Quand une nuit paisible se
termine parce que quelqu’un tambourine sur votre porte de toute la force de ses
poings, attendez-vous à passer une journée mouvementée. Claire, qui dormait de
l’autre côté de notre grand lit, avait frissonné et s’était levée en premier,
alors que j’en étais à émerger d’un sommeil profond. Elle avait presque franchi
le pas de la porte, sans autre tenue que son sempiternel pyjama préféré,
lorsque les mots avaient pu se matérialiser dans le bon ordre dans mon esprit.
« Attends », j’ai dit, dans un vieux réflexe du mâle qui s’imagine
que si c’est un homme qui se présente, mal rasé et à demi-réveillé, n’importe
quel assaillant repartira de plus belle. Alors, en lui passant une main sur
l’épaule, au pied du lit, je lui ai dit que j’allais voir. Agrémenté d’un
« ouais, ouais » braillard et à la voix cassée, directement adressé
au cadre en bois massif. Je m’en souviens parfaitement, il était quatre heures
trente-sept. Et naturellement, je n’aurais jamais du ouvrir. Aurais-je été
réveillé quelques secondes plus tôt, j’aurais fait la différence. J’aurais
braillé « foutez-moi le camp », et tout serait peut-être rentré dans
l’ordre. Peut-être.
Claire, ma fiancée depuis
quatre ans, n’aurait jamais ouvert. Hissée sur la pointe des pieds, elle aurait
jeté un œil par le judas, et ne reconnaissant pas la jeune femme dans le
couloir, aurait directement appelé la police. Pas moi. Non, moi, j’ai tout de
suite reconnu celle qui se découpait dans l’œilleton et qui frappait contre ma
porte, à quatre heures trente-sept du matin. C’était une apparition
surréaliste, comme un fantôme du passé. Aude. Son prénom m’était revenu
immédiatement, comme une bulle de savon qui éclate. C’était elle, avec quinze
années de plus qu’à notre dernier regard, au dernier jour de notre cursus du
collège St. Alban. Surréaliste. Les mêmes mèches d’un blond un peu terne, les
mêmes épaules frêles et un peu penchées vers l’avant. Ces mêmes yeux profonds
dans lesquels j’avais perdu plusieurs secrets, qui m’avaient fait fondre quatre
années sans jamais donner aucun retour. J’avais tant rêvé d’elle, de ces joues
creusées, de ces jambes recouvertes de son sempiternel jean élimé.
Avait-elle
jamais su qu’elle était mon premier amour ? Le mot était peut-être trop
fort à l’époque, dans ce qui n’était sans doute qu’une obsession adolescente,
mais lorsque j’ai vu sa silhouette dans l’œilleton, le bas de mon estomac s’est
serré en un quart de seconde. J’avais tout de suite voulu savoir… Je ne sais
pas quoi en premier. Ce qu’elle fichait là, peut-être. J’ai eu un arrêt, le
front encore collé contre le bois peint de la porte du petit deux pièces que je
partageais depuis quatre ans. J’étais là, debout, les pieds nus, à me demander
quelle était la suite de cette étrange réalité. Aude avait fixé le judas comme
si elle savait que j’étais juste devant elle, comme si le battant n’existait
pas.
Objectivement, elle n’était
déjà pas la plus belle au collège, et je le savais bien, mais c’était Aude plus
que toute autre qui avait focalisé toutes mes attentions à l’époque. Et
maintenant elle était là, à sangloter devant chez moi, en se mordant la lèvre
d’un air féroce, ses poings martelant un désespoir que je ne comprenais pas,
mais dont le volume allait sans doute attirer les autres locataires.
Mais pour tout dire, je ne
comprenais rien à cette situation. Rien ne collait. Ni sa présence devant mon
appartement (qu’elle ne connaissait pas, je n’habitais même plus le même
quartier !), ni son état, ni l’horaire. Savait-elle seulement que c’était
ma porte sur laquelle elle frappait ? Sur le moment, je n’aurais su
répondre, alors j’ai fait ma plus grosse erreur, celle de croire naïvement que
lui ouvrir pourrait me permettre d’éclaircir cette suite idiote d’évènements
qui ne me donnait qu’une envie : retourner sous ma couette. Et profiter de
mes trois heures de sommeil avant d’analyser calmement la situation avec Claire.
Claire trouve toujours les réponses, c’est en partie pourquoi je l’admire
autant. J’ai tourné le lourd barillet de sécurité trois-points, et ouvert en grand
le battant d’un large mouvement. Qui aurait pu être théâtral, si je n’avais pas
coassé, encore sous le choc de sa présence, un minable « Aude, c’est
toi ? ». Et là, il était déjà trop tard. Elle a eu un sourire
carnassier que je revois presque une dizaine de fois chaque nuit depuis, a
pointé un doigt accusateur vers moi et a commencé à hurler, des mots qu’elle
n’articulait pas et que, dans mon état de surprise, je n’étais pas en état de
comprendre.
