A ce stade de la visite, nous
avons changé subrepticement d’étages et de partie de bâtiment. Avec la mise à
l’eau du Titanic, c’est toute la visite qui va s’orienter. Comme le bateau,
nous changeons de location, quittons la cale sèche pour les préparatifs du
départ. Si notre marche est moins structurée (il est impossible de s’intéresser
indépendamment à chacune des part vitales de ce colosse des mers), on est quand
même impressionnés par les photographies restituées en taille murale. Comme ces
ouvriers qui posent fièrement à côté des hélices, juste après leur pose :
des pales de six mètres en alliage de bronze : ils paraissent minuscules.
De même pour la taille des fours des chaudières, dans lesquels on pourrait
faire rentrer n’importe quelle petite locomotive de l’époque. Dans une partie
de cette pièce du musée, une foule s’attroupe devant un écran incurvé en U.
Nous les rejoignons pour la prochaine projection : c’est la visite en
« simili -3D » d’une tranche du Titanic depuis le fond de cale
jusqu’au plus haut des ponts promenade.
Evidemment, il faut un peu se
projeter, mais lorsqu’on a un peu d’imagination comme moi et mes camarades, on
se sent totalement absorbé par cette vidéo. On observe avec fascination la
taille des pistons du moteur (deux étages, facile), les cabines qui regroupaient
l’équipage, puis les troisième classe, avant de monter dans les étages
supérieurs, côtoyer cette richesse ostentatoire, ce luxe démesuré, comme si
rien ne pouvait être suffisant pour attirer les clients les plus fortunés. Le
Titanic comptait quand même une piscine intérieure, des bains hammam, une
gigantesque salle de musculation…
Moi qui ai déjà lu quelques
bouquins sur le sujet, je suis surpris parce que l’exposition ne joue pas sur
le côté tape-à-l’œil, mais plutôt sur la construction, la main d’œuvre. On y
apprend que les pièces de mobilier étaient pour beaucoup uniques dans les
premières classes, et que des tisserands ont travaillé sans relâche entre le
moment ou les plans étaient dessinés à la craie et l’appareillage final pour
tout livrer à temps… Il n’y a pas le côté « regardez, c’est une pièce
embarquée sur le Titanic », pas de relique émotionnelle mais plutôt le
côté tragiquement majestueux de ce qui était embarqué, comme le décompte exact
du poids des sacs de thé embarqués, du cacao, des tonneaux de whisky. Un
inventaire aussi improbable que réel, qui prolonge notre expérience dans cette
période du début du vingtième siècle ou rien ne semblait impossible.
Il faut réussir aussi à se
représenter quel symbole faisait le Titanic à l’époque. C’était, le jour de son
départ, une fierté de faire partie de l’aventure. Les passagers, bien entendu,
s’étaient jetés sur les tickets comme sur des barres Wonka : pour un prix
équivalent, ils allaient voyager bien mieux que sur les autres paquebots… Et tenter,
il ne faut pas l’oublier, de gagner le « blue ribbon », c’est-à-dire
le trophée de la traversée de l’Atlantique la plus rapide (ce qui a dicté la
direction du bateau dans une zone à risque, évidemment). Mais c’était aussi la
foire d’empoigne parmi les émigrants et parmi les centaines de professions à
travailler à bord. Du dernier des chauffeurs devant son sac de charbon, jusqu’à
l’officier de vigie transi de froid sur son mat au-dessus de la passerelle, ces
gens avaient attendu depuis longtemps une place pour avoir la chance de bosser
sur le Titanic. Avant une autre partie du musée, une grande photographie
s’expose sur tout un pan de mur. On y voit le paquebot aux quatre cheminées
(trois qui fonctionnaient, et une pour la frime, juste pour que sa silhouette
fut remarquable à l’horizon), et une chaloupe qui se dirige vers elle. C’était
le jour de sa dernière escale au sud de l’Irlande. C’est la dernière image du
Titanic avant son naufrage, la dernière avant celles prises en 1996 par 3500m
de fond.
Dans son film, James Cameron
nous fait couler le navire en deux bonnes heures. Les péripéties de Jack et
Rose, qui ont bercé l’adolescence de toute une génération forment une fresque
épique et visuelle. Au Titanic Belfast, c’est un sentiment d’horreur contenu,
de mystère sobre et de tristesse simple qui vous prend au moins autant aux
tripes. On sent ses cheveux se dresser doucement sur la tête, on sent les
frissons nous remonter le long de l’échine. Déjà parce que dans cette grande
pièce en enfilade, il fait quatre ou cinq degrés plus froid que partout
ailleurs, et ça c’est vachement malin. Il n’y a ni cris ni explosions, non… Il
y a les bips lancinants, longs et courts, des échanges en morse de cette nuit
froide et longue sur l’Atlantique Nord. Le premier S.O.S. jamais lancé en mer,
le premier naufrage que tous les bateaux à des centaines de kilomètres à la
longue ont pu suivre, comme un statut facebook, comme un fil twitter.
