dimanche 30 novembre 2014

Accusé (Episode 4)

Episode 4: Marché interdit

Lors de ma dernière matinée à l’hôpital, un détail crucial m’est revenu, qui m’a donné une énergie incroyable. Je broyais du noir, justement parce que Paul était en vacances en ce moment et qu’il ne rentrait que trois jours plus tard. J’avais refusé qu’il abrège son voyage pour moi, mais à la fin, j’aurais voulu être un peu plus égoïste à l’avoir à mes côtés. Paul avait bonne mémoire. Peut-être qu’il aurait un ou deux éléments qui me permettraient d’en savoir plus. Mais ce n’est pas de lui qu’est venue la révélation. Non, c’était une infirmière, venue m’aider à mettre mon attelle. Elle m’a poliment interrogé sur Claire, notre vie de couple ensemble et sur mes parents, étonnée qu’elle était de ne pas les avoir vus en visite. Après quoi elle s’est traitée de maladroite lorsque je lui ai appris leur mort.

J’ai raconté la version courte, avec l’accident de voiture, ça suffisait largement. Celle avec les détails me serre encore régulièrement la gorge, malgré les deux années que j’ai eues pour en faire mon deuil. Mais ensuite, l’infirmière a tenu à me montrer une photo de sa propre mère qui avait passé l’arme à gauche un mois plus tôt. Et c’est là que ça m’est revenu. J’étais tellement habitué à prendre des photos avec mon téléphone, que j’en étais venu à oublier qu’en 2001, je ramenais souvent un appareil « jetable » aux grands évènements pour avoir plus tard des tirages papiers. La fête d’Halloween n’avait pas dû faire exception : quelque part, j’avais peut-être des clichés ! A l’époque, ma famille n’était pas très réceptive aux technologies numériques : afficher des photos sur un ordinateur était proche du comble de l’inutile si on ne pouvait pas les avoir au final sur du papier photo.

Une fois chez moi, je me suis mis à tourner en rond. Je n’avais pas le droit de conduire dans mon état, et le taxi de l’assurance ne permettait que de me ramener à l’appartement. Tant pis, il faudrait que j’attende quelques heures de plus pour le garde-meuble ou j’avais stocké, du sol au plafond, les affaires gardées de chez mes parents. Peut-être est-ce un peu plus facile dans les familles nombreuses, mais lorsqu’ils ont tous les deux été morts, je n’ai pas vraiment réussi à faire le tri de leurs affaires. Et ce que j’ai gardé ne s’est pas transféré chez moi comme un héritage… J’ai utilisé une partie de leur argent pour acheter trois garages attenants, et y stocker tout ce que j’avais pu ramener.

Il faut toujours me donner quelque chose à faire, sans quoi je finis régulièrement par élaborer une bêtise. Ca avait été le cas en attendant les résultats du BAC, lorsque je m’étais mis en tête de m’inscrire à une course de côte. Ou en patientant pour la réponse de mon premier contrat, quand j’ai commandé la réplique à taille réelle d’un monstre du film Alien vs Predator. Et devinez quoi ? Cette fois, je suis allé plus loin encore. Cette fois, j’ai cassé des frontières que je ne pensais pas devoir un jour approcher. Je pourrais mettre ça sur le compte d’Aude et du fait qu’elle m’avait tiré dessus, sur le dos de Gwenaëlle et de son viol. Mais à la vérité, je n’avais pas envie d’une vengeance… J’avais envie de savoir, et cette envie me dévorait. Etre chez moi, alors que je ne pouvais rien imaginer pour faire avancer l’affaire, ce n’était vraiment pas la bonne affaire. J’ai donc décidé que la seule façon de découvrir le fin mot de l’histoire, était de me procurer la version de l’histoire qu’avait rédigée Gwénaëlle avant de la poster à Aude. Je sais ce que vous pensez. Cette lettre était à la police. Oui, mais ça ne m’avait pas échappé.

