vagues qui font des efforts sympathiques pour s’écraser le plus violemment possible sur le granit juste en dessous, l’image est fort sympathique… Mais on ne peut se départir d’une impression un peu industrielle : peu, voir aucun touriste ne reste bien longtemps sur le pont de corde. Pour nous qui voulions flâner, cela achève bien de nous convaincre. Il est temps de partir, et d’aller manger dans la prochaine ville, laquelle comme toutes ses voisines s’appelle Bally-quelque chose.

En arrivant dans le patelin, impossible d’éviter le traditionnel tracteur de foin, que l’on se coltinera suffisamment de virages pour évoquer sa légende. Il apparait en effet pour chacun au moment le plus inattendu, lorsque l’on a le plus besoin de s’arrêter, ou bien en dernier recours lorsqu’on est pressés d’aller quelque part. La légende veut (à raison) qu’il soit strictement impossible à dépasser jusqu’à ce que l’on soit résigné à accepter son sort. Et en effet, jusqu’aux faubourgs de Ballycastle, on ne pourra pas le lâcher. Affamés, nous nous garons après avoir tourné un peu, juste au-dessus du port (nous avons décrété que puisqu’on ne comprenait rien à l’horodateur, ce n’était pas payant). Le paysage nous rappelle clairement ces villes de Bretagne, dont le port est toujours le cœur et où il fait bon flâner le long des quais de plaisance.

Les maisons sont beaucoup plus anglaises, évidemment, toutes en pierre, avec leur portes peintes et leurs entrées surélevées… On est sur un quartier très traditionnel ! Lorsque l’on retourne vers la mer, il y a la partie commerciale du port, ou une grande barge de drague est en cours de déchargement. Un peu plus loin, c’est un chalutier qui se prépare à prendre la mer. C’est toujours un environnement chargé, rude, plein de couleurs et de senteurs uniques qui apparaissent en se promenant près des quais. Un peu plus loin, la forêt de mâts est au rendez-vous, mais nous décidons d’aller d’abord manger nos sandwichs… Surtout qu’il y a un parc, avec des bancs et suffisamment de badauds pour assurer une animation raisonnable (comprenez, de quoi commenter comme des petits vieux). Mais c’est au moment de manger que nous nous rendons compte que les nuages, là-haut, sont devenus soudainement plus bas et plus gris. Pourra-t-on éviter le grain ? On y croira, cinq minutes. Mais nous avons encore la bouche pleine alors qu’arrivent les gouttes… Il faut bientôt choisir de se réfugier sur un muret et sous un arbre… Et quelques minutes plus tard, quand les feuilles ne nous protègent plus, de sortir les K-ways !

Loi de Murphy oblige… La pluie a fait son apparition à plusieurs courtes reprises aujourd’hui, mais à chaque fois (A. Chaque. Fois) il s’est agi de moments où nous étions à l’extérieur. Une fois fini nos tranches de jambon (eh oui, encore du jambon), nos tranches de pain (eh oui, encore du pain) et nos bananes (rien de plus sexy qu’une banane), nous n’avons plus qu’à marcher jusqu’à la voiture, sans passer par les quais de plaisance : l’averse est trop forte, je suis toujours incertain sur le sort de la voiture (la Loi de Murphy prévoit un PV automatique…) et puis nous avons un programme de visites qui peut durer toute l’après-midi, alors autant décoller. Naturellement une fois le coffre ouvert, il ne pleut plus, donc je vais prendre un cliché ou deux des bateaux accostés au quai de commerce. Les dernières cages sont chargées sur le chalutier. C’est le moment d’intérioriser comme à chaque fois ce sentiment exaltant (et irrationnel) qui me crie de courir sur le quai, de tout balancer et de partir à l’aventure en laissant tout derrière moi. Oui, c’est n’importe quoi, évidemment. Mais c’est l’appel de l’inconnu qui me marmonne à l’oreille, et sa voix est douce.

