Paris, le 4 novembre
Ma très chère Aude,
Lorsque tu auras cette lettre
sous les yeux, cela voudra dire que je me suis finalement libérée. Il y aura de
la tristesse d’abord, mais j’espère qu’à la suite de la lecture de cette lettre
tu sauras me pardonner. Il y a des blessures qui ne peuvent cicatriser. Des
démons qu’on ne peut pas exorciser. Des récits qui ne soulageraient ni l’âme ni
les souvenirs du corps. Pourtant, si je ne me sens pas redevable à mes parents,
à mes collègues, c’est en pensant à toi que je me sentirais coupable de partir
sans explications. Ce que je suis sur le point de faire est trop sombre pour
que je te laisse seule et sans lumière. Tu es ma meilleure amie, et mieux que
personne tu es à même de me comprendre. Garde à l’esprit que ce n’est pas de ta
faute, que c’est moi qui n’ai pas su me confier. J’ai tant de regrets, mais
aussi trop de souffrances sur les épaules pour pouvoir avancer. Je suis à bout,
ma belle Aude. J’ai survécu depuis l’automne 2001, mais je sais aujourd’hui que
ce n’était qu’en apparences. Il m’a tuée, aussi clairement hier qu’aujourd’hui.
C’est lui qui me traîne, dans mon esprit, vers la fin de ma peine. Tant
d’années, j’ai lutté. A présent, je me rends. J’espère que tu n’auras pas trop
de peine, et que tu vivras heureuse. Je te souhaite tout le bonheur que je n’ai
jamais eu.
Te souviens-tu de cette fête
d’Halloween ? Celle qui a eu lieu chez toi, lors de notre dernière année
de collège. Si elle ne déclenche pas chez toi les mêmes souvenirs qui me
réveillent toutes les nuits, les mêmes sanglots, la même rage impuissante, je
pense que tu t’en rappelles suffisamment pour savoir qu’un changement s’est
opéré chez moi à compter de cette nuit-là. Je n’ai jamais révélé la vérité, mais
tout a changé cette nuit-là. Et cela rend chaque cristal de ce miroir brisé
inoubliable à mes yeux. Impardonnable. Je pourrais narrer cette journée par le
menu, comme si elle était passée la semaine dernière, et sans doute mieux… Car
depuis, je ne vis que dans une brume épaisse. On m’a volé ma vie, Aude. Il me
l’a prise et ne me la rendra jamais. C’est ainsi. J’ai voulu me venger, mais je
suis trop faible. Aujourd’hui, il a tout, et je me rends enfin dans les limbes,
après un trop long combat pour tenter d’en sortir. Alors je vais tout raconter.
En commençant par le début, tout, de cette sombre affaire dont je ne me
relèverai jamais.
Nous étions très excitées à
propos de cette fête. C’était chez toi, et nous avions quatorze ans. Jamais
nous n’avions attendues évènement avec autant d’impatience. Comme nous étions
meilleures amies, j’étais venue t’aider à préparer la décoration du salon,
ainsi que pour la cuisine, dès le matin du 31 octobre. Ce devait être un
samedi, bien sûr, à moins qu’il se soit agi de vacances de la toussaint. Les
autres étaient arrivés vers le milieu de l’après-midi. Il y avait Cédric, grand
et beau avec ses cheveux qui tiraient sur le blond et son menton carré. Tu te
souviens peut-être, mais j’avais toujours eu un faible pour lui, et ça ne s’était
pas arrangé lors de cette soirée, parce qu’il était venu déguisé en James Bond.
A quatorze ans, je n’avais jamais vue quelqu’un de notre âge dans un tel
costume d’adulte, et j’avais du mal à me contenir. Il portait de fines lunettes
de soleil, qui lui donnaient quelque part plus l’air d’un videur que d’un vrai
agent secret, mais je m’en fichais. Cédric était toujours le plus gentil des
garçons, toujours prêt à aider… Et avec cette part de mystère qui l’entourait.
Au début de l’année, il avait été absent pour raisons médicales, et les autres
mecs affirmaient qu’il s’agissait de quelque chose de sexuel.
Comme tu étais espiègle et
rieuse, Aude ! Nous étions vraiment les meilleures amies du monde, mais j’avais
parfois l’impression que tu ne grandirais jamais (au propre comme au figuré).
Heureusement que tu en étais consciente, tu en jouais souvent. Comme pour ton
déguisement, la fée clochette t’allait à ravir, heureuse dans le monde des
enfants et refusant obstinément de changer. Enfin, c’était le message
extérieur, car sous ces apparences de petite fille, tu étais devenue une femme.
Malgré les attentions continues (voire vraiment maladroites) de Tristan,
Jeoffrey était ton favori. C’était la première fois que tu l’invitais, je
crois, lors de cette fête d’Halloween. Il te ressemblait beaucoup, avec sa
petite taille et son sourire qui semblait se prolonger jusqu’aux oreilles.
Ais-je pu encore sourire après cette soirée ? Vraiment m’abandonner à un
fou rire aux larmes, sans que mon esprit reprenne les rênes pour m’empêcher de
hurler sa détresse ? Je ne sais plus, et ça n’a pas beaucoup d’importance.
Mais à l’époque je riais beaucoup, je te suivais dans toutes nos intrigues
adolescentes avec une passion sans limites.
