mardi 30 décembre 2014

Accusé (Episode 7)

Episode 7: Retour dans le passé (3), Simple violence
(Ceci est la suite et fin de la lettre de Gwenaëlle, voir post précédents)

Assise dans mon recoin d’ombre, silencieuse et immobile, le premier garçon que je vis fut Geoffrey. Je ne m’attendais pas à le revoir après votre entrevue, mais c’était lui, sans aucun doute. Il était allé dans la salle de bains, pour y passer de longues minutes. Instants que je passais immobile, à entendre ma propre respiration qui gagnait en proportions à mesure que le silence étendait ses bras sur l’étage tout entier. Mais une fois Geoffrey retourné dans la chambre masculine, le bal ne s’est pas arrêté là. Mon cœur battait la chamade alors que j’ai vu l’ombre d’un garçon se dessiner sur l’éclat de lune dans lequel baignait le couloir. Je m’étais persuadée qu’il s’agissait de Cédric. Qu’il me cherchait, qu’il ne pouvait y avoir qu’une seule raison pour laquelle il était sur le palier à cette heure. Sans un mot, dans la croyance idiote et naïve qu’il me reconnaîtrait, je m’étais glissée à ses côtés alors qu’il atteignait à son tour la salle de bains. Je ne le voyais pas, mais j’ai senti son sursaut, et surtout sa main qui agrippait soudain mon avant-bras. « C’est qui ? » a-t-il murmuré ? « Gwen », ais-je répondu dans ce qui était la dernière réplique innocente de ma vie.

Il ne m’a pas lâché l’avant-bras, au contraire. Il a immédiatement arrêté le geste que j’esquissais pour atteindre l’interrupteur, m’a plaqué sa large main sur la bouche en comprimant mon cou avec son bras, et m’a tiré sur le carrelage froid jusqu’à la grande cabine de douche. De là, se sachant à l’abri de mes cris et de l’arrivée d’un autre de nos camarades, il a déchaîné sur moi une violence à laquelle je n’ai pu trouver ni raison ni comparaison. Il m’a anéantie avec une rapidité que je ne pensais pas possible, en commençant par me couper le souffle jusqu’à ce que je ne respire plus que par un réflexe que seul un instinct primaire peut reconnaître. Il m’a bourrée de coups, tout en me tenant fermement, le tout dans une obscurité totale. Je n’ai pu ni me débattre, ni crier, ni m’échapper. Et même si à ce moment d’une noirceur immonde mon esprit ne voulait que s’enfuir, mon agresseur a tout fait pour graver son image dans ma mémoire. Il m’a violée, Aude. Fort, et bien plus longtemps que ce que l’on raconte sur les adolescents. 

Et tandis que les seuls sons qui me venaient à l’oreille étaient ceux de nos corps qui s’entrechoquaient, à la limite de la brisure, il m’a demandé de chuchoter son nom. C’était peut-être cela, sa victoire finale sur l’entièreté de mon corps et de mon identité : le fait de me faire répéter, syllabe par syllabe, Tristan, Tristan, Tristan, alors que sa jouissance arrivait à son paroxysme.

Il a pris soin de se retirer au dernier moment, me laissant souillée dans ma moitié de pyjama, roulée en boule sur la surface froide et sèche de cette grande cabine de douche. Il se levait lorsque j’ai tendu une main pour esquisser un geste, d’aide, de désespoir, je ne sais plus. J’ai atteint le carrelage rugueux du mur, mais Tristan s’est retourné d’un geste preste, et m’a coupé le souffle d’un simple coup de genou. D’un geste aussi naturel que s’il levait le pied devant une marche d’escalier. Jusqu’à cet instant j’étais brisée, mais c’est avec ce dernier déchaînement de violence calculée, froide et précise qu’il s’est assuré que je ne recollerai jamais les morceaux. J’ai compris sans le voir qu’il avait le visage tourné vers le mien, que si je faisais mine de bouger il pourrait augmenter encore ma douleur. Que si je parlais de tout cela, il pourrait s’arranger pour que personne ne me croie. Voire, pour que cela se reproduise. Il m’avait terrorisée à un point que je ne saurais expliquer, mais m’avait en même temps donné les idées claires avec ce dernier coup. Rien ne devait se savoir. Rien.