C’est le moment de prendre ma place au volant : en parlant d’inconnu, nous y roulons ! Nous sommes assez tôt dans l’après-midi, aussi nous décidons d’un petit détour à Torr Head, que l’on peut définir comme le « coin haut droit » de la carte de l’Irlande. C’est aussi le point le plus proche de l’Ecosse… Mais la route pour y arriver, ah c’est tout une histoire. Il faut d’abord descendre vers le Sud, puis remonter le long de la côte, car de hautes et abruptes collines séparent le front de mer et le reste du pays. On circule donc sur une route « B », et celle-ci est réellement minuscule. A tel point qu’à l’intersection principale, un panneau interdit clairement l’accès aux caravanes et autres camions. Bref, à tout véhicule un tant soit peu encombrant. Parce que là, on n’est pas dans le « oui, ça passe limite ». Non, là, pour la grande majorité des virages il est improbable de vouloir croiser une trottinette ou dépasser un vélo. C’est un peu anxiogène d’ailleurs, car nous croiserons bien quelques voitures (serrage de fesses garanti et tout le monde roule au pas)… Mais ce qui nous motive, c’est ce paysage, absolument grandiose.

A notre gauche, les collines vertes et leurs moutons, séparés de petits murets de pierre centenaires et d’arbres esseulés. A droite, souvent un massif mal taillé de buissons en fleurs, puis un grand vide avant l’océan, une bonne centaine de mètres en contrebas. Et n’allez pas croire que c’est une ligne droite : les dix kilomètres à vol d’oiseau sur la carte vont nous prendre une grosse vingtaine de minutes de conduite. Agressive en montée, dressant les cheveux en descente, cette mince allée vers le bout du monde Irlandais est une véritable épopée en soi. Sublime, parée de ses couleurs les plus vives alors que le ciel se dégage, et sauvage aussi. Comme préservée… A l’évidence aucun bus ne passe par ici (les gens tiennent à leur vie, et puis c’est interdit). Une intersection surprend, et c’est presque un chemin de gravier qui va nous emmener jusqu’à la pointe. Un petit parking avec, surprise, deux autres voitures, nous accueille au bas d’une pente entre les champs. Une ancienne conserverie de saumon est le seul bâtiment de main d’homme, et il vient renforcer cette impression de grandiose infinité de nature : le corps principal de cet édifice de briques est en ruines, n’en restant que les piliers et quelques pans de mur envahis par une végétation dévorante.

Pour être tout à fait exacts, nous ne sommes pas encore à Torr Head. Et Marie, qui est absolument crevée et va rester faire une sieste dans la voiture, ne foulera jamais le site (d’ailleurs nous n’avons pas encore fermé le coffre qu’elle dort déjà). Car pour cela, il faut grimper un promontoire naturel, qui surplombe la mer et toute la côte alentours. Malgré la faible distance, on y mettra une petite dizaine de minutes (c’est abrupt, ma bonne dame). Mais nous sommes récompensés en haut, par la vue, naturellement, et par les ruines d’un ancien phare/poste d’observation. Une bâtisse en ruines, mais dont il reste la plupart des murs, ainsi que pas mal de ferraille rouillée… Pourtant aucun de nous trois ne peut s’empêcher de s’imaginer en détachement ici, un jour de tempête, à tenter de guider un pétrolier dans la passe… Bien des nuits épiques (et d’autres, chiantes) ont dû prendre place ici. Peut-être même des guets anxieux de repérer des sous-marins allemands… Il faut dire que l’emplacement est l’évidence même. De là-haut, on distingue clairement la côte écossaise. Ce n’est plus une simple bande de terre à l’horizon, mais bien un paysage, qui ressemble forcément à notre côté du détroit.

