Je n’avais même pas pris la
peine de répondre au lieutenant Romanet. Il faut dire que j’étais sous le choc,
et que mon envie de dormir due aux médicaments n’arrangeait pas la situation.
J’aurais voulu articuler un « Quoi ? » monumental, suivi d’une
trentaine de points d’interrogation silencieux. Pire, j’aurais voulu faire
tourner les tables, là, tout de suite, invoquer l’esprit de cette imbécile de
Gwénaëlle, et lui demander ce qui avait bien pu lui passer par la tête. C’est
le genre de situation où l’on est tellement hors de soi que l’on voudrait
hurler à l’injustice. Moi pourtant, j’ai eu quelque part la présence d’esprit
de me souvenir que j’étais enregistré. Par la police, de surcroit. Et que
depuis quelques secondes, ce n’était plus du tout en qualité de victime, mais
bien de violeur présumé.
La veille, j’avais été
cruellement lent à la détente (même si je me rends compte que ce n’est sans
doute pas l’expression la plus appropriée), mais j’étais déterminé à ne plus
refaire la même erreur. J’ai laissé Romanet me regarder avec ses questions, lui
ai dit calmement que je n’avais jamais violé personne, et que je ne me sentais
plus très bien. A quoi il a répondu (ha ! Je le savais !) que de
toutes façons je serais invité prochainement au poste pour évoquer cette
affaire. Il ne l’a pas dit, mais invité rimait avec convoqué, tandis qu’évoquer
cette affaire sonnait beaucoup comme « ramène ton avocat ». Tout d’un
coup, je n’étais plus disposé à grand-chose. J’ai laissé le lieutenant repartir
avec les politesses d’usage, après quoi je me suis mis à grogner seul dans ma
chambre. Sur Aude et son pistolet, sur Gwen et sa lettre, sur la qualité de la
nourriture d’hôpital et même sur Claire, qui ne revenait pas, alors que j’avais
une furieuse envie de me cacher dans ses bras pour tout oublier.
Le lendemain, j’étais toujours
alité et toujours aussi chafouin. Il pleuvait, Claire était repartie à son
travail (elle est responsable de la piscine municipale), le beurre n’avait
aucun goût, ce genre de choses. J’avais envie de partir dans ce genre de
spirale mentale qui ne fait rien de bon sinon se sentir encore un peu plus
misérable, lorsque le kiné est entré dans ma chambre. Il s’appelait Lucien,
refusait qu’on lui donne du « docteur » et je l’ai beaucoup apprécié
pour sa personnalité. A peu près autant que je haïssais ses exercices, disons.
Ce tortionnaire tentait avec tous ses moyens, incluant des petites insinuations
perverses, de me faire faire des mouvements du bras que, n’étant pas souple à
la base, j’étais incapable de faire avant qu’on me tire dessus. D’ailleurs,
tout le monde semblait oublier ce petit détail : je ne l’avais pas
cherché, quand même ! Curieusement, j’étais traité avec la même
indifférence polie que si je m’étais explosé l’épaule en faisant une vidéo
débile avec un skateboard. Et ça n’allait pas en s’arrangeant lorsque je leur
disais que je m’étais fait tirer dessus. Les infirmières plus que tous les
autres levaient à peine un sourcil. « Ah oui, on vous a tiré dessus ?
Essayez de lever le bras plus haut, s’il vous plait ».
L’un dans l’autre, je
préférais les quelques moments de solitude dont j’ai pu profiter durant ce
séjour de trois nuitées à l’hôpital. Lorsque mes amis, puis une Claire
finalement poussée par la curiosité m’ont interrogé sur mon entrevue avec le
lieutenant, je suis resté plutôt fermé. La faute sans doute à cette révélation
finale de Romanet sur mon soi-disant passé de sauvage violeur. Je ne voulais
surtout pas que l’un de mes visiteurs rentre chez lui, décroche son téléphone
et commence d’une phrase excitée un « tu ne devineras jamais, Tristan est
accusé de viol ». Je ne savais pas encore comment, mais j’allais devoir
éviter cette situation à tout prix. C’était, comme vous pouvez vous en douter,
ma principale préoccupation : comment prouver au monde entier que je
n’étais pas un violeur ? C’est qu’en plus il faudrait qu’ils soient
convaincus... Avec Gwenaëlle suicidée et sa déclaration sur le point de mourir,
celui ou celle qui m’interrogerait le jour de la garde à vue ou du procès
n’hésiterait pas à pousser le bouchon. Oui, j’avais tourné et retourné tous les
scénarios dans ma petite tête de patient alité. Il y allait avoir un procès, et
même deux. Un pour « mon » viol qui avait à l’évidence attiré les
yeux de la justice, et un pour « mon » agression par Aude. Je me suis
vite rendu compte que je n’arriverais jamais à garder cette histoire pour
moi : il y en aurait pour des années.
Plus que tout, j’essayais de
trouver les raisons fondamentales de tous ces évènements intimement liés.
Gwénaëlle était, d’une façon ou d’une autre, persuadée que je l’avais violée.
Elle en était si certaine qu’elle avait porté ce poids en silence quinze ans,
avant de l’écrire à sa meilleure amie et de passer à l’acte final. La phrase
était terrifiante en soi : un viol, quoi ! Je me sentais comme devant
le poste de télévision, l’après-midi du onze septembre 2001. Certain que rien
ne serait plus pareil, un peu inquiet mais surtout sacrément curieux. C’était
plus fort que moi, je devais en savoir plus sur cette affaire. Brièvement,
j’envisageais la possibilité qu’on ait pu forcer la main à Gwénaëlle. Qu’avec
un harcèlement moral récurrent, quelqu’un ait pu lui mettre ça dans l’esprit.