Jeoffrey était habillé… Je ne
sais plus en quoi. Ca ne m’a pas beaucoup marqué. Il était arrivé en même temps
que Mélanie, et j’avais remarqué ton froncement de sourcils, heureusement vite
dissipé : leurs deux parents étaient dans le jardin, à se faire des
amabilités. Mélanie était la grande perche qu’elle est toujours, même si elle a
gagné en prestance à présent qu’elle est mannequin à Paris. Je me souviens qu’elle
ne mangeait presque rien à l’époque, si ce n’est une poignée de riz et quelques
coupe-faim sucrés à chaque fois qu’elle était sur le point de tourner de l’œil.
Ca me révulsait à l’époque, jusqu’à ce que je traverse moi-même une période
comme celle-ci, il y a moins de deux ans. L’anorexie a ceci de salvateur que l’on
croit savoir pourquoi on souffre. On en connait les causes, et on croit garder
le contrôle, la maitrise de soi. Même si c’est faux, évidemment, comme tout le
reste. Mélanie, avec son acné et ses cheveux coupés au carré, ses petits seins
et ses chaussures de ballerine qu’elle semblait porter partout et même en hiver…
Elle nous faisait beaucoup rire, parfois à son insu. Mais elle était toujours
pleine d’humour, et c’était une amie sans faille.
Tristan était arrivé, presque
en retard, déguisé tel le jusqu’au-boutiste qu’il était. Chacun et chacune d’entre
nous avait opté pour quelque chose d’adulte, de passe-partout et… D’intrinsèquement
beau, puisque nous étions des adolescents ! Mais pas lui, Tristan avait
choisi de s’habiller en plongeur, avec une combinaison intégrale, des palmes, un
masque et un tuba assorti.
Tristan était amoureux de toi.
Et le monde entier le savait depuis des années. Il venait au collège à pied
parce que tu y venais à pied, s’arrangeait pour te retrouver opportunément
partout où tu pouvais te rendre. Je crois encore sincèrement qu’il t’aimait.
Peut-être que notre erreur à toutes a été de ne pas freiner ses intentions dès
le début en lui disant clairement ce que nous pensions. Mais c’était le
collège, enfin ! Alors il était devenu un ami, malgré nous, que nous
avions laissé approcher dans nos cercles les plus proches. Avant Halloween, je
l’aimais bien. Il était persuadé d’être un genre de chevalier blanc avec toi,
Aude, pour unique princesse. Je ne chercherai jamais d’excuses pour son geste,
car il m’a détruite quelques heures plus tard… Mais peut-être que nous l’avions
poussé à révéler son caractère de prédateur et de salaud lorsque deux jours
avant, nous l’avons fait promettre. Tu l’avais invité à la fête, en lui faisant
jurer qu’il ne devrait pas tenter quoi que ce soit pour te draguer ou t’approcher,
sans quoi nous allions toutes lui tourner le dos.
Chloé était arrivée quelques
secondes après lui. A vrai dire, je crois que tu ne savais pas trop toi-même
pourquoi tu l’avais invitée, parce qu’aucun des autres amis qui étaient là ne l’appréciaient
beaucoup. Peut-être parce qu’elle habitait dans le même quartier ? Je ne
sais plus, mais ça n’a pas d’importance. Tu avais immédiatement pâli, lorsque
tu l’avais vue franchir le seuil de la maison de tes parents : elle n’était
pas déguisée, portait le même jean déchiré qu’elle avait au collège, avec sa
veste au col de fourrure que j’étais décidée à couper au ciseau s’il s’agissait
d’un vrai animal.
Allons, même moi, j’étais
déguisée ! J’avais réussi à vaincre ma timidité légendaire pour vêtir les
seuls vêtements qui ne me faisaient pas sentir étrangère. Celle d’une future
version de moi. Une version idéalisée, qui ne viendrait finalement jamais. Je m’étais
maquillée comme une femme, habillée comme une diva, et avais chaussé des
escarpins comme je n’en ai jamais remis. J’incarnais la femme fatale que je
rêvais d’être. Mais ce sera pour la prochaine vie, car après cette nuit-là, je
ne me suis plus jamais sentie femme. Seulement victime. Sale. Je n’avais alors
que des regards envieux, sur ma robe, sur mes courbes, mes jambes, et j’en
étais fière. Sans savoir que j’allais payer toute ma vie pour l’avoir enfilée. Les
derniers invités à arriver étaient les inséparables, Jean-Christophe (Le JC,
comme on disait) et Lydia. Ces deux-là ont été une évidence et une constante
depuis les premières années de collège jusqu’à maintenant. Je les vois main
dans la main dans la cour du collège, et depuis, mariés sur leurs photos via
les réseaux sociaux… Je les vois vieillir ensemble avec le même sourire
complice qu’ils avaient en passant ta porte dans cette soirée d’Halloween.
Lydia, radieuse en beauté des îles, avait tout un arrangement floral dans ses
cheveux. Sa robe était magnifique. JC, quant à lui, était déguisé en boubou
africain, déguisement qui détonnait avec son teint pâle et ses cheveux de slave
d’un châtain bouclé. Ces boucles, ce début de barbe adolescente… Nous étions
toutes jalouses de Lydia, non parce qu’elle pouvait embrasser un garçon, mais
parce qu’elle pouvait passer ses mains dans les boucles du beau JC et ne
récolter rien d’autre qu’un énorme sourire. Ils étaient, et resteront dans mon
esprit le couple parfait.
Je ne savais pas que, lorsque tu as refermé la porte
derrière eux, la scène était déployée pour que se joue une belle soirée, et la
pire nuit de toute mon existence.
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