A l’époque de son utilisation, les quelques soldats/veilleurs de Torr Head bénéficiaient quand même de plus qu’un beau point de vue. Si les pièces de vie ne sont pas bien grandes, il y a tout le nécessaire, et même des sortes de demi-tranchées tout autour du bâtiment, lesquelles se prolongent vers des escaliers côté mer, et un sentier qui descend jusqu’à un quai, minuscule mais pratique. Pour notre part, nous ne ferons pas le trajet : non seulement nous ne voulons pas laisser Marie toute seule trop longtemps, mais surtout le sel et le vent de mer ont rongé le métal jusqu’à ne plus laisser à certains endroits que des moignons de marches. Un paradis pour le Tétanos, et un demi-tour pour nous ! Nous redescendons jusqu’au parking, avec une vue extraordinaire sur les collines et ces nuances de vert qui se déclinent à l’infini. Marie se réveille tout juste, elle n’aura finalement pas vu le temps passer. Et nous n’avons plus qu’à reprendre la même route minuscule qu’à l’aller. C’est la détente… Julie tente de capturer le paysage à gauche, avec la route en haut des falaises et les vagues juste en dessous, mais aucun cliché ne peut retranscrire cette ambiance. On se sent bien, même si je passe rarement la troisième : il fait beau, chaud, nous vivons notre expérience irlandaise à fond !


Et nous sommes sur le point d’avoir une pique d’adrénaline, en plus. Parce que oui, c’est arrivé... Un type en camping-car a décidé de prendre la route interdite. 
Et qui, à votre avis, va se retrouver en face ?

dimanche 7 septembre 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 47

Episode 47: Sea, Bushmills and Sun

Vous pensiez qu'il n'y a que les stars qui se font avoir par le Cloud? Sachez que l'article ci dessous a été écrit deux fois... Merci la "synchronisation en cours"!

Bon c’est vrai qu’arrivés devant le comptoir, c’est un peu le manque d’inspiration : on n’a pas tous les jours l’occasion de prendre un verre avant la première pause du matin… Et encore moins un whisky. Brut en plus, pas dans un café. Seule entorse au comportement des puristes, nous avons droit de commander « on the rocks » (et bien entendu Marie pourra prendre un jus d’orange, ils ne vont pas t’obliger à consommer de l’alcool). Julie tente donc l’Irish Honey, Michel le « Distillery Reserve » et moi le « Old Bushmills » pour que nous puissions bien tâter les différences. Et elles sont presque palpables : même si au goût j’ai toujours une préférence pour l’Irish Honey, on sent bien que c’est une liqueur et pas le vrai whiskey. Pour ce dernier, dur de se prononcer entre le 10 et le 12 ans d’âge. Ayant une affinité avec ce dernier nombre (ah, la science du Douze, c’est presque une religion), mon cœur choisit vite, tandis que le palais reste confus. Nous profitons un certain temps de notre petite tablée dans l’usine, avant de se prendre en photo devant l’un des gigantesques alambics (vide) présents dans la salle.

Juste ensuite, c’est le magasin. Nous y entrons avec une idée très simple en tête : prendre chacun une ou deux bouteilles, et reprendre la route. Mais bon… Vous l’aurez compris depuis le début du récit, il n’est jamais facile de quitter une enseigne qui propose du marketing bien orienté. Voilà pourquoi on va me retrouver cinq minutes plus tard, à me demander de quoi j’aurais l’air avec une parka Bushmills. Ou bien une polaire Bushmills. Un chapeau, non, un bérêt Bushmills. Heureusement que Julie veille au grain, même si elle-même hésitera sur la pertinence de la parka. Mais au final, nous épuiserons plus vite la partie épicerie, en se montrant imaginatifs sur de petits présents à ramener à nos parents (après les habits, ce sont les confitures Bushmills…). C’est-à-dire, en plus de nos « bonus » quoi. Eh oui, on les avait presque oubliées, les surprises de nos allemands, mais elles ne sont pas à négliger : une mini-bouteille d’Irish Honey pour chacun ! C’est vraiment la classe. Mais ce qui nous convainc presque immédiatement, c’est la possibilité de faire dédicacer des bouteilles de douze ans d’âge « Distillery Reserve » qui déjà comme leur nom l’indique, ne sont vendues qu’ici, à Bushmills.

