jeudi 11 décembre 2014

Accusé (Episode 6)

Episode 6: Retour dans le passé (2), mise en scène
(Ceci est la suite de la lettre de Gwennaëlle, voir post précédent)

Nous avions passé des heures à préparer un punch sans alcool, le premier d’une véritable suite de défis culinaires du haut de nos quatorze ans. Et c’était indéniablement un succès. Nous avions fait semblant d’être ivres, pour pouvoir singer ceux que ne nous prenions alors pour des clichés ambulants. Pour peu que quelqu’un en ait eu l’idée, nous aurions toutes et tous juré que jamais nous n’étions tentés de boire une seule goutte d’alcool de notre vie. En sachant très bien qu’il en était de même pour la cigarette, et que les plus aventureux d’entre nous y avaient déjà gouté, en y revenant régulièrement (Chloé était une experte en expériences interdites… C’est peut-être pour cela que je la détestais alors même que j’étais très introvertie). Le début de ces fêtes était toujours un mélange détonnant de non-dits et de moments de gêne avant que chacun accepte les autres. Je me souviens que tu avais un gros problème avec Chloé, justement. Elle n’était pas déguisée, n’avait pas vraiment prise l’invitation au sérieux.

Du haut de ton mètre cinquante (pas beaucoup plus, n’est-ce pas ?) tu avais presque réussi à lui tirer les larmes des yeux. En profitant d’un moment seules dans la cuisine, tu lui avais sauté dessus, pour ne plus la lâcher. Ce n’était d’ailleurs pas très discret, et je me souviens que plusieurs des garçons regardaient leurs chaussures d’un air concentré, tandis que nous les filles nous regardions d’un air scélérat : il y aurait beaucoup à discuter lorsque Chloé partirait, plus tard dans la soirée. Elle était la seule à rentrer chez ses parents ce soir-là… J’aurais bien fait de suivre le même exemple, mais nous ne pouvions pas le savoir, n’est-ce pas ? J’ai passé tellement de nuits chez toi, avant ce drame, que je ne pourrais les compter. Et seulement une ou deux ensuite, cauchemars éveillés pour lesquels je me suis réfugiée à tout prix au fond de mon sac de couchage malgré la chaleur, ma vessie et tout autre dérangement.

Une fois le niveau de boisson devenu critique, nous avons fait quelques photos de groupe, dans nos costumes qui avaient le mérite d’être tous différents. Et tous nous mettaient en valeur, si ce n’est celui de Tristan. Un plongeur, vraiment… C’était si déplacé ! Nous avons fait plusieurs clichés, sur ton canapé, en prenant à chaque fois des poses spéciales. Cédric était pour moi le plus élégant, avec son costume que l’on aurait cru taillé sur mesure, ses larges épaules et son menton carré qui le faisait ressembler au vrai James Bond de l’époque, Pierce Brosnan. Quant à moi, j’étais peut-être la plus observée par les garçons, comme s’ils s’étaient subitement rendus compte que derrière mes pulls de laine, il y avait une femme. Ou une fille, peut-être, avant la fin de cette terrible nuit. Nous avons ensuite fait deux groupes, et je t’avais suivi en cuisine pour élaborer un gâteau, accompagnée par Mélanie et Lydia. C’était censé être une activité pour tous, mais Chloé et toi aviez suffisamment de tensions entre vous, je crois, pour séparer tout le monde. Ah, et puis il y avait Lydia, qui souhaitait absolument nous dire quelque chose. Je ne m’en souviens plus, j’avais dû me laisser emporter par les sentiments que j’avais envers elle à l’époque. Je la trouvais puérile, capricieuse et vantarde. Comme si le fait d’être perpétuellement avec JC faisait d’elle une star par rapport à nous, pauvres adolescentes. Nous étions toutes un peu jalouses, c’est certain, mais elle poussait loin le bouchon dans ce domaine.

Il y avait comme un temps mort, puisque la moitié des participants de la fête s’étaient séparés. C’est Mélanie qui a eu la bonne idée de venir te voir pour proposer un défilé de mode. Nous nous sommes aidées au besoin d’une garde-robe de tes parents, qu’ils n’utilisaient jamais. Un véritable trésor de manteaux de fourrure, d’écharpes bigarrées, de cravates en tous genre et d’accessoires de beauté dont nous ne connaissions pas l’utilité. Le principe était simple. Par groupes de deux, nous nous isolions des autres, avec pour but de revenir avec l’ensemble le plus improbable. Je me souviens avoir beaucoup ri, mais pas de la teneur des uns et des autres. Tout juste ais-je cette image de moi, dans le grand miroir de cette penderie, habillée de pied en cap comme une femme russe, dos vouté, long manteau gris et une chapka trop grande pour moi à demi posée sur ma tête. Histoire, j’imagine, de préserver ma coupe de cheveux. Je m’étais sentie gênée aussi, par les regards parfois moqueurs que nous étions capables d’asséner aux autres sans y penser.

Il me semble que notre jeu s’est arrêté lorsque nous avons découverts le gâteau cramé dans le four. Je te vois encore pester en murmurant contre Chloé : votre petite altercation avant la séquence de pâtisserie t’avais fait oublier de mettre une horloge de cuisine. Il fut tout de même bientôt temps de passer à table. Nous avions mangé un délicieux gratin de pâtes, qui fondaient dans la bouche en même temps que nous devions littéralement jongler avec les fils de fromage dont nous avions empli le plat à profusion. Plusieurs d’entre vous, et surtout Lydia, aviez une conversation enflammée, dont je ne sais plus rien du sujet. Parce que vois-tu, Aude, je m’étais décidée. J’en avais fini avec ma timidité affreuse et qui me gâchait la vie. Dans ce déguisement de femme, je m’étais décidée à agir en tant que telle. C’est pourquoi, en repérant lentement à quel emplacement il était, je me suis mise à faire du pied à Cédric. J’avais sorti mes pieds de mes encombrants escarpins, aussi j’avais une sensation bien plus tactile que la normale. Evidemment, cette nuit-là a tout balayé, ce n’est pas difficile à comprendre, mais je crois que j’étais amoureuse. Et cette soirée d’Halloween, c’était un moment idéal pour passer à l’action. Tu avais toi-même appliqué le même concept avec Jeoffrey, n’est-ce-pas ?

