mercredi 26 novembre 2014

Accusé (Episode 3)

Je n’avais même pas pris la peine de répondre au lieutenant Romanet. Il faut dire que j’étais sous le choc, et que mon envie de dormir due aux médicaments n’arrangeait pas la situation. J’aurais voulu articuler un « Quoi ? » monumental, suivi d’une trentaine de points d’interrogation silencieux. Pire, j’aurais voulu faire tourner les tables, là, tout de suite, invoquer l’esprit de cette imbécile de Gwénaëlle, et lui demander ce qui avait bien pu lui passer par la tête. C’est le genre de situation où l’on est tellement hors de soi que l’on voudrait hurler à l’injustice. Moi pourtant, j’ai eu quelque part la présence d’esprit de me souvenir que j’étais enregistré. Par la police, de surcroit. Et que depuis quelques secondes, ce n’était plus du tout en qualité de victime, mais bien de violeur présumé.

La veille, j’avais été cruellement lent à la détente (même si je me rends compte que ce n’est sans doute pas l’expression la plus appropriée), mais j’étais déterminé à ne plus refaire la même erreur. J’ai laissé Romanet me regarder avec ses questions, lui ai dit calmement que je n’avais jamais violé personne, et que je ne me sentais plus très bien. A quoi il a répondu (ha ! Je le savais !) que de toutes façons je serais invité prochainement au poste pour évoquer cette affaire. Il ne l’a pas dit, mais invité rimait avec convoqué, tandis qu’évoquer cette affaire sonnait beaucoup comme « ramène ton avocat ». Tout d’un coup, je n’étais plus disposé à grand-chose. J’ai laissé le lieutenant repartir avec les politesses d’usage, après quoi je me suis mis à grogner seul dans ma chambre. Sur Aude et son pistolet, sur Gwen et sa lettre, sur la qualité de la nourriture d’hôpital et même sur Claire, qui ne revenait pas, alors que j’avais une furieuse envie de me cacher dans ses bras pour tout oublier.

Le lendemain, j’étais toujours alité et toujours aussi chafouin. Il pleuvait, Claire était repartie à son travail (elle est responsable de la piscine municipale), le beurre n’avait aucun goût, ce genre de choses. J’avais envie de partir dans ce genre de spirale mentale qui ne fait rien de bon sinon se sentir encore un peu plus misérable, lorsque le kiné est entré dans ma chambre. Il s’appelait Lucien, refusait qu’on lui donne du « docteur » et je l’ai beaucoup apprécié pour sa personnalité. A peu près autant que je haïssais ses exercices, disons. Ce tortionnaire tentait avec tous ses moyens, incluant des petites insinuations perverses, de me faire faire des mouvements du bras que, n’étant pas souple à la base, j’étais incapable de faire avant qu’on me tire dessus. D’ailleurs, tout le monde semblait oublier ce petit détail : je ne l’avais pas cherché, quand même ! Curieusement, j’étais traité avec la même indifférence polie que si je m’étais explosé l’épaule en faisant une vidéo débile avec un skateboard. Et ça n’allait pas en s’arrangeant lorsque je leur disais que je m’étais fait tirer dessus. Les infirmières plus que tous les autres levaient à peine un sourcil. « Ah oui, on vous a tiré dessus ? Essayez de lever le bras plus haut, s’il vous plait ».

L’un dans l’autre, je préférais les quelques moments de solitude dont j’ai pu profiter durant ce séjour de trois nuitées à l’hôpital. Lorsque mes amis, puis une Claire finalement poussée par la curiosité m’ont interrogé sur mon entrevue avec le lieutenant, je suis resté plutôt fermé. La faute sans doute à cette révélation finale de Romanet sur mon soi-disant passé de sauvage violeur. Je ne voulais surtout pas que l’un de mes visiteurs rentre chez lui, décroche son téléphone et commence d’une phrase excitée un « tu ne devineras jamais, Tristan est accusé de viol ». Je ne savais pas encore comment, mais j’allais devoir éviter cette situation à tout prix. C’était, comme vous pouvez vous en douter, ma principale préoccupation : comment prouver au monde entier que je n’étais pas un violeur ? C’est qu’en plus il faudrait qu’ils soient convaincus... Avec Gwenaëlle suicidée et sa déclaration sur le point de mourir, celui ou celle qui m’interrogerait le jour de la garde à vue ou du procès n’hésiterait pas à pousser le bouchon. Oui, j’avais tourné et retourné tous les scénarios dans ma petite tête de patient alité. Il y allait avoir un procès, et même deux. Un pour « mon » viol qui avait à l’évidence attiré les yeux de la justice, et un pour « mon » agression par Aude. Je me suis vite rendu compte que je n’arriverais jamais à garder cette histoire pour moi : il y en aurait pour des années.