Marie et Michel se sont aussi laissé embarquer par l’histoire des dédicaces, et nous ressortirons de l’usine les bras chargés. Les valises vont devoir faire une cure de rangement pour supporter ces derniers petits ajouts ! Il suffira de ne plus rien acheter ni aujourd’hui ni demain, et tout sera parfait… Je me charge avec Michel de ranger le coffre, tandis que les filles décident de récolter notre repas de midi dans le Spar juste en face. Nous pouvons bientôt quitter la ville, qui fut à la fois l’un des objectifs avoués du voyage, et un extraordinaire lieu à vivre. Pour le reste du programme c’est tout simple, nous longeons la côte vers l’Est, en tentant de repérer les points les plus remarquables. Le road trip dans son sens le plus littéral, quoi ! Nous passons le long du visitor’s center des marches des géants, déjà encombré à cette heure des centaines de touristes massés sur ces bizarres hexagones. Mais notre premier arrêt n’en sera pas si éloigné. La carte indique des ruines fichées sur une colline, mais il faut avouer que je m’arrête plus pour ma vessie que pour toute autre raison. Nous programmons le GPS, et le second arrêt sera pour la grande plage de sable fin, à l’autre bout des falaises de la Giant’s Causeway.

Voilà, ça c’est une plage, pas une bande de sable. Non, tu vois, une plage de cinq-six kilomètres, ponctuée de petites dunes de sables et de stries créées par la marée sur des centaines de mètres de large. On n’y accède pas si facilement d’ailleurs, nous qui sommes en chaussures de ville, puisque le parking n’est pas directement à côté, et que descendre de ce haut plateau sur un sentier ensablé au milieu des hautes herbes se révèle vite un peu casse-gueule. Il y a aussi la menace latente des vaches, à la fois intriguées par notre présence dans l’enclos, et concentrées sur leur tâche sans fin de mâcher et mâcher encore. Cependant, elles n’ont pas ce petit côté nerveux de leurs consœurs auvergnates et nous arrivons sur le bord de mer sans trop de problèmes. Outre le fait de marcher le long de l’écume et de sentir nos pieds s’enfoncer doucement dans ce sable fin, il y a même une raison tout à fait légitime pour laquelle nous sommes descendus jusqu’à hauteurs des rouleaux.  En effet, si nous sommes dans la confidence de la présence d’un futur bébé, nos amis aimeraient bien faire une vidéo qui ferait office d’annonce officielle.

Mais ce qui s’annonçait comme une idée à la fois originale et spontanée ne va pas s’avérer si facile. Il y a déjà le problème du son : il a beau faire un temps magnifique, les embruns produisent un son assez remarquable, tandis qu’un petit vent nous ébouriffe. Voilà pourquoi, en tant que réalisateur officiel de cette vidéo (oui, on est très vite promu sur ce genre de petit tournage), j’ai un peu peur que le message final ressemble à « bonjour à tous ! Nous cheouchroufhchchroufhcrhchrhcherchouf bébé chroucfofourouchouchouf », ce qui avouons-le, atteint le but recherché mais manque de style. Il y aura aussi quelques prises car s’il est facile de s’imaginer parler à la caméra, une fois que « ça tourne », les mots ne viennent pas forcément dans le bon ordre. Dans tous les cas, ils ont su garder une relative spontanéité, et délivrer leur beau message… J’avoue que même si le texte n’était pas de moi (« on a fait un gosse » n’a pas été retenu dans la sélection finale), c’était émouvant, simple et plein de petites licornes chevauchant leur arc en ciel. On profite encore un peu du bruit absolument unique de ces vagues venant se briser sur le sable avant de remonter prendre la voiture.