Tristan était si aveuglé par son amour pour toi qu’il ne voyait pas votre manège, à tous les deux. Mais pour moi qui étais dans la confidence, c’était aussi évident que le soleil en plein jour. C’était peut-être ton attitude et tes propos sur lui qui m’avaient convaincue de passer à l’action. Dans tous les cas, Cédric ne me quittait pas des yeux, à table. Je le trouvais extraordinaire, capable de ne rien montrer tout en répondant de façon enflammée aux discrètes caresses que je faisais courir sur ses pieds, puis ses chevilles. Il ne bougeait pas, mais je sentais ses jambes se raidir et chercher mon contact. J’ai dû arrêter précipitamment, d’ailleurs, car JC s’est baissé à un moment donné, pour chercher je-ne-sais-plus-quoi sous la table. Par la suite, je me suis contentée de jeter des œillades à Cédric, qui faisait semblant de ne pas me remarquer, mais me glissait quelques sourires de temps à autres.

Il me semble que Chloé est repartie ensuite, cherchée par l’un de ses frères plus âgés ou ses parents. Aude, tu avais été d’une politesse glaciale qui n’’était pas passée inaperçue ! Chloé, pour sa part, faisait mine de n’en pas être affectée. Tout juste a-t-elle échangé quelques bises avec tout le monde, et un aparté avec Mélanie, avant de quitter la soirée. Je ne sais plus si c’est parce que nous étions déjà tous et toutes habillées, mais nous sommes allés faire quelques mauvais tours d’Halloween. Quémander des bonbons n’était pas encore la mode, en France, alors nous nous contentions de sonner, avant de déguerpir le plus vite et le plus discrètement possible. Et après quelques maisons, nous étions devenus des experts. Même Mélanie et moi, pourtant réticentes au début, nous sommes amusées comme des folles. Pour être plus efficaces, nous nous sommes séparés, non ? J’étais dans un groupe avec Cédric (que je ne quittais plus), Lydia et Jeoffrey, qui voulait rentrer plus tôt parce qu’il était mal habillé et qu’il avait oublié son chapeau de costume de Mario Bros. Nous vous avons entendu lancer des pétards, mais le temps qu’on arrive, vous vous échappiez du quartier en courant, alors nous sommes revenus chez toi.

Mes souvenirs sont plus flous sur la soirée dansante qui s’est ensuivie. Je me rappelle de nombreuses chansons de plage, les inévitables classiques des années 80. Je me souviens de JC, qui voulait danser un slow avec moi pour rendre Lydia jalouse, mais que j’ai refusé, pour me jeter dans les bras de Cédric. Ce dernier a fini par comprendre mon jeu, et la chanson que nous avons partagé, sur Céline Dion, reste l’un de mes derniers instants d’innocence béate. Il me tenait fermement, semblait ne jamais vouloir me lâcher, et esquissa une larme vers la fin de la chanson. Je voulais lui parler, mais sage comme toujours, j’ai préféré vouloir attendre le matin. Quelques-uns ont tenté de faire un jeu de questions et de défis, mais pour l’ensemble d’entre nous, nous tombions de fatigue ou faisions semblant de le faire.

Il y avait une chambre de filles, la tienne, dans laquelle nous nous étions rassemblées sur des matelas au sol entre toi, moi, Lydia et Mélanie. L’ancienne chambre de ton frère servait de dortoir pour les garçons, partagée entre Tristan, JC, Jeoffrey et Cédric. L’ambiance était très spéciale, entre ceux qui se sont endormis quasiment immédiatement, et d’autres qui n’ont pas fermé l’œil de la nuit. C’était mon cas. Et le tien, je m’en rappelle. Je t’ai vue t’éclipser sans faire un bruit sur le parquet, et les murmures que j’entendais dans le couloir m’avaient prouvé que tu n’étais pas seule. A un moment donné, je ne vous entendais plus, mais comme mon couchage était juste à côté de la porte, j’ai immédiatement tendu l’oreille lorsque la porte de la salle de bains s’est rouverte. A mouvements lents et souples, je suis sortie de la chambre, et j’ai attendu ton retour. T’en souviens-tu ? Je t’ai fait sursauter, puis je te devinais rougissantes et gênée malgré l’absence de toute lumière à l’exception d’un halo de clarté grise par l’unique et haute lucarne du couloir. Tu m’avais expliqué en trois mots que tu étais allée retrouver Jeoffrey, mais que vous n’étiez pas allé très loin. Que tu étais toute excitée. Après quoi tu t’es éclipsée sans mot dire dans la chambre, petite ombre furtive dans cette grande maison silencieuse.


Je suis restée assise, sur la moquette profonde d’un recoin du couloir, invisible et inaudible. J’étais plus calme là, avec le mur froid qui courait sur mon dos, que sur mon matelas, pourtant distant que de quelques mètres. C’est là que j’ai pensé attendre Cédric, que par une communication mentale, il se pourrait qu’il vienne, et que je puisse à mon tour le serrer, l’embrasser… Ce n’était pas une idée construite. Un sentiment, un désir, oui. J’ai fini au bout de quelques minutes par me traiter d’idiote, et j’allais me lever, lorsque quelqu’un est sorti de la chambre des garçons. 

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