mercredi 7 janvier 2015

Accusé (Episode 8)

Episode 8: K.O. debout

Disons-le immédiatement, je me sentais souillé rien qu’à la lecture de la lettre de Gwenaëlle. Avant même de m’attarder sur son contenu qui m’avait fait à la fois dresser les cheveux sur la tête et pleurer à chaudes larmes, je m’en voulais de l’avoir seulement lue. C’était si… Si intime ! Je n’aurais jamais seulement pu imaginer qu’un être humain puisse être aussi méthodiquement, mentalement et physiquement brisé. Cette violence intrinsèque et claire avec laquelle Gwenaëlle décrit les coups… Quelle horreur. Au risque de me répéter, à ce point de mon récit, je vous rappelle que ce n’est pas moi, Tristan, qui ait violé l’une de mes amies de collège. Imaginer la scène me donne la nausée, ne m’aurait pas excité pour un sou. C’est idiot, d’ailleurs, j’ai tout de suite tiqué lorsqu’elle a raconté cette scène terrible de viol. Même si ça avait été moi, rien ne se serait passé de cette façon. 

Pourquoi ? Eh bien parce que je déteste être dans le noir, pour commencer. Je suis absolument incapable de dormir sans un rai de clair de lune, une veilleuse ou tout simplement un volet ouvert. Alors agresser quelqu’un… Et puis, Gwenaëlle me prête une force que je n’avais pas alors. Maintenant oui, mais je n’ai commencé à me mettre au sport sérieusement qu’à l’université. A la fin de mes années de collège, je n’envisageais pas d’effort plus important que de pédaler jusqu’au bahut. Dans mes rêves, j’avais assez de bras pour porter Aude, qui était si aussi fine que le personnage de la fée clochette qu’elle incarnait. Rappelons qu’en plus je me voyais comme le chevalier servant de cette dernière. Violer Gwenaëlle, quelle idée !

Bon, d’un autre côté, je me suis longtemps félicité d’avoir obtenu cette lettre. En effet, j’ai vite compris pourquoi le Lieutenant Romanet en avait après moi. Du point de vue policier, c’était un cadeau du ciel pour leur affaire ! Voici un récit circonstancié, que personne ne viendrait nier parce que Gwenaëlle avait bien vécu un traumatisme fort étant adolescente, et que son entourage pourrait le confirmer. On allait me regarder comme le pire salaud de l’univers, mais au moins maintenant je savais pourquoi. C’était important, parce que j’aurais fini par m’énerver sérieusement sur toute une partie de la justice, sans savoir pourquoi, avant même que les audiences commencent. Nom d’un chien, ils avaient le matériel pour venir me chercher demain, si le plaisir leur en prenait ! Je vous avoue bien volontiers que je me sentais épié, même seul à mon ordinateur, les pieds froids à trois heures et quart du matin. J’ai immédiatement fait disparaître le fichier comme Bastien, mon ami hackeur, me l’avait recommandé. Et puis j’ai du attendre le matin, couché en attendant un sommeil qui n’est venu que beaucoup trop tard. Mon torse me lançait des vagues de douleurs qu’il était facile d’imputer à la fatigue et au stress que je subissais.

C’était aussi une réalisation du geste d’Aude. Lorsque votre meilleure amie décide d’en finir, et vous livre d’une telle façon le coupable de son mal-être depuis quinze ans, il y a de quoi perdre sérieusement les pédales. Comment aurais-je réagi à la place d’Aude ? Peut-être pas différemment. Bien sûr, j’aurais voulu qu’elle ne me tire jamais dessus, mais je comprenais mieux. Ou bien était-ce parce qu’il s’agissait d’Aude ? J’en étais à me demander si inconsciemment je n’éprouvais pas toujours une bouffée de sentiments adolescents pour elle, lorsque finalement le sommeil m’a emporté vers d’autres rivages. J’ai eu beau essayer de me lever avec Claire, qui partait tôt à son travail, mais je n’ai pas pu. Câline, elle m’a laissé dormir avant de quitter notre appartement sur la pointe des pieds. Ce nouveau matin n’a donc commencé qu’à onze heures et quart, lorsque je me suis relevé dans un sursaut, en plein soleil sur un lit vide.

