(Ceci est la suite de la lettre de Gwennaëlle, voir post précédent)
Nous avions passé des heures à
préparer un punch sans alcool, le premier d’une véritable suite de défis
culinaires du haut de nos quatorze ans. Et c’était indéniablement un succès.
Nous avions fait semblant d’être ivres, pour pouvoir singer ceux que ne nous
prenions alors pour des clichés ambulants. Pour peu que quelqu’un en ait eu
l’idée, nous aurions toutes et tous juré que jamais nous n’étions tentés de
boire une seule goutte d’alcool de notre vie. En sachant très bien qu’il en
était de même pour la cigarette, et que les plus aventureux d’entre nous y
avaient déjà gouté, en y revenant régulièrement (Chloé était une experte en
expériences interdites… C’est peut-être pour cela que je la détestais alors
même que j’étais très introvertie). Le début de ces fêtes était toujours un
mélange détonnant de non-dits et de moments de gêne avant que chacun accepte
les autres. Je me souviens que tu avais un gros problème avec Chloé, justement.
Elle n’était pas déguisée, n’avait pas vraiment prise l’invitation au sérieux.
Du haut de ton mètre cinquante
(pas beaucoup plus, n’est-ce pas ?) tu avais presque réussi à lui tirer
les larmes des yeux. En profitant d’un moment seules dans la cuisine, tu lui
avais sauté dessus, pour ne plus la lâcher. Ce n’était d’ailleurs pas très
discret, et je me souviens que plusieurs des garçons regardaient leurs
chaussures d’un air concentré, tandis que nous les filles nous regardions d’un
air scélérat : il y aurait beaucoup à discuter lorsque Chloé partirait,
plus tard dans la soirée. Elle était la seule à rentrer chez ses parents ce
soir-là… J’aurais bien fait de suivre le même exemple, mais nous ne pouvions
pas le savoir, n’est-ce pas ? J’ai passé tellement de nuits chez toi,
avant ce drame, que je ne pourrais les compter. Et seulement une ou deux
ensuite, cauchemars éveillés pour lesquels je me suis réfugiée à tout prix au
fond de mon sac de couchage malgré la chaleur, ma vessie et tout autre
dérangement.
Une fois le niveau de boisson
devenu critique, nous avons fait quelques photos de groupe, dans nos costumes
qui avaient le mérite d’être tous différents. Et tous nous mettaient en valeur,
si ce n’est celui de Tristan. Un plongeur, vraiment… C’était si déplacé !
Nous avons fait plusieurs clichés, sur ton canapé, en prenant à chaque fois des
poses spéciales. Cédric était pour moi le plus élégant, avec son costume que
l’on aurait cru taillé sur mesure, ses larges épaules et son menton carré qui
le faisait ressembler au vrai James Bond de l’époque, Pierce Brosnan. Quant à
moi, j’étais peut-être la plus observée par les garçons, comme s’ils s’étaient
subitement rendus compte que derrière mes pulls de laine, il y avait une femme.
Ou une fille, peut-être, avant la fin de cette terrible nuit. Nous avons
ensuite fait deux groupes, et je t’avais suivi en cuisine pour élaborer un
gâteau, accompagnée par Mélanie et Lydia. C’était censé être une activité pour
tous, mais Chloé et toi aviez suffisamment de tensions entre vous, je crois,
pour séparer tout le monde. Ah, et puis il y avait Lydia, qui souhaitait
absolument nous dire quelque chose. Je ne m’en souviens plus, j’avais dû me
laisser emporter par les sentiments que j’avais envers elle à l’époque. Je la
trouvais puérile, capricieuse et vantarde. Comme si le fait d’être
perpétuellement avec JC faisait d’elle une star par rapport à nous, pauvres
adolescentes. Nous étions toutes un peu jalouses, c’est certain, mais elle
poussait loin le bouchon dans ce domaine.