Une fois Tristan retourné dans sa chambrée, je ne saurais pourtant retrouver la ligne des évènements de la fin de la nuit. Je me suis retrouvée, quelques heures plus tard, serrant à m’en faire blanchir les jointures, mon sac de couchage dans notre chambre. J’avais réussi, sans savoir pourquoi ni comment, à nettoyer mon sang, à sécher mes larmes, à retrouver mes affaires. Restait à composer un visage de circonstance. Tristan avait été trop malin pour faire apparaître des ecchymoses qui soient visibles. J’ai fait ce que je savais faire le mieux à l’époque, tout en devinant le genre de bombe à retardement que cela pouvait devenir : j’ai intériorisé tout cela, l’ai placé dans une boite que j’ai refermée de force. Déjà, à cet instant, je savais que les souffrances qu’il m’avait causé seraient trop grandes pour que je puisse continuer de vivre avec un tel fardeau. L’acte final n’a peut-être jamais fait de doutes pour moi.

Les garçons ont débarqué dans une trombe impossible, surgissant sans gêne ni appréhensions dans notre chambrée, coussins à la main, juste avant neuf heures. S’en est ensuivi une bataille féroce que tu as menée, et que nous avons réussi à repousser jusqu’à leurs propres matelas. Enfin, ce n’était pas vraiment « nous ». J’étais une coquille, vidée de toutes ses forces. Tout juste capable de sourire pour rassurer le moment venu. Pourtant, après la soirée de la veille, personne n’avait de mal avec mon excuse : la fatigue pouvait facilement tout expliquer. Je me tenais à l’évidence loin de Tristan, mais ce dernier, qui faisait montre d’une nonchalance criminelle, faisait un point d’honneur à ne jamais s’éloigner de moi. Comme si nous devions sortir ensemble. Comme si ce cauchemar n’était pas destiné à se terminer. Le petit déjeuner aussi a été un calvaire, et lorsque Tristan a commencé à vouloir me faire du pied, j’ai prétexté des maux de ventre pour m’éclipser. Et en effet je me sentais très mal, mais c’était plus une sensation d’étouffement, d’oppression, d’enfermement.

Je pensais échapper aux autres toutes la matinée, mais je t’ai croisée dans le couloir, en remontant dans notre chambrée. Tu avais l’air passablement énervée, et nous avons discuté en confidentes de longue date. Tu m’as avouée alors avoir trouvé des traces de sang dans la douche. Une boule s’est immédiatement formée au fond de ma gorge, et j’ai failli alors tout avouer. Après tout, s’il restait des preuves, ce n’était peut-être pas mon âme damnée qui devrait faire son deuil, peut-être était-il possible de tout confesser, et de s’en sortir ? L’idée m’a traversé, mais tu me disais déjà que tu avais pris soin de tout nettoyer, et que tu suspectais Mélanie. Il y avait une activité ce matin-là, mais je n’y ai finalement pas participé, allant me coucher sans demander mon reste. Je ne pouvais voir personne sans me rétracter dans une coquille étanche de sentiments, un bouclier dressé contre ce monde extérieur si cruel. Il s’agissait, je crois, d’une sorte de questionnaire en chansons. Je ne me souviens pas plus du repas, que j’ai passé dans un état de semi-absence, résistant à l’envie de m’échapper à toutes jambes. Il ne me faudrait plus tenir très longtemps, car nous n’avions pas bride sur le cou pour toute la journée du dimanche : aussitôt le milieu d’après-midi arrivé, je pourrais m’échapper et espérer me reconstruire chez moi.