Le prochain arrêt est à nouveau tout proche, mais notre ami le GPS a failli nous le faire rater (« eh c’était à gauche »). Et puis, j’ai d’abord cru qu’il se fichait de moi. Cette route minuscule, qui zigzague dans les rues d’un minuscule hameau, est censée nous amener au port de Ballintoy ? Eh bien… Oui, mais ce n’est pas aussi simple. Le village est au sommet d’une falaise érodée par les millénaires, et le versant plonge doucement vers l’eau, avec la route qui s’y accroche avec des virages assez désespérés. Tout en bas, niché dans la pierre et dans une formation naturelle extraordinaire, le minuscule port de Ballintoy nous accueille avec sa demi-douzaine de bateaux. De petits caboteurs de pêche, peints de couleurs vives et se balançant doucement sur leur amarre. Il y a de la place pour se garer (et même deux bus, ce qui veut dire qu’on aurait pu les croiser sur la route : allumage de cierge garanti), aussi nous décidons de faire un petit tour de ce paradis défiant la mer.

Il faut dire qu’ici, tout est un savant mélange entre la main de l’homme qui a façonné la digue et aplani le port, et la nature, puissante et sauvage, qui a créé cette pointe de roches extraordinaire qui protège cette petite crique. Les vagues viennent s’écraser dans de bruyants et splendides ressacs sur les blocs de basalte… Ces derniers hésitant entre la forme classique des pierres de Bretagne, érodés mais puissants, et celle de la Giant’s Causeway (qui n’est qu’à une trentaine de kilomètres par la mer) avec ses facettes géométriques. Une fois encore, la beauté de la scène est saisissante, rehaussée si c’était encore possible, par quelques détails humains qui apposent une touche mélodique à l’ensemble, comme ces lampadaires qui viennent relier ciel et terre sur les clichés. Nous resterons quelques temps, à tenter de capturer les gerbes d’eau salée s’en allant vers le ciel alors que meurent les vagues pour se reformer quelques secondes plus tard. Tout est là, le vent de mer, les sons de bouillonnement de l’eau, les embruns et même ces petites touffes d’herbe qui envers et contre tout, s’acharnent à vouloir prospérer ici, dans ce maelström de la côte irlandaise.


Le temps passe trop vite, et il faut déjà remonter la pente abrupte. Après deux « je vous salue Marie » nous nous engageons sur la route, et par chance n’aurons pas à croiser plus qu’une autre voiture de location. Nous voici revenus sur la nationale pour un autre saut de puce et une autre aventure. En effet, il y a à quelques kilomètres de là un roc avancé sur la mer, relié au continent par un pont de corde. Carrick a rede, comme l’ont appelé les locaux, a tout l’air d’être un sympathique petit coin de paradis entre les vagues et les oiseaux nichés à flanc de falaise. Malheureusement, il semble que nous soyons rejoint dans notre quête par une bonne partie des visiteurs de ce beau pays. Nous n’en avons pas croisé tant que cela jusqu’ici, aussi c’est la vraie surprise lorsque nous arrivons dans un parking géré façon parc d’attraction : des guides nous amènent jusqu’à notre place, il y a des bus, un service d’ordre… Immédiatement nous sommes refroidis. 

Même si nous enfilons nos chaussures de marche, le pressentiment est très clair, parce qu’il ne peut y avoir autant de familles au même endroit sans qu’il soit un peu… dénaturé. Nous profitons quand même de leurs sanitaires, avant de s’avancer vers le site. Et finalement, ce sont deux facteurs qui vont nous faire reculer. Le prix d’abord, parce que 5,6£ par personne, c’est beaucoup pour un pont de corde et un rocher. L’affluence ensuite : on est effectivement plus dans une ambiance de parc d’attraction… Pour vous dire, il y a même des panneaux de signalisation d’attente. Et il y en a pour minimum 20 à 30 minutes ! Donc non. A titre de consolation, une grande table d’observation des oiseaux nous apprend que notre pingouin volant de Downpatrick’s Head était un Guillemot. Maintenant, il est midi, nous allons repartir et nos estomacs grondent !

mardi 2 septembre 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 46

Episode 46: La Distillerie Bushmills (Bushmills!)