Il y avait comme un temps
mort, puisque la moitié des participants de la fête s’étaient séparés. C’est
Mélanie qui a eu la bonne idée de venir te voir pour proposer un défilé de
mode. Nous nous sommes aidées au besoin d’une garde-robe de tes parents, qu’ils
n’utilisaient jamais. Un véritable trésor de manteaux de fourrure, d’écharpes
bigarrées, de cravates en tous genre et d’accessoires de beauté dont nous ne connaissions
pas l’utilité. Le principe était simple. Par groupes de deux, nous nous
isolions des autres, avec pour but de revenir avec l’ensemble le plus
improbable. Je me souviens avoir beaucoup ri, mais pas de la teneur des uns et
des autres. Tout juste ais-je cette image de moi, dans le grand miroir de cette
penderie, habillée de pied en cap comme une femme russe, dos vouté, long
manteau gris et une chapka trop grande pour moi à demi posée sur ma tête.
Histoire, j’imagine, de préserver ma coupe de cheveux. Je m’étais sentie gênée
aussi, par les regards parfois moqueurs que nous étions capables d’asséner aux
autres sans y penser.
Il me semble que notre jeu
s’est arrêté lorsque nous avons découverts le gâteau cramé dans le four. Je te
vois encore pester en murmurant contre Chloé : votre petite altercation
avant la séquence de pâtisserie t’avais fait oublier de mettre une horloge de
cuisine. Il fut tout de même bientôt temps de passer à table. Nous avions mangé
un délicieux gratin de pâtes, qui fondaient dans la bouche en même temps que
nous devions littéralement jongler avec les fils de fromage dont nous avions
empli le plat à profusion. Plusieurs d’entre vous, et surtout Lydia, aviez une
conversation enflammée, dont je ne sais plus rien du sujet. Parce que vois-tu,
Aude, je m’étais décidée. J’en avais fini avec ma timidité affreuse et qui me
gâchait la vie. Dans ce déguisement de femme, je m’étais décidée à agir en tant
que telle. C’est pourquoi, en repérant lentement à quel emplacement il était,
je me suis mise à faire du pied à Cédric. J’avais sorti mes pieds de mes
encombrants escarpins, aussi j’avais une sensation bien plus tactile que la
normale. Evidemment, cette nuit-là a tout balayé, ce n’est pas difficile à
comprendre, mais je crois que j’étais amoureuse. Et cette soirée d’Halloween,
c’était un moment idéal pour passer à l’action. Tu avais toi-même appliqué le
même concept avec Jeoffrey, n’est-ce-pas ?
Tristan était si aveuglé par
son amour pour toi qu’il ne voyait pas votre manège, à tous les deux. Mais pour
moi qui étais dans la confidence, c’était aussi évident que le soleil en plein
jour. C’était peut-être ton attitude et tes propos sur lui qui m’avaient
convaincue de passer à l’action. Dans tous les cas, Cédric ne me quittait pas
des yeux, à table. Je le trouvais extraordinaire, capable de ne rien montrer
tout en répondant de façon enflammée aux discrètes caresses que je faisais
courir sur ses pieds, puis ses chevilles. Il ne bougeait pas, mais je sentais
ses jambes se raidir et chercher mon contact. J’ai dû arrêter précipitamment,
d’ailleurs, car JC s’est baissé à un moment donné, pour chercher
je-ne-sais-plus-quoi sous la table. Par la suite, je me suis contentée de jeter
des œillades à Cédric, qui faisait semblant de ne pas me remarquer, mais me
glissait quelques sourires de temps à autres.
Il me semble que Chloé est
repartie ensuite, cherchée par l’un de ses frères plus âgés ou ses parents.
Aude, tu avais été d’une politesse glaciale qui n’’était pas passée
inaperçue ! Chloé, pour sa part, faisait mine de n’en pas être affectée.