Digressons un peu, et laissez-moi vous parler de Bastien. Notre rencontre fut un hasard, lors d’un trajet que j’effectuais pour la première fois. Je revenais d’une pendaison de crémaillère, à quatre heures du matin, le long de la départementale. C’était le plein hiver, avec une pluie chargée de neige, traitresse. Il faut aussi savoir que je suivais un copain, parti avant moi de quelques minutes. Mais au bout d’un quart d’heure de route, je vois quelqu’un me faire de grands signes sur le bas-côté, ainsi que la lueur orangée de ses feux de détresse. Je crois reconnaître mon ami, et je fais demi-tour pour aider le malheureux. Vous l’aurez deviné, ce n’était pas le copain en question, mais Bastien, qui avait fait un tonneau complet avec sa petite 106, incapable de redémarrer au milieu de la nuit, et perdu en rase campagne. Je m’étais assuré qu’il n’avait pas de blessure, l’avais hébergé chez moi, et le lendemain, nous étions comme de vieilles connaissances ! C’était une amitié spontanée, avec ce type plutôt fort en gueule, excepté pour un seul sujet, celui de son travail. Sa passion, son hobby. Il ne me l’avait pas confié facilement, ni lors d’une de nos premières rencontres.

Voyez-vous, Bastien est un pirate informatique. Il vit de sa passion, en débusquant des bugs dans des logiciels édités par les géants du net. Il repère les failles, se fait rémunérer pour proposer une solution, et souvent même avec de gros bonus pour ne pas ébruiter l’affaire. C’est l’un des « gentils » de cette branche, mais il travaille exactement avec les mêmes outils que les pires raclures… Ceux qui sont capables d’infiltrer des réseaux, de « sniffer » les conversations téléphoniques de quelqu’un, ou d’allumer à distance les webcams chez les gens. C’est d’ailleurs un paradoxe chez lui, il adore son travail, mais en déteste les potentielles applications… Raison pour laquelle il s’acharne à le faire bien, et qu’il est reconnu en tant que tel. Voilà pourquoi il n’aurait jamais considéré ma proposition, s’il n’avait pas pensé qu’il me devait quelque chose. En vérité, Bastien est persuadé qu’il me doit des faveurs. Pour lui avoir « sauvé la vie » (c’est lui qui en parle comme ça, pas moi !) lors de cette soirée d’hiver, puis pour l’avoir aidé à déménager, et même pour avoir dépanné sa mère. Il n’a pas le permis, et c’est moi qui l’ai conduise à l’hôpital, le jour où cette dernière s’était brisée le tibia en ratant une marche. On pourrait donc dire que j’avais un certain nombre de cartes en main.

Je suis allé chez lui en bus. Et il m’a accueilli comme un roi, comme à son habitude. Du thé, des biscuits au chocolat, de quoi me faire oublier le régime des trois jours précédents. J’ai bien pris soin de ne pas l’appeler avant de venir, ce qui l’a mis sur la piste. Il a beau être le plus sympathique, c’est un homme qui a ses habitudes. Il m’a percé à jour en quelques minutes à peine, en comprenant très bien que je n’étais pas venu pour lui faire des politesses. Pas avec cette météo, sans la voiture, et avec le bras dans une attelle qui me provoquait des démangeaisons énervantes.