Lorsque nous ouvrons les yeux ce matin, nous sommes en pleine forme. Non, vraiment. En plus d’être reposés (nous ne sommes pas rentrés trop tard hier), pas de gueule de bois à l’horizon, pas de maux de ventre par excès de gras. Les courbatures sont discrètes, et on se lève avec la délicieuse envie d’aller se mettre à table pour y renifler du bacon. Bien sûr, il pleut car le tableau ne pouvait être parfait, mais il faut faire confiance à l’Irlande du Nord… On s’en fiche que la pluie tombe maintenant, il fera sans doute beau d’ici une petite heure pour notre départ. La bonne humeur rend optimiste, et elle a aussi pris nos amis que nous retrouvons à la table du salon. Nous découvrons la femme du propriétaire du B&B, qui s’affaire en cuisine avec lui pour nous préparer un splendide petit déjeuner. Bavards (ce type prend le temps de discuter avec nous, c’est vraiment cool), nous parlons du diner d’hier soir, et de notre programme d’aujourd’hui.

Bon, voilà je vous arrête tout de suite avant que vous ne le pensiez, nous n’avons pas mangé un full Irish breakfast ce matin. Non, non, nous avons dévoré LE meilleur Full Irish Breakfast. De tout le voyage, l’Irlande et du monde entier si cela ne tenait qu’à moi. Le bacon est parfait, à la fois croquant et doré et savoureux, tandis que les œufs brouillés sont délicieusement pris… Oh, après le restaurant hier soir, voici la surprise totale du petit déjeuner. Les boudins blancs et noir à l’avoine et au blé sont bouillants, la tomate juste prise sur le dessus. Ma-gni-fique. Nous nous précipitons pour leur demander comment ils font pour se démarquer, parce que nous avions considéré jusqu’ici les autres matinées pour de très bonnes références… Et dans un sens, la réponse ne me surprendra pas. Les œufs sont du producteur du coin, comme le boudin et le bacon du patelin d’à côté. Quant à la cuisson, tout est pris au beurre bio, avant d’être cuit au four. Au four. Oui, pas besoin de l’avalanche de gras en fait ? On nous aurait menti ? En tout cas, nos artères nous en remercient encore aujourd’hui.

Nous en venons à leur demander aussi leurs idées de visites pour Belfast. En effet nous n’y arriverons pas avant le début de soirée, et n’aurons peut-être pas le temps de tourner dans le centre-ville des heures durant à la recherche d’une bonne adresse. Londonderry est encore dans tous les esprits, et puis… Ma foi il faut bien avouer que depuis cet incident avec les manifestations, nous sommes aussi un peu prudents sur le choix des lieux où nous voulons débarquer : pas question de se retrouver par hasard au milieu d’une émeute. Sans surprise ils nous conseillent les « murals » ces graffitis célèbres dans le monde entier, très orientés politique, qui font le succès de Belfast. Mais en taxi, d’après eux, pas à pied : ça craint un peu. Euh… D’accord. Et puis pour le restaurant, ils ne jurent que par le Crown, ils y sont descendus une fois et c’est leur coup de cœur ultime. Bon, comme dans le routard ils indiquent que c’est un peu vieillot et pédant, on ne sait pas si finalement nous irons y faire un tour. La fin du repas arrive vite, nous sommes à court de bons mots à échanger avec nos hôtes, sinon pour leur signaler que si ça ne tenait qu’à nous, on resterait bien une semaine complète en pension ici.