J’étais bien réveillé, mais une partie de moi ne pouvait s’empêcher de penser que j’avais perdu ma matinée, car je n’avais toujours pas de véhicule. J’ai mangé un lourd petit déjeuner dans un silence oppressant, en repensant à cette fête d’halloween vécue par Gwenaëlle. Lorsque je l’avais lue, plusieurs souvenirs m’étaient remontés, mais ce n’était pas grand-chose, assurément. Je me souvenais avoir en effet caressé ses cheveux lors de cette sieste, sur une chanson d’Ace of Base. Bien entendu, de mon côté c’était un souvenir heureux, celui d’un moment de calme et de repos, passé en compagnie d’une fille (et ce n’était pas courant pour moi, à l’époque). Le pourquoi de ce geste m’échappait encore, par contre. Il y avait cette promesse de ne pas m’approcher des filles, qui m’avait marqué… Je restai là, la cuillère en l’air au-dessus de mon bol de céréales un long moment. C’était idiot, puisque je ne pouvais pas obtenir de réponses. Claire est revenue peu après, étonnée de mon humeur redevenue morose. L’arrivée du facteur, à midi quinze, n’a rien arrangé. Ma convocation pour un entretien à la police n’avait pas traîné. L’inspecteur Romanet m’avait tout de suite semblé avoir les dents longues, et il ne lâcherait pas prise facilement. J’avais quatre jours d’indisponibilité à cause de ma blessure par balle avant ce « rendez-vous » : il fallait absolument que j’en profite pour me disculper.

C’est pourquoi je n’ai pas lâché Claire, jusqu’à ce que ma fiancée accepte de me conduire, sur le chemin de son travail, au garde-meuble où étaient stockés tous les meubles, ainsi que les affaires de mes parents. J’étais si impatient d’aller fouiller cette véritable caverne d’Ali Baba à la recherche d’indices et de n’importe quel matériel permettant de me disculper, que je ne m’étais pas préparé au choc (pourtant prévisible) qui m’a assailli lorsque j’ai ouvert la première porte de garage. Il y avait cette odeur, qui surpassait celle de vieilleries entassées dans une cave. Une effluve brève et poignante : après deux ans dans ce garde-meubles, ces objets sentaient toujours « la maison ». Une demi-seconde durant, j’ai été replongé dans mon enfance, alors que je m’étais cogné sur quasiment tous les coins accessibles de ces meubles de lourd bois foncé. Un soupir plus tard, une pensée pour mes parents, et je refermais la lourde porte derrière moi. Je ne tenais pas à ce qu’un quidam remarque les objets entassés jusqu’au plafond, et en déduise qu’il y en avait pour une fortune. C’était le cas, d’ailleurs, la valeur cumulée de ce qui était précautionneusement entassé là dépassait sans doute celle des voitures garées dans quelques-uns des box mitoyens.

Armé d’une lampe de poche et de ma frontale aux piles bientôt déchargées, je m’étais doucement dirigé vers les différents composants de mon ancienne chambre. Celle que j’occupais enfant, dans laquelle j’avais passé des heures en tant qu’adolescent un peu prostré, et quitté à reculons lors de mon stage, en fin d’études. Je fouillai d’abord le bureau, posé à même le sol, et dont les tiroirs n’étaient retenus que par d’épaisses bandes de scotch. Il y avait là une mine de souvenirs en tout genres, des exemplaires de cours depuis bien longtemps oubliés, des polycopiés égarés au dernier moment et des lettres d’amour avortées. Un post-it « Je l’ai embrassée » qui m’a fait sourire, et plusieurs dizaines de feuillets griffonnés de dessins de personnages de mangas. Il faut bien dire que si je savais pertinemment avoir pris des photos de cette affreuse soirée, je n’étais pas à l’époque un modèle de rangement, ni même un passionné de clichés. Elles avaient du atterrir… Dans une boite de documents en vrac ? Cette fois, je dus ramper sous l’ancienne table du salon pour atteindre le bon carton. J’y trouvais, sous un nombre impressionnant de cartes d’anniversaires débiles (j’ai eu 18 ans comme tout le monde) un petit livret de photos qui contenait, défraîchies par la mauvaise qualité d’impression, celles que je recherchais.