-          Tu veux faire quoi ? Il me regardait, les yeux écarquillés
-          Je voudrais que tu pirates le réseau de la police, pour visionner un texte qui a été scanné.
-          Oui, j’avais entendu. Ca ne rend pas la chose plus facile à comprendre. Tu veux vraiment faire ça ? Toi ?
-          A vrai dire, j’aurais espéré que tu fasses la majorité du travail.
-          Arrête ! Je sais, je te dois une faveur. Je ne me débine pas, mais… Tu ne voudrais pas me demander autre chose ?
-          Non. Et puis, ne le vois pas comme une faveur. Je suis innocent, et on m’accuse de viol. Tu ne crois pas que la fin peut justifier les moyens ?
-          Ce n’est pas ça… Il va falloir qu’on y passe un peu de temps, sans quoi je risque de perdre mon boulot, ma connexion, et tout ce qui m’intéresse. Attends ». Il s’était levé, pour passer dans sa petite kitchenette. Il ouvrait les tiroirs, et il finit par se pencher pour prendre quelque chose tout au fond. Bastien en revint avec deux objets. Une carte mémoire, et…
-          Un couteau de boucher ? Tu as peur que je t’agresse, ou quoi ? Si tu ne veux pas le faire, dis-le moi simplement !
-          Non, ça n’a rien à voir. La carte mémoire est pour moi. Il y a des identifiants uniques dessus, pour que si on se fait repérer, l’investigation montre que ce sont des pirates russes qui ont fait le coup. J’ai aidé deux boites d’antivirus à les trouver, ces mecs, mais je me les garde sous le coude depuis un an et demi, juste au cas où. Je n’ai jamais pensé à m’en servir pour…

-          Tu peux le dire, tu sais. Pour détourner la loi et pirater la police.
-          Voilà.
-          Mais, le couteau ?
-          Ah oui, c’est vrai. » Il s’est levé, et me l’a tendu par la garde. « Le couteau, c’est pour toi, mon ami. Pour les trois prochaines heures, je suis ton otage. J’espère que tu es assez honnête pour dire que si on se fait prendre, je n’ai rien à faire dans tout ça ? »
-          Disons que je prends le risque… Ca va marcher, au moins ?
-          Tristan, tu me connais, non ? Contente toi de me dire précisément quel dossier tu veux. »

Après quoi Bastien s’est plongé dans du code. En une demi-heure, il avait mis en place assez de protections pour que personne ne remonte jusqu’à nous. Une heure plus tard, il avait un accès sur le réseau interne de la police. C’était le point le plus risqué, parce que les forces de l’Etat disposent de logiciels qui sont censés débusquer les intrus sur leur réseau. Il a fallu encore une heure pour déverrouiller l’accès au serveur et à la machine qu’utilise le lieutenant Romanet. Tout était là, et nous avions un contrôle total sur les données. Bastien était très fort, il ne m’avait pas menti. Et honnête ! Tellement que, une fois le dossier ouvert, avec les six éléments de l’enquête, il s’est reculé et m’a laissé faire ce que je voulais. J’avais devant moi la lettre de Gwénaëlle, le témoignage d’Aude, le mien, des photos du pistolet et deux documents écrits. Le premier était le rapport d’enquête concernant la mort de Gwénaëlle. Le second était les impressions préliminaires de Romanet sur le cas en cours… C’est-à-dire, sur moi.


J’ai été plus honnête, et plus raisonnable que tout ce à quoi je m’étais attendu. J’aurais pu tout faire, supprimer les scans, modifier les conversations, ouvrir le rapport du légiste. Et finalement, je n’ai fait que copier cette fameuse lettre. Six feuillets d’une belle écriture cursive. Après quoi je me suis moi aussi reculé, et j’ai annoncé à Bastien qu’il pouvait fermer nos accès. Il me regardait de près, et m’a posé la main sur l’épaule, crispée juste assez pour que je comprenne qu’il était heureux que je ne sois pas allé plus loin. Après quoi, dans une scène un peu hypocrite, nous sommes allés partager un second bol de thé, ranger cet énorme couteau à la lame brillante et la carte mémoire. J’étais à l’appartement à vingt-deux heures, et j’en avais pour la soirée à consoler Claire, qui ne savais pas ou j’avais bien pu disparaître. Je n’ai pas pu tenir tout la nuit, par contre. Une fois que ma fiancée a été rassurée, j’ai attendu une heure en observant le plafond de notre chambre. Pas question que je m’endorme, même si j’étais bercé par sa respiration douce et profonde. A la place de quoi, je me suis habillé en silence avant d’aller sur le canapé. 

J’ai allumé mon portable, et tout en me rongeant les ongles d’impatience, j’ai lu la lettre de Gwénaëlle. 

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