Avec le coup de main des derniers jours, les bagages sont faits en moins de dix minutes, et la voiture est chargée en un rien de temps… Celui qu’il faut pour payer, en fait. Il faudra ensuite que je fasse (trois fois) une marche arrière pour sortir de la cour, incapable que je suis de maintenir cette lourdasse de voiture droite durant plus de quatre mètres. Le tout pour conduire… Oh facilement trente secondes ! Nous allons en effet nous garer juste devant l’entrée de l’usine Bushmills. Ca y est, on y est, Bushmills ! Une délivrance. Dans le hall d’accueil, qui est gigantesque, un comptoir nous attend à droite pour les tickets d’entrée, tandis que le reste fait office d’exposition permanente. C’est fascinant, et je m’avance déjà pour commencer ma revue de détail, quand je remarque, deux rangs devant Julie dans la file d’attente pour la première visite, les deux allemands que nous avons rencontrés la veille lors de la visite du Dunluce Castle. Nous n’avions pas échangé alors plus de quelques mots, dont deux ou trois en allemand (mais pas Durschnittsgeschwindichkeit, ce qui est bien dommage). Pourtant, ils me font signe d’approcher. Et là, l’homme me tend discrètement deux petits tickets bleus… Il m’explique en deux mots qu’ils les ont eus dans leur B&B, et que grâce à cela, nous pourrons également avoir une petite surprise en fin de visite. Whaou. Euh, merci ! En fait, si ça se trouve, en Irlande tout le monde est sympa ! Je reste sur ce geste altruiste, on ne vous oubliera pas dans le récit, vous deux !

Et par chance, les deux hôtesses d’accueil à la caisse ne se rendront compte de rien… Nous aurons bien doit à des tickets « + bonus ». Du coup, durant toute la visite, je ne pourrais m’empêcher de regarder les deux allemands sans l’envie de leur faire de gros clins d’œil appuyés (mais je m’en passerai quand même, qu’on reste chacun de notre côté sur un bon souvenir…). Le temps d’attendre l’arrivée de notre guide, nous pouvons faire le tour de cette grande pièce, divisée en deux par un véritable mur de tonneaux de whisky. Le nombre impressionne, mais il met aussi en valeur les différentes vitrines qui sont sur les côtés, entre les imprimés sur bois qui ont clairement plusieurs décennies, et quelques bouteilles dont le prix non affiché dépasse celui du verre blindé derrière lesquelles elles sont exposées, comme les bijoux qu’elles représentent. Il y a encore quelques instruments agricoles, pour faire « dans le vieux » et rappeler à tout bout de champ que depuis 1608, ici, ça distille (et à côté, ça consomme). On y suit aussi un petit film qui, comme dans le musée Guinness, tient autant de la publicité intelligente que du documentaire, le narrateur n’étant personne d’autre que le descendant du propriétaire initial (bon ce n’est pas un Mc Guinness non plus).

Quelques minutes plus tard, un guide vient nous chercher pour nous faire la visite. Malheureusement, deux points vont un peu obscurcir le chemin : déjà, il n’y a pas droit aux photos, puisque ce n’est pas un musée que nous traversons, mais bien les bâtiments d’usine, qui comporte comme tout lieu de production ses secrets et ses règles. Ensuite, le guide est un peu plus formaté et il a beaucoup moins d’humour que lors de notre passage hier au Dunluce Castle. En dehors de ces deux points, la visite n’est pas très longue mais vraiment enrichissante. Je m’attendais beaucoup plus à un musée qu’à ce lieu vibrant d’activité, cette petite fourmilière d’alcooliques au milieu de la campagne. Car ils ne mentent pas lorsqu’ils annoncent être en période d’activité. Les cuves de fermentation font la taille d’une caravane, et le malt à 55°C est un arome bien spécial… Qui rend même les jambes un peu molles, puisque l’on passe d’un bâtiment à l’autre sans véritable transition en température. Après les matières premières et les ferments, nous passons dans la salle la plus ancienne, et je trouve, la plus intéressante : le hall de distillation.