Plus que tout, j’essayais de trouver les raisons fondamentales de tous ces évènements intimement liés. Gwénaëlle était, d’une façon ou d’une autre, persuadée que je l’avais violée. Elle en était si certaine qu’elle avait porté ce poids en silence quinze ans, avant de l’écrire à sa meilleure amie et de passer à l’acte final. La phrase était terrifiante en soi : un viol, quoi ! Je me sentais comme devant le poste de télévision, l’après-midi du onze septembre 2001. Certain que rien ne serait plus pareil, un peu inquiet mais surtout sacrément curieux. C’était plus fort que moi, je devais en savoir plus sur cette affaire. Brièvement, j’envisageais la possibilité qu’on ait pu forcer la main à Gwénaëlle. Qu’avec un harcèlement moral récurrent, quelqu’un ait pu lui mettre ça dans l’esprit. Mais c’était une réaction de ma part un peu trop primitive : la thèse du complot ne tenait pas. Et puis ça ne faisait que reporter le problème en décuplant les dangers et les hypothèses… Je ne connaissais personne d’aussi timbré pour aller harceler une femme dépressive pour m’accuser et la forcer à se suicider juste après. Parce que oui, autant vous le dire tout de suite, ça aurait été impérativement quelqu’un que je connaissais. Aucun inconnu ne pouvait connaître ces petits détails. J’espérais bien à ce moment-là que le lieutenant Romanet ne m’avait pas vu ciller. De quoi je parle ? Eh bien, pour commencer… La fameuse soirée d’halloween a bien eu lieu.

J’y étais.

La fête d’Halloween.

Tout est là, n’est-ce pas ? J’y ai tant réfléchi durant ces journées et ces nuits à l’hôpital, que la seule conclusion logique repose sur cette soirée. Laissez-moi vous faire suivre mon schéma de pensée. Je viens de vous l’expliquer, les complots… Ca ne marche pas, je n’y crois pas ou bien ils reposent sur une logique tellement perverse que je ne m’en sortirai jamais. Un type pareil… Mais non. Non, Gwen a pensé, avant de se suicider et même toute sa vie, que je l’avais violée durant cette fête d’Halloween. En restant logique (et après pas mal de recherches sur le net sur les victimes d’agressions sexuelles), il est hautement improbable qu’elle se soit trompée : quelqu’un l’a bel et bien violée cette nuit-là. Et puis si elle avait affabulé, elle l’aurait dit bien plus tôt. Elle a été attaquée. Nous avions, quoi, quatorze ans ? Dans mes souvenirs, Gwen était timide, un peu réservée (sauf avec Aude). Ce n’était pas du pipeau, ça n’aurait pas laissé un tel traumatisme : cette femme s’est murée dans un silence terrible ! Je commençais à peine à comprendre la portée de ce que Gw2naëlle avait subi, et même si elle me désignait comme son agresseur, j’avais surtout de la peine pour elle. Je ferais un mauvais psychopathe !

Mais passons aux déductions suivantes. Aude et Gwen ont passé beaucoup de temps avec d’autres nanas, à l’époque. Moi qui essayais d’attirer l’attention, c’était peine perdue en face de tels rassemblement… Ces filles-là n’étaient pas (et de loin) des « collectionneuses de mecs », c’était plutôt l’inverse. Je vous laisse imaginer dans quelles conditions un viol aurait été une catastrophe personnelle. Bref. Gwénaëlle s’était fait agresser. Et pas par moi. Vous, vous avez peut-être un doute, mais moi je sais qu’à l’époque si j’avais fait quelque chose avec mon pénis, je m’en serais souvenu longtemps : l’instrument n’avait pas charnellement servi à grand-chose. J’étais puceau, et pour encore quelques années.