Pourtant, il a fallu que le sort, en la personne de Tristan, me fasse subir encore une épreuve. Comme si sa domination n’avait pas suffi, comme s’il ne m’avait pas assez anéantie, comme s’il fallait broyer les cendres qui résistaient encore au centre de ce brasier intense. Alors que quelques-uns, dont toi, Geoffey et JC, ainsi que Mélanie avez voulu regarder une des dernières VHS du moment, je n’aspirais qu’à revenir au calme, seule. Mais d’autres avaient mal dormi, et je fus rejointe pour une sieste par Lydia, Cédric qui s’endormit d’une seule traite en ronflant doucement… Et Tristan. Ce dernier, qui avait commencé par regarder la vidéo avec vous, s’en est apparemment vite délaissé pour venir me torturer. Opportun, il s’est couché à moins d’un mètre de moi, et je sentais déjà la chair de poule hérisser mes bras. J’avais le cœur qui battait à tout rompre, mais je ne pouvais rien faire. 

Il avait la vitesse, l’esprit, la violence pour lui. C’est la première fois que, les yeux fermés, je pensais à en finir avec la vie. A partir dans cet endroit où il ne pourrait pas m’atteindre. Mais il n’était pas idiot, et Tristan s’est contenté, après avoir vérifié que les autres s’étaient assoupis, de me caresser les cheveux. Il n’y mettait qu’une douceur qui démentait son geste, même si j’étais tendue comme si à chaque seconde, le coup allait suivre et tomber. Une frappe qui ne vint jamais, mais qui me faisait me mordre les joues d’une attente interminable. N’allait-il pas me balancer contre un mur ? Me violer à nouveau ? En me retenant de toutes mes forces, je n’ai pas pu contenir mes larmes. Peu à peu, je laissais couler sur mes joues l’amertume, la honte et la peur. Je sanglotais une vie passée, une ignorance qui n’appartenait plus qu’à une période à présent terminée.

Lorsque la « sieste » s’est terminée, je tremblais de la tête aux pieds. Tristan n’avait esquissé aucun geste, mais il me souriait comme un maître sourit à son chien qu’il vient de corriger. Il m’avait dominée, déchirée. Nous sommes tous sortis dans le jardin, afin d’attendre l’arrivée inévitable des parents. Et en tant que meilleure amie, je devais attendre la fin de cet interminable défilé. Je me suis isolée pour arranger mon visage, strié des marques de mes lourdes larmes. Ma détresse a du traverser les murs car tu m’as trouvée immédiatement. Et tu m’as tout de suite demandé ce qui s’était passé. Mais qu’aurais-je pu te dire ? Nous avions tous une vie, et pour l’instant seule la mienne était brisée. J’ai esquissé un autre sanglot, et puis j’ai prononcé son nom, comme on brise une malédiction. « Tristan… » ais-je dit. « Tristan n’a pas respecté sa promesse ». Je ne suis pas allée plus loin, consciente qu’un mot entrainerait un autre, dans cette chute interminable qui ne se terminerait que par un nouveau départ de souffrances. La police, tes regrets, un procès interminable et la peur, toujours la peur.

Peut-être as-tu compris qu’il y avait plus. Que Tristan n’avait pas juste brisé son respect de la promesse de ne pas nous draguer, de ne rien tenter envers nous. Tu étais maline et, faut-il le dire en tant qu’espiègle adolescente, suffisamment puissante. Je me souviens que tu as dans les minutes qui ont suivi et dans la plus grande discrétion, lancé une opération pour exclure Tristan de notre cercle d’amis. Quelque chose était brisé, lorsque tu m’as vue dans cet état de faiblesse, et tu l’as fait payer à Tristan le reste de l’année. En l’isolant. En le ridiculisant comme seule une fille de 14ans sait le faire. Sans relâche et jusqu’à ce qu’il n’approche plus aucun ni aucune d’entre nous. Dans un sens, j’ai cru longtemps que cet ostracisme pourrait me permettre de me reconstruire, que les mois sans lui me seraient bénéfiques. Mais détruire la menace n’est pas suffisant. La cassure était trop forte. Si tu as reçu cette lettre, tu sais de quoi je parle. Il n’existe pas de mots assez forts pour exprimer ce qu’il a pu me faire subir.

Voilà, Aude. Voilà qui termine mon récit de cette terrible nuit. Une histoire inachevée qui va prendre sa fin ici et maintenant. Tu étais, durant toutes ces années, la plus indéfectible des amies. Ne perds jamais ce sourire qui n’appartient qu’à toi. Je t’aime.

Gwenaëlle.


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