(Ceci est la suite et fin de la lettre de Gwenaëlle, voir post précédents)
Assise dans mon recoin
d’ombre, silencieuse et immobile, le premier garçon que je vis fut Geoffrey. Je
ne m’attendais pas à le revoir après votre entrevue, mais c’était lui, sans
aucun doute. Il était allé dans la salle de bains, pour y passer de longues
minutes. Instants que je passais immobile, à entendre ma propre respiration qui
gagnait en proportions à mesure que le silence étendait ses bras sur l’étage
tout entier. Mais une fois Geoffrey retourné dans la chambre masculine, le bal
ne s’est pas arrêté là. Mon cœur battait la chamade alors que j’ai vu l’ombre
d’un garçon se dessiner sur l’éclat de lune dans lequel baignait le couloir. Je
m’étais persuadée qu’il s’agissait de Cédric. Qu’il me cherchait, qu’il ne
pouvait y avoir qu’une seule raison pour laquelle il était sur le palier à
cette heure. Sans un mot, dans la croyance idiote et naïve qu’il me
reconnaîtrait, je m’étais glissée à ses côtés alors qu’il atteignait à son tour
la salle de bains. Je ne le voyais pas, mais j’ai senti son sursaut, et surtout
sa main qui agrippait soudain mon avant-bras. « C’est qui ? »
a-t-il murmuré ? « Gwen », ais-je répondu dans ce qui était la
dernière réplique innocente de ma vie.
Il ne m’a pas lâché
l’avant-bras, au contraire. Il a immédiatement arrêté le geste que j’esquissais
pour atteindre l’interrupteur, m’a plaqué sa large main sur la bouche en
comprimant mon cou avec son bras, et m’a tiré sur le carrelage froid jusqu’à la
grande cabine de douche. De là, se sachant à l’abri de mes cris et de l’arrivée
d’un autre de nos camarades, il a déchaîné sur moi une violence à laquelle je
n’ai pu trouver ni raison ni comparaison. Il m’a anéantie avec une rapidité que
je ne pensais pas possible, en commençant par me couper le souffle jusqu’à ce
que je ne respire plus que par un réflexe que seul un instinct primaire peut reconnaître.
Il m’a bourrée de coups, tout en me tenant fermement, le tout dans une
obscurité totale. Je n’ai pu ni me débattre, ni crier, ni m’échapper. Et même
si à ce moment d’une noirceur immonde mon esprit ne voulait que s’enfuir, mon
agresseur a tout fait pour graver son image dans ma mémoire. Il m’a violée,
Aude. Fort, et bien plus longtemps que ce que l’on raconte sur les adolescents.
Et tandis que les seuls sons qui me venaient à l’oreille étaient ceux de nos
corps qui s’entrechoquaient, à la limite de la brisure, il m’a demandé de
chuchoter son nom. C’était peut-être cela, sa victoire finale sur l’entièreté
de mon corps et de mon identité : le fait de me faire répéter, syllabe par
syllabe, Tristan, Tristan, Tristan, alors que sa jouissance arrivait à son
paroxysme.
Il a pris soin de se retirer
au dernier moment, me laissant souillée dans ma moitié de pyjama, roulée en
boule sur la surface froide et sèche de cette grande cabine de douche. Il se
levait lorsque j’ai tendu une main pour esquisser un geste, d’aide, de
désespoir, je ne sais plus. J’ai atteint le carrelage rugueux du mur, mais
Tristan s’est retourné d’un geste preste, et m’a coupé le souffle d’un simple
coup de genou. D’un geste aussi naturel que s’il levait le pied devant une
marche d’escalier. Jusqu’à cet instant j’étais brisée, mais c’est avec ce
dernier déchaînement de violence calculée, froide et précise qu’il s’est assuré
que je ne recollerai jamais les morceaux. J’ai compris sans le voir qu’il avait
le visage tourné vers le mien, que si je faisais mine de bouger il pourrait
augmenter encore ma douleur. Que si je parlais de tout cela, il pourrait
s’arranger pour que personne ne me croie. Voire, pour que cela se reproduise.
Il m’avait terrorisée à un point que je ne saurais expliquer, mais m’avait en
même temps donné les idées claires avec ce dernier coup. Rien ne devait se
savoir. Rien.