« Avons heurté un Iceberg. S.O.S. » « Prière de venir à
notre aide sans tarder ». « Le navire plonge par la proue,
S.O.S. ». Ces messages, relayés, auxquels répondaient impuissants et
incrédules les rares bateaux alentours, nous prennent aux tripes. Etalés sur de
grands panneaux bleus sur fond noir, ils nous font vivre les dernières heures de
la traversée avec une cruauté simple, froide, réelle et détachée. Jusqu’au
dernier échange en morse, « Nous ne pourrons pas tenir plus
longtemps », qui laisse un minuscule espoir que les malheureux puissent
être secourus.
Il n’en sera rien évidemment,
et le Carpathia arrivera sur place moins d’une heure et demie plus tard, à
temps pour constater le carnage et repêcher une marée de cadavres. La suite ?
Le musée continue son extraordinaire travail documentaire, en exposant les « unes »
de tous les titres de presse du lendemain. Le monde est sous le choc. Certains
ne peuvent y croire. Quelques profils sont affichés dans la pièce suivante,
héros connus ou anonymes de cette tragédie surtout humaine. On se sent attachés
à eux par de courtes et poignantes anecdotes. C’est aussi à ce moment que l’on
réalise que cela fait plus d’un siècle maintenant, et que si Belfast a érigé
tout un musée sur le Titanic (même si « musée » ne lui rend pas
hommage), ce n’est pas comme on dit souvent, « on connait l’histoire, il
coule à la fin », ce n’est pas ces 1500 morts. Ce sont les destins et les
aspirations de ces gens, la brutale fin d’une expansion vers la démesure. En
frôlant de trop près un Iceberg, c’est un modèle et une idée qui s’en est allée
par le fond, une aventure et un progrès technologique qui n’a recommencé avec
cette vigueur que lors de la course à l’espace.
Je m’égare ? Sans doute,
mais si on peut jeter un laurier de plus à cette extraordinaire exposition, c’est
de dire qu’elle fait réfléchir. Elle interpelle, interroge, et ne cherche pas à
nous fourrer une réponse dans le crâne à coup d’images poignantes ou d’éloges
sans fin aux héros éphémères.
C’est étonnant, mais la visite
ne s’arrête pas là. La couverture du naufrage s’étend aux inévitables procès,
aux modifications qu’ont apportés à la navigation moderne une aussi vive
catastrophe. Il y a aussi les films, qui ont été innombrables, même si nous n’en
avons vu qu’un seul (#leoforever <3)… Et une bonne partie du musée dédié à
la recherche de l’épave. Dans un petit cinéma, on peut suivre le film de la
mission d’exploration qui aura découvert, quatre-vingts ans après sa
disparition, la proue bien droite du géant des mers posée au fond de l’océan. C’est
passionnant, mais j’avoue qu’au fur et à mesure, la fatigue nous a rattrapés.
Passé la section dédiée aux films, on en a tous plein les jambes. Marie manque
de s’endormir durant la projection sous-marine, et lorsqu’on passe à côté des
robots sous-marins, je cherche du regard les différentes options pour pouvoir s’asseoir.
Nous voici, après une dernière descente en escalator dans ce splendide chef d’œuvre
architectural, revenus dans le grand atrium.
C’est le moment auquel je me
rends compte que nous ne sommes plus les quelques grappes de visiteurs de ce
matin, mais quelques minuscules éléments de cette ruche bourdonnante. Les
escalators sont pleins, plus de cent cinquante personnes attendent leurs
billets d’entrée, les restaurants sont bondés, il y a du monde partout. Quelle métamorphose !
Nous irons faire la transition dans la boutique. Une belle occasion de louer
une fois de plus le goût de l’Irlandais pour des souvenirs bien fichus (je repartirai
avec une boite à thé, en cadeau pour ma mère, c’est vous dire). Et de rigoler,
beaucoup rigoler, après des moments bien sérieux là-haut, dans les étages
(quoique, Michel et moi avons passé tout le manège sur la fonderie avec les
bras levés, en espérant une photo). Nous voici donc à faire les zouaves dans le
magasin, mais enfin ce n’est pas de notre faute si nous sommes en marinière et
qu’ils vendent des casquettes de marin…
Comme le quartier est un peu
vide d’autres attractions (aller voir le bassin de construction du Titanic, ça
fait un peu trop pèlerinage, non ?), nous décidons de manger sur place.
Après un peu d’attente à l’un des deux self-services, nous voici attablés avec
nos plateaux. Quel bonheur d’être enfin assis ! Nous mangeons en regardant
les gens autour de nous, et on ne manque pas de sujets, puisque notre table
jouxte le grand espace central. Les touristes affluent par bus entiers. Et nous,
nous allons bientôt repartir. Non sans rigoler sur le fait que mes amis m’aient
sélectionné une bouteille de coca à mon nom, ou se prendre en photo devant les
lettres géantes du Titanic présentes devant les portes d’entrée. Un dernier
petit tour avant de prendre la route, nous sortons sur le quai, derrière le
musée. Le port est visible, bruissant d’activité sur les berges d’en face. Mais
nous somme bientôt captivés par les lignes tracées au sol. En effet, les
dimensions réelles du bateau sont peintes sur le béton inégal. J’aime autant
vous dire que si on est allés jusqu’au bout en nous promenant, il aura fallu
cinq minutes d’un bon pas pour revenir à notre point de départ. Cinq autres
minutes et un miraculeux arrêt vessie plus tard, nous voici assis dans le
Quashquaï…
Pour la dernière fois.