J’ai dormi. Presque douze
heures, allongé dans mes habits de boucher sur un lit dur comme la pierre.
Quand j’ai ouvert les yeux, j’ai réalisé que je devais me calmer. Qu’à ce
rythme-là, je ne tiendrais pas une semaine de plus. Reprendre la traque, oui,
mais avec le cerveau cette fois. Du coup, plutôt que de plonger dans la rue et
me ruer à l’enterrement du braconnier de la nuit dernière, je me suis offert
une douche, infinie. Littéralement. Je suis resté dessous jusqu’à ce que le
pommeau ne crache plus que quelques gouttes en tremblant de l’air présent dans
le tuyau. Elle était tiède, mais je m’en fichais, parce que pour la première
fois depuis deux ou trois semaines, je pouvais réfléchir. Sans pression
finalement : personne ne savait même que j’étais à Khartoum. J’avais du
liquide, un compte bien garni à l’international, et mon employeur cautionnait
ce que je faisais… Enfin, tant que je ne me faisais pas prendre.
Plus j’y pensais, et plus je
réalisais que mes deux proies n’étaient pas absolument nécessaires pour
remonter la filière. D’un œil exercé j’avais avisé plusieurs commerçants avec
des pièces plus ou moins imposantes en ivoire. Ils devaient bien obtenir leur
matière première quelque part. Evidemment, je m’éloignais de ma filière
originelle : comment être sûr que faire tomber une branche de l’arbre assurerait
la vie des éléphants du parc de Macambé ? Pour l’instant, je n’avais pas
la réponse. J’étais descendu prendre un café, vêtu d’une nouvelle djellaba
troquée au tenancier de l’hôtel, que j’appréciais de plus en plus : il ne
posait pas de questions. Je ne devais pas être un mauvais client d’ailleurs,
considérant les deux camés croisés dans l’escalier, les yeux rougis par le
manque de coke, maigres comme les roseaux et haletant après deux volées de
marches. Pour ma part j’avais jeté ma drogue, le Ternex, dans la douche, avant
de sortir de la chambre. Je ne toucherais plus à cette saloperie. Elle avait
ses avantages, c’est sûr, et sans la chimie présente dans les pilules, je n’aurais
peut-être jamais traqué les deux imbéciles jusqu’ici. Mais peut-être que si. Et
avec l’esprit un peu plus clair, Mehdi serait peut-être encore en vie.
Le café me brûlait la gorge,
amer comme jamais. Je profitais du soleil sans nuages alors que la journée
était bien avancée, en tentant d’évacuer le pénible souvenir de la nuit. J’avais
vu son corps agoniser contre moi dans une part non négligeable de mon sommeil. Il
avait été rejoint au petit matin par des souvenirs plus anciens, plus violents
aussi. Des visages d’européens qui hurlaient à n’en plus finir, et puis le
bateau, bien sûr. Par chance, dès que la cale se formait dans mes cauchemars,
je savais qu’il ne restait plus que quelques secondes à retenir mes peurs avant
le réveil. Heureusement, une bonne partie de la nuit n’avait été qu’un sommeil
lourd et calme. Ce qui expliquait mon humeur joyeuse.
Je dégustais mon premier vrai
repas depuis une éternité dans un boui-boui à quelques pas à peine d’un vendeur
d’ivoire qui m’intéressait. Un pain de maïs et de la volaille bouillie avec du
riz : un vrai bonheur. J’allais passer le début de soirée dans ces
échoppes mal tenues, remplies de bric-à-brac jusqu’au plafond bas, et qui ne
mettaient que de rares articles en valeur… Au nombre desquels, justement, on
retrouvait plusieurs artefacts en ivoire. Je ne me focalisais pas sur ces
derniers pour ne pas attirer l’attention, d’autant que je n’avais pas le
courage ni l’envie d’en acheter une pièce.
J’aurais dû, pourtant, avant d’envoyer
la pièce à l’équipe scientifique du Parc, qui aurait pu me renseigner en temps
utile sur leur provenance : les morceaux que je tenais entre mes doigts
étaient peut-être ceux de la matriarche du clan de Bataa, que j’avais le
premier retrouvé, encore agonisante au bord du lac. Ou bien s’agissait-il de
notre raid raté sur les cavaliers, en avril, dont quatorze éléphanteaux avaient
été les victimes. Je finis par quitter l’allée, poussé par la raison. Aurais-je
été sous médication ce soir que je n’aurais pas su prédire la fin de la soirée.
Pour le coup, je me forçais à déambuler dans un autre quartier, à respirer à
grandes goulées et à penser à autre chose. Heath assurait la protection du
parc, et l’anglais était aussi doué que moi dans notre macabre métier.
Les prostituées du coin n’étaient
pas plus bavardes que moi, mais je n’étais pas venu chercher d’information,
cette fois. Juste de la détente, jusqu’à ce que la nuit soit bien avancée, et
que je rentre à mon hôtel. Sans surprise, on avait fouillé ma chambre, mais je
m’y attendais. Sans être particulièrement paranoïaque, j’avais tout de même tué
un homme la veille, aussi les précautions étaient de mise. Couché au sol dans
une position aussi grotesque qu’inconfortable, j’allais desceller les deux
carreaux de la baignoire et vérifier que mes armes étaient toujours au même
endroit. J’achevais ainsi cette journée, presque de congés, en démontant et
nettoyant mes armes, sans hâte et sans pensées parasites, l’esprit reposé.