Une fois Tristan retourné dans
sa chambrée, je ne saurais pourtant retrouver la ligne des évènements de la fin
de la nuit. Je me suis retrouvée, quelques heures plus tard, serrant à m’en
faire blanchir les jointures, mon sac de couchage dans notre chambre. J’avais
réussi, sans savoir pourquoi ni comment, à nettoyer mon sang, à sécher mes
larmes, à retrouver mes affaires. Restait à composer un visage de circonstance.
Tristan avait été trop malin pour faire apparaître des ecchymoses qui soient
visibles. J’ai fait ce que je savais faire le mieux à l’époque, tout en
devinant le genre de bombe à retardement que cela pouvait devenir : j’ai
intériorisé tout cela, l’ai placé dans une boite que j’ai refermée de force.
Déjà, à cet instant, je savais que les souffrances qu’il m’avait causé seraient
trop grandes pour que je puisse continuer de vivre avec un tel fardeau. L’acte
final n’a peut-être jamais fait de doutes pour moi.
Les garçons ont débarqué dans
une trombe impossible, surgissant sans gêne ni appréhensions dans notre
chambrée, coussins à la main, juste avant neuf heures. S’en est ensuivi une
bataille féroce que tu as menée, et que nous avons réussi à repousser jusqu’à
leurs propres matelas. Enfin, ce n’était pas vraiment « nous ».
J’étais une coquille, vidée de toutes ses forces. Tout juste capable de sourire
pour rassurer le moment venu. Pourtant, après la soirée de la veille, personne
n’avait de mal avec mon excuse : la fatigue pouvait facilement tout
expliquer. Je me tenais à l’évidence loin de Tristan, mais ce dernier, qui
faisait montre d’une nonchalance criminelle, faisait un point d’honneur à ne
jamais s’éloigner de moi. Comme si nous devions sortir ensemble. Comme si ce
cauchemar n’était pas destiné à se terminer. Le petit déjeuner aussi a été un
calvaire, et lorsque Tristan a commencé à vouloir me faire du pied, j’ai
prétexté des maux de ventre pour m’éclipser. Et en effet je me sentais très
mal, mais c’était plus une sensation d’étouffement, d’oppression,
d’enfermement.
Je pensais échapper aux autres
toutes la matinée, mais je t’ai croisée dans le couloir, en remontant dans
notre chambrée. Tu avais l’air passablement énervée, et nous avons discuté en
confidentes de longue date. Tu m’as avouée alors avoir trouvé des traces de
sang dans la douche. Une boule s’est immédiatement formée au fond de ma gorge,
et j’ai failli alors tout avouer. Après tout, s’il restait des preuves, ce
n’était peut-être pas mon âme damnée qui devrait faire son deuil, peut-être
était-il possible de tout confesser, et de s’en sortir ? L’idée m’a
traversé, mais tu me disais déjà que tu avais pris soin de tout nettoyer, et
que tu suspectais Mélanie. Il y avait une activité ce matin-là, mais je n’y ai
finalement pas participé, allant me coucher sans demander mon reste. Je ne
pouvais voir personne sans me rétracter dans une coquille étanche de
sentiments, un bouclier dressé contre ce monde extérieur si cruel. Il
s’agissait, je crois, d’une sorte de questionnaire en chansons. Je ne me
souviens pas plus du repas, que j’ai passé dans un état de semi-absence,
résistant à l’envie de m’échapper à toutes jambes. Il ne me faudrait plus tenir
très longtemps, car nous n’avions pas bride sur le cou pour toute la journée du
dimanche : aussitôt le milieu d’après-midi arrivé, je pourrais m’échapper
et espérer me reconstruire chez moi.
Pourtant, il a fallu que le
sort, en la personne de Tristan, me fasse subir encore une épreuve. Comme si sa
domination n’avait pas suffi, comme s’il ne m’avait pas assez anéantie, comme
s’il fallait broyer les cendres qui résistaient encore au centre de ce brasier
intense. Alors que quelques-uns, dont toi, Geoffey et JC, ainsi que Mélanie
avez voulu regarder une des dernières VHS du moment, je n’aspirais qu’à revenir
au calme, seule. Mais d’autres avaient mal dormi, et je fus rejointe pour une
sieste par Lydia, Cédric qui s’endormit d’une seule traite en ronflant
doucement… Et Tristan. Ce dernier, qui avait commencé par regarder la vidéo
avec vous, s’en est apparemment vite délaissé pour venir me torturer. Opportun,
il s’est couché à moins d’un mètre de moi, et je sentais déjà la chair de poule
hérisser mes bras. J’avais le cœur qui battait à tout rompre, mais je ne
pouvais rien faire.