Après ma lecture la veille au soir de la lettre de Gwenaëlle, j’eus la gorge serrée en regardant ces six photos. Elles ne révélaient rien, évidemment, sinon le bon moment que nous avions tous l’impression de passer. Il faut dire qu’un seul cliché était daté après l’agression. Il avait du avoir lieu lors de cette impressionnante bataille de coussins que nous avons partagé dans la chambre des filles. On y voyait clairement Aude, un coussin flou par la vitesse de frappe, JC et Cédric qui se protégeaient l’un-l’autre… Un souvenir vivant d’une scène en apparence innocente. Les cinq autres ne montraient pas grand-chose de plus. Un portrait de groupe quelques minutes avant notre arrivée, une photo des filles qui préparaient le gâteau, un cliché de moi portant l’un des gigantesques manteaux en vison lors de notre défilé de mode improvisé… Les deux restants étaient flous au possible. L’un semblait quand même montrer le groupe en train de chercher des partenaires pour les slows, tandis que l’autre révélait Geoffrey, flou, riant en ouvrant son sac de couchage.

C’était tout. En même temps, je ne savais pas trop ce que j’avais espéré. Peut-être un détail ? Bien sûr, entre le récit de Gwen et mes souvenirs reconstitués, je commençais à avoir une image assez précise de cette fameuse soirée d’halloween. J’allais rentrer pour tenter de les coucher par écrit, et je me souviens avoir commencé à fermer le carton. Un trousseau de porte-clefs en bloquait un des pans. C’est à ce moment-là que j’ai remué le contenu de ces vieilleries, et que trois à quatre feuillets sont apparus sur la lumière crue de la lampe frontale. Des pages d’agenda, en apparence insignifiantes. Mais mes mains s’étaient crispées, et mon cœur faisait des bonds formidables dans ma poitrine. Je m’étais souvenu en voyant ces pages, de la raison exacte qui m’avait fait les détacher de mon agenda. J’avais décidé, quelques jours avant la fête, de démarrer un journal intime. Décision qui n’avait pas duré, mais j’en étais certain, couvrait cette période. J’ai du fouiller une demi-heure de plus pour le trouver, en milieu de pile avec des cours d’allemand de ma période lycéenne. J’avais tellement mal au torse que j’ai cru successivement que mes sutures avaient lâché, que j’allais m’évanouir, ou qu’un caillot allait me laisser crever là, dans un garage fermé, tenant une faible preuve de mon innocence.


J’ai marché jusqu’à chez moi, juste pour me rassurer sur mon état de santé, qui en fait était catastrophique. Je n’ai pas eu la force d’ouvrir mon agenda avant le lendemain matin, après plus de 16 heures de sommeil ininterrompu. Et j’étais de nouveau alité, avec de la fièvre en prime. Je me suis fait enguirlander par Claire, le médecin, Marc qui était enfin rentré de vacances, et même la voisine recrutée par ma fiancée sur le tas, pour venir vérifier toutes les heures que je restais un bon patient. J’ai acquiescé, attendu que tout ce beau monde soit parti, et puis je me suis jeté sur mon agenda de l’année 2000-2001. Et tout était-là, dans ces pages de mon écriture manuscrite immonde à l’époque et pire aujourd’hui. C’était une époque où, influencé par les écrits d’autres adolescents (Anne Frank en tête), je tentais de rendre la vie au collège passionnante en n’en gardant que les aspects positifs. Heureusement, comme j’avais gardé un souvenir excellent de cette soirée d’Halloween, presque tout y était.

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