On est au cœur du Bushmills ! Littéralement : dans les tuyaux de pression qui nous entourent, les vapeurs d’alcool sous pression se condensent goute à goute, pour former le nectar. C’est un incroyable nœud gordien de tuyaux de métal, de puits de vapeur, de valves de toutes tailles et de toutes formes, au milieu desquels neuf gigantesques alambics en cuivre (équipés de hublots blindés) trônent et chauffent. On nous rappellera plusieurs fois que la spécificité du Whiskey Irlandais sur son collègue d’Ecosse, c’est qu’il est distillé trois fois au lieu de deux. Il va donc aussi devoir reposer plus longtemps, puisque son taux d’alcool initial est plus élevé. Cela influe aussi sur le rendement… A comparer avec les gigantesques pailles en inox et en cuivre, il y a un simple robinet en sortie de chaine, qui crache son savoureux liquide à moins de 10 litres/minute. Un seul employé est au centre de tout cet énorme dispositif, au milieu du « cube » de la distillation. Il a pour charge, à intervalle régulier, de sentir, goûter, analyser le whiskey brut. Enoncé comme ça, c’est le plus beau métier du monde… A ceci près qu’ici, on est dans une étuve, que l’odeur alterne entre l’alcool et le métal chaud, et que finalement le bon gout du Bushmills comme on l’apprendra cinq minutes plus tard, vient très largement du tonneau dans lequel il va passer sa vie.

C’est la prochaine étape. Véritable cathédrale, le premier site de stockage n’est qu’intermédiaire. On nous explique que les trois quart des tonneaux que nous voyons ici sont vides… Les productions sont tout simplement cachées. Oui, cachées. Répartie en Irlande du Nord dans plusieurs caves aux locations secrètes, des hectolitres de whisky de qualité supérieure vieillissent en fut. Au minimum huit ans (c’est le « Black Bush » que l’on retrouve un peu partout). Il y a ensuite le classique « Old Bushmills » qui a 10 ans, le Special Distillery Reserve à 12 ans… Puis les hauts de gamme, généralement livrés en coffrets dont le 16, 18 et 25 ans d’âge (pour ceux qui, comme Barney, aiment que leur whisky soit assez vieux pour commander son propre whisky). Et les arômes ? Mais c’est le tonneau, ma bonne dame ! Des tonneaux… d’occase. Du Madère, du Calvados, de la cerise, du Madras, du Cognac… Que des fûts aux goûts prononcés. Et dans les derniers mois de sa vie avant la bouteille, le Bushmills est changé de tonneau en fonction de son âge, de sa qualité, de l’arôme recherché. On passe du chêne au hêtre, du « cherry oak » au tonneau de calva. Les connaisseurs peuvent donc vraiment parler d’un « assemblage unique des saveurs ».

D’autre part, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi plus c’est vieux, plus c’est cher et fort en gout : on nous montre la coupe de tonneaux à différents stades de maturation : le bois absorbe, il est microporeux, les niveaux finissent par baisser avec les années. Un tonneau de Black Bush est déjà à moitié vide avant ses sept ans (et il ne sait pas encore réciter l’alphabet), alors je vous laisse imaginer la déperdition au bout de 16 ans… Sortis de cette énorme cathédrale dans laquelle les futs s’empilent jusqu’à la voute, nous sommes un peu pétés (les vapeurs, ah les amis, ça finit par attaquer sévèrement). Le passage au conditionnement sera malheureusement court, parce que les bouteilles, alignées par centaines sur la chaîne, sont à l’arrêt. Les étiqueteuses ne tournent pas, seuls quelques ouvriers s’affairent à l’autre bout de la salle pour terminer le chargement de quelques cartons sur la remorque d’un livreur. Mais j’avouerai que nous ne sommes plus aussi concentrés sur la visite, parce que dans le prochain bâtiment, qui est aussi le plus emblématique de l’usine (il est juste présent sur toutes les étiquettes de la boisson), il y a la dégustation finale, un verre de la bouteille que l’on souhaite (hors premium bien entendu, il n’est que dix heures du matin). Bushmills !