Il avait la vitesse, l’esprit, la violence pour lui. C’est
la première fois que, les yeux fermés, je pensais à en finir avec la vie. A
partir dans cet endroit où il ne pourrait pas m’atteindre. Mais il n’était pas
idiot, et Tristan s’est contenté, après avoir vérifié que les autres s’étaient
assoupis, de me caresser les cheveux. Il n’y mettait qu’une douceur qui
démentait son geste, même si j’étais tendue comme si à chaque seconde, le coup
allait suivre et tomber. Une frappe qui ne vint jamais, mais qui me faisait me
mordre les joues d’une attente interminable. N’allait-il pas me balancer contre
un mur ? Me violer à nouveau ? En me retenant de toutes mes forces,
je n’ai pas pu contenir mes larmes. Peu à peu, je laissais couler sur mes joues
l’amertume, la honte et la peur. Je sanglotais une vie passée, une ignorance
qui n’appartenait plus qu’à une période à présent terminée.
Lorsque la
« sieste » s’est terminée, je tremblais de la tête aux pieds. Tristan
n’avait esquissé aucun geste, mais il me souriait comme un maître sourit à son
chien qu’il vient de corriger. Il m’avait dominée, déchirée. Nous sommes tous
sortis dans le jardin, afin d’attendre l’arrivée inévitable des parents. Et en
tant que meilleure amie, je devais attendre la fin de cet interminable défilé.
Je me suis isolée pour arranger mon visage, strié des marques de mes lourdes
larmes. Ma détresse a du traverser les murs car tu m’as trouvée immédiatement.
Et tu m’as tout de suite demandé ce qui s’était passé. Mais qu’aurais-je pu te
dire ? Nous avions tous une vie, et pour l’instant seule la mienne était
brisée. J’ai esquissé un autre sanglot, et puis j’ai prononcé son nom, comme on
brise une malédiction. « Tristan… » ais-je dit. « Tristan n’a
pas respecté sa promesse ». Je ne suis pas allée plus loin, consciente
qu’un mot entrainerait un autre, dans cette chute interminable qui ne se
terminerait que par un nouveau départ de souffrances. La police, tes regrets,
un procès interminable et la peur, toujours la peur.
Peut-être as-tu compris qu’il
y avait plus. Que Tristan n’avait pas juste brisé son respect de la promesse de
ne pas nous draguer, de ne rien tenter envers nous. Tu étais maline et, faut-il
le dire en tant qu’espiègle adolescente, suffisamment puissante. Je me souviens
que tu as dans les minutes qui ont suivi et dans la plus grande discrétion,
lancé une opération pour exclure Tristan de notre cercle d’amis. Quelque chose
était brisé, lorsque tu m’as vue dans cet état de faiblesse, et tu l’as fait
payer à Tristan le reste de l’année. En l’isolant. En le ridiculisant comme
seule une fille de 14ans sait le faire. Sans relâche et jusqu’à ce qu’il
n’approche plus aucun ni aucune d’entre nous. Dans un sens, j’ai cru longtemps
que cet ostracisme pourrait me permettre de me reconstruire, que les mois sans
lui me seraient bénéfiques. Mais détruire la menace n’est pas suffisant. La
cassure était trop forte. Si tu as reçu cette lettre, tu sais de quoi je parle.
Il n’existe pas de mots assez forts pour exprimer ce qu’il a pu me faire subir.
Voilà, Aude. Voilà qui termine
mon récit de cette terrible nuit. Une histoire inachevée qui va prendre sa fin
ici et maintenant. Tu étais, durant toutes ces années, la plus indéfectible des
amies. Ne perds jamais ce sourire qui n’appartient qu’à toi. Je t’aime.
Gwenaëlle.
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