Aude, devant moi, n’était
finalement pas celle que j’avais connue quinze ans plus tôt. Elle avait bu,
pour commencer. On pouvait le sentir non seulement à son souffle, mais aussi à
quelques mètres à la ronde, de cette odeur d’alcool puissante qui imprègne et
ne semble jamais repartir. Certaines mèches de ses cheveux auraient mérité un
long shampoing, collées les unes aux autres par la sueur. Enfin, elle avait dû
tituber dans la rue avant d’arriver à mon bâtiment et ma porte, car ses
chaussures et le bas de son pantalon étaient couverts d’une boue épaisse et
collante. Elle avait pris du poids aussi, mais c’était plutôt une bonne chose,
car adolescente, je l’avais toujours trouvée trop fine. C’était sa posture, les
épaules en avant, qui donnait à l’époque l’impression gravée dans ma mémoire
qu’elle luttait en permanence pour ne pas être emportée par le vent. Mais à
présent, ce n’était pas contre les éléments qu’elle luttait, mais apparemment
contre moi.
Je voyais bien que sa diatribe m’était directement destinée, que
ses gestes me désignaient. Personne d’autre n’était impliqué. C’était si… Si
décalé, que je m’étais presque réfugié comme dans une bulle mentale. Mon
cerveau n’arrivait pas à assimiler ce qu’il voyait. Ni ce qu’il entendait, même
lorsque les mots d’Aude furent plus clairs, plus rageurs. J’entendais, mais ne
réagissais pas. Elle disait « Meurtre ». Elle disait « Tu l’as
tuée » et ça n’avait aucun sens. Et puis derrière moi, Claire criait
aussi, mon amour transformé en furie au petit matin, toujours prompte à me
défendre. Meurtre, tout de même, j’aurais dû réagir plus rapidement. Ce n’est
pas un mot qu’on peut échanger à la légère lors de lointaines retrouvailles,
alcoolisées et hurlantes. Tout était soudainement devenu violent, dans la
parole comme dans les actes.
Alors Aude a sorti deux
objets, l’un à la suite de l’autre, dans un mouvement bien plus calme et
réfléchi que ses gesticulades précédentes. Comme s’ils avaient été naturels.
Effrayant, non, qu’un geste aussi posé et fluide soit aussi le plus
dangereux ? Je me souviens avoir dégluti, parce qu’on pouvait lire dans
son regard que tout le chemin qu’elle avait parcouru cette nuit-là menait à cet
instant précis. Et mon esprit, qui tentait de rattraper le rythme, m’envoya
alors tous les signaux d’alarme en même temps.
Aude tenait un pistolet. Dans
sa petite main, et braqué canon vers moi, il me paraissait énorme. Comme un
accessoire de cirque, en beaucoup plus mortel. Je suis le plus pur profane en
armement, mais je suis certain que même si j’avais été l’expert le plus
renommé, je n’aurais pas pu reconnaître le modèle ni le type de son flingue.
Tout ce qui comptait au final, c’était ce trou sombre du canon tourné vers moi,
prolongé dans une perspective à hérisser les cheveux par le visage déformé de
fureur d’une Aude prête à tirer. En une demi seconde, je suis passé de la
confusion la plus profonde a la réflexion la plus précise et effrayante. Aude
voulait me tuer. Elle brandissait une lettre froissée dans sa main gauche,
dépliée mais que je ne pouvais pas lire parce qu’elle tremblait. Elle me
disait, par-dessus les piaillements de Claire, qu’elle allait me faire payer
mon crime, que j’aurais dû passer moi-même à l’acte, à l’époque. Cette phrase
m’a heurté, peut-être plus que toutes les autres. Par sa violence d’abord, mais
aussi et surtout par le fossé gargantuesque qui nous séparait. Pistolet braqué
sur mon visage, j’étais absolument incapable de savoir (et je le suis toujours)
de quoi elle parlait.
J’ai sans doute haussé les
sourcils, fait une moue d’incompréhension. Je ne sais pas exactement, il y a eu
un élément déclencheur. Et puis elle a ri, à fond de souffle, d’un hoquêtement
hystérique qui m’a glacé le sang. Je n’ai eu que le temps de tendre la main, la
gauche, vers son arme, paume vers le haut en signe d’impuissance… Je savais
déjà qu’elle allait le faire, elle aussi. Un quart de seconde durant, c’était
comme une évidence. Aude était venue pour me tuer, rien d’autre. Et puis tout
s’est précipité encore. La pièce toute entière et le couloir ont basculé dans un
vacarme assourdissant, et je me suis cogné la tête sur le pied de mon bureau,
placé à l’entrée. J’avais l’arcade ouverte, et mon horizon s’est brusquement
obscurci, je ne voyais que d’un œil. J’avais le souffle court, et de petites
nausées qui venaient me bloquer la gorge. Je contemplais doucement Aude, l’arme
fumante au bout de son bras tendu vers moi. Elle se mordait les phalanges de sa
main gauche, en serrant toujours cette lettre. C’était complètement fou, mais
j’aurais voulu alors qu’elle me la montre, qu’elle m’explique. Je voyais
Claire, qui était tombée à genoux à côté de moi, et qui passait en hurlant et
en pleurant sa main dans mes cheveux poisseux d’un sang dont je ne comprenais
pas la provenance. Pourtant, c’était comme une évidence.
Aude avait tiré.
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