Je n’avais pas non plus de doutes sur une éventuelle brume alcoolisée… Là encore, pour plusieurs raisons. Déjà parce qu’à 14 ans, je ne buvais pas. Aucun de mes amis ne buvait, ça nous semblait si éloigné, si abstrait dans nos vies bien réglées ! Et puis bon, la seconde raison, c’est que jamais de ma vie je n’ai oublié quoi que ce soit après avoir bu. Je suis allé une fois jusqu’à avoir mes deux poings serrés sur le col de chemise d’un videur de bar : j’étais ivre et je m’en souviens comme si c’était hier. On peut aussi supprimer les drogues de la liste. Fumer une cigarette était considéré comme étant le comble de la transgression des règles, et ça n’arrivait pas souvent faute d’approvisionnement. A St. Alban, nous étions tellement fiers de « marcher droit » ! Pour autant que je me souvienne, nous étions tout un groupe d’adolescents calmes, sans doute bêtes comme des pieds (comme tout un chacun à cet âge)… Mais voilà, quelqu’un a violé Gwenaëlle. Et a réussi à lui faire croire que cette personne, c’était moi.

Mon problème le plus urgent, maintenant que j’étais conscient de toute la réalité des accusations, c’était ma mémoire. J’avais beau avoir pas mal de souvenirs du collège, je n’étais pas capable de me rappeler des détails de cette soirée. Tout au plus de quelques flashs, quelques images. Nous étions, quoi, une dizaine ? Sans doute moins. Etant donné qu’il s’agissait d’Halloween, nous devions être déguisés, mais je n’en ai aucun souvenir. Je me revois le soir, en train de mimer les gestes de la « macarena » avec les autres. Aude était à ma droite. La fête était chez elle, maintenant que j’y pense. Ses parents devaient être en voyage, ou nous avoir laissé sa grande maison. Il y avait un étage, et pour la nuit nous avions une chambre de garçons et une de filles. C’est d’ailleurs un comble, parce que si je n’ai pas de souvenirs de la soirée, je me rappelle très bien avoir fixé le plafond longtemps avant de pouvoir m’endormir. Le reste ? Pas grand-chose. Une chanson d’Ace of Base, un groupe des années 90, et une discussion (sans doute le lendemain), au soleil dans le jardin d’Aude, alors que nos parents devaient venir nous chercher.


Un paragraphe, et pas un gros. Voilà tout ce que j’avais pour me défendre. Je n’étais même plus fichu de dire qui était présent, encore moins de les nommer. Leurs visages se fondaient dans une brume épaisse. C’est que moi, avant mon entrée au lycée, j’ai déménagé à l’autre bout de la ville, changé d’entourage. J’ai perdu tout le monde de vue, sauf Paul, évidemment. Paul, mon meilleur ami. Il était avec moi depuis la dernière année du primaire jusqu’aux derniers jours de la fac de droit. On n’avait pas toujours fait les mêmes classes, mais il n’était jamais loin. Enfin, depuis trois jours, il avait manqué un des éléments les plus significatifs de ma vie. Parce que oui, Môssieur Paul était allé faire un trek aux Canaries. Il me proposait tous les jours de prendre un vol de retour, de venir me sortir de l’hôpital et de refaire les quinze dernières années à coup de bière brune (une par an, c’était son concept). J’avais évoqué la situation à demi-mot au téléphone avec lui, et j’étais déjà certain d’être écouté… La paranoïa, ça vous gagne beaucoup plus vite que prévu ! Il avait compris, m’avait promis de regarder dans ses cartons, quand il aurait le temps (c’est-à-dire aux calendes grecques)… Paul ne croyait pas que la situation était aussi grave. Mais il ne faisait pas partie de notre petit cercle, dans les dernières années de collège. Je savais déjà qu’il n’était pas à cette fameuse soirée, et j’en étais profondément soulagé. 

Soulagé ? Mais oui ! Complètement… Parce que voyez-vous, c’était forcément un autre invité, qui avait violé Gwénaëlle !

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