Tout juste a-t-elle échangé quelques bises avec tout le monde, et un aparté
avec Mélanie, avant de quitter la soirée. Je ne sais plus si c’est parce que
nous étions déjà tous et toutes habillées, mais nous sommes allés faire
quelques mauvais tours d’Halloween. Quémander des bonbons n’était pas encore la
mode, en France, alors nous nous contentions de sonner, avant de déguerpir le
plus vite et le plus discrètement possible. Et après quelques maisons, nous
étions devenus des experts. Même Mélanie et moi, pourtant réticentes au début,
nous sommes amusées comme des folles. Pour être plus efficaces, nous nous
sommes séparés, non ? J’étais dans un groupe avec Cédric (que je ne
quittais plus), Lydia et Jeoffrey, qui voulait rentrer plus tôt parce qu’il
était mal habillé et qu’il avait oublié son chapeau de costume de Mario Bros.
Nous vous avons entendu lancer des pétards, mais le temps qu’on arrive, vous
vous échappiez du quartier en courant, alors nous sommes revenus chez toi.
Mes souvenirs sont plus flous
sur la soirée dansante qui s’est ensuivie. Je me rappelle de nombreuses
chansons de plage, les inévitables classiques des années 80. Je me souviens de
JC, qui voulait danser un slow avec moi pour rendre Lydia jalouse, mais que j’ai
refusé, pour me jeter dans les bras de Cédric. Ce dernier a fini par comprendre
mon jeu, et la chanson que nous avons partagé, sur Céline Dion, reste l’un de
mes derniers instants d’innocence béate. Il me tenait fermement, semblait ne
jamais vouloir me lâcher, et esquissa une larme vers la fin de la chanson. Je
voulais lui parler, mais sage comme toujours, j’ai préféré vouloir attendre le
matin. Quelques-uns ont tenté de faire un jeu de questions et de défis, mais
pour l’ensemble d’entre nous, nous tombions de fatigue ou faisions semblant de
le faire.
Il y avait une chambre de
filles, la tienne, dans laquelle nous nous étions rassemblées sur des matelas
au sol entre toi, moi, Lydia et Mélanie. L’ancienne chambre de ton frère
servait de dortoir pour les garçons, partagée entre Tristan, JC, Jeoffrey et
Cédric. L’ambiance était très spéciale, entre ceux qui se sont endormis
quasiment immédiatement, et d’autres qui n’ont pas fermé l’œil de la nuit.
C’était mon cas. Et le tien, je m’en rappelle. Je t’ai vue t’éclipser sans
faire un bruit sur le parquet, et les murmures que j’entendais dans le couloir
m’avaient prouvé que tu n’étais pas seule. A un moment donné, je ne vous
entendais plus, mais comme mon couchage était juste à côté de la porte, j’ai
immédiatement tendu l’oreille lorsque la porte de la salle de bains s’est
rouverte. A mouvements lents et souples, je suis sortie de la chambre, et j’ai
attendu ton retour. T’en souviens-tu ? Je t’ai fait sursauter, puis je te
devinais rougissantes et gênée malgré l’absence de toute lumière à l’exception
d’un halo de clarté grise par l’unique et haute lucarne du couloir. Tu m’avais
expliqué en trois mots que tu étais allée retrouver Jeoffrey, mais que vous
n’étiez pas allé très loin. Que tu étais toute excitée. Après quoi tu t’es
éclipsée sans mot dire dans la chambre, petite ombre furtive dans cette grande
maison silencieuse.
Je suis restée assise, sur la
moquette profonde d’un recoin du couloir, invisible et inaudible. J’étais plus
calme là, avec le mur froid qui courait sur mon dos, que sur mon matelas,
pourtant distant que de quelques mètres. C’est là que j’ai pensé attendre
Cédric, que par une communication mentale, il se pourrait qu’il vienne, et que
je puisse à mon tour le serrer, l’embrasser… Ce n’était pas une idée
construite. Un sentiment, un désir, oui. J’ai fini au bout de quelques minutes
par me traiter d’idiote, et j’allais me lever, lorsque quelqu’un est sorti de
la chambre des garçons.
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