Mais c’était une réaction de ma part un peu trop primitive : la thèse du
complot ne tenait pas. Et puis ça ne faisait que reporter le problème en
décuplant les dangers et les hypothèses… Je ne connaissais personne d’aussi
timbré pour aller harceler une femme dépressive pour m’accuser et la forcer à
se suicider juste après. Parce que oui, autant vous le dire tout de suite, ça
aurait été impérativement quelqu’un que je connaissais. Aucun inconnu ne
pouvait connaître ces petits détails. J’espérais bien à ce moment-là que le
lieutenant Romanet ne m’avait pas vu ciller. De quoi je parle ? Eh bien,
pour commencer… La fameuse soirée d’halloween a bien eu lieu.
J’y étais.
La fête d’Halloween.
Tout est là, n’est-ce
pas ? J’y ai tant réfléchi durant ces journées et ces nuits à l’hôpital,
que la seule conclusion logique repose sur cette soirée. Laissez-moi vous faire
suivre mon schéma de pensée. Je viens de vous l’expliquer, les complots… Ca ne
marche pas, je n’y crois pas ou bien ils reposent sur une logique tellement
perverse que je ne m’en sortirai jamais. Un type pareil… Mais non. Non, Gwen a
pensé, avant de se suicider et même toute sa vie, que je l’avais violée durant
cette fête d’Halloween. En restant logique (et après pas mal de recherches sur le
net sur les victimes d’agressions sexuelles), il est hautement improbable
qu’elle se soit trompée : quelqu’un l’a bel et bien violée cette nuit-là.
Et puis si elle avait affabulé, elle l’aurait dit bien plus tôt. Elle a été
attaquée. Nous avions, quoi, quatorze ans ? Dans mes souvenirs, Gwen était
timide, un peu réservée (sauf avec Aude). Ce n’était pas du pipeau, ça n’aurait
pas laissé un tel traumatisme : cette femme s’est murée dans un silence
terrible ! Je commençais à peine à comprendre la portée de ce que
Gw2naëlle avait subi, et même si elle me désignait comme son agresseur, j’avais
surtout de la peine pour elle. Je ferais un mauvais psychopathe !
Mais passons aux déductions suivantes. Aude et
Gwen ont passé beaucoup de temps avec d’autres nanas, à l’époque. Moi qui
essayais d’attirer l’attention, c’était peine perdue en face de tels
rassemblement… Ces filles-là n’étaient pas (et de loin) des
« collectionneuses de mecs », c’était plutôt l’inverse. Je vous
laisse imaginer dans quelles conditions un viol aurait été une catastrophe
personnelle. Bref. Gwénaëlle s’était fait agresser. Et pas par moi. Vous, vous
avez peut-être un doute, mais moi je sais qu’à l’époque si j’avais fait quelque
chose avec mon pénis, je m’en serais souvenu longtemps : l’instrument
n’avait pas charnellement servi à grand-chose. J’étais puceau, et pour encore
quelques années.
Je n’avais pas non plus de
doutes sur une éventuelle brume alcoolisée… Là encore, pour plusieurs raisons.
Déjà parce qu’à 14 ans, je ne buvais pas. Aucun de mes amis ne buvait, ça nous
semblait si éloigné, si abstrait dans nos vies bien réglées ! Et puis bon,
la seconde raison, c’est que jamais de ma vie je n’ai oublié quoi que ce soit
après avoir bu. Je suis allé une fois jusqu’à avoir mes deux poings serrés sur
le col de chemise d’un videur de bar : j’étais ivre et je m’en souviens
comme si c’était hier. On peut aussi supprimer les drogues de la liste. Fumer
une cigarette était considéré comme étant le comble de la transgression des
règles, et ça n’arrivait pas souvent faute d’approvisionnement. A St. Alban,
nous étions tellement fiers de « marcher droit » ! Pour autant
que je me souvienne, nous étions tout un groupe d’adolescents calmes, sans
doute bêtes comme des pieds (comme tout un chacun à cet âge)… Mais voilà,
quelqu’un a violé Gwenaëlle. Et a réussi à lui faire croire que cette personne,
c’était moi.
Mon problème le plus urgent,
maintenant que j’étais conscient de toute la réalité des accusations, c’était
ma mémoire. J’avais beau avoir pas mal de souvenirs du collège, je n’étais pas
capable de me rappeler des détails de cette soirée. Tout au plus de quelques
flashs, quelques images. Nous étions, quoi, une dizaine ? Sans doute
moins. Etant donné qu’il s’agissait d’Halloween, nous devions être déguisés,
mais je n’en ai aucun souvenir. Je me revois le soir, en train de mimer les
gestes de la « macarena » avec les autres. Aude était à ma droite. La
fête était chez elle, maintenant que j’y pense. Ses parents devaient être en
voyage, ou nous avoir laissé sa grande maison. Il y avait un étage, et pour la
nuit nous avions une chambre de garçons et une de filles. C’est d’ailleurs un
comble, parce que si je n’ai pas de souvenirs de la soirée, je me rappelle très
bien avoir fixé le plafond longtemps avant de pouvoir m’endormir. Le
reste ? Pas grand-chose. Une chanson d’Ace of Base, un groupe des années
90, et une discussion (sans doute le lendemain), au soleil dans le jardin
d’Aude, alors que nos parents devaient venir nous chercher.
Un paragraphe, et pas un gros.
Voilà tout ce que j’avais pour me défendre. Je n’étais même plus fichu de dire
qui était présent, encore moins de les nommer. Leurs visages se fondaient dans
une brume épaisse. C’est que moi, avant mon entrée au lycée, j’ai déménagé à
l’autre bout de la ville, changé d’entourage. J’ai perdu tout le monde de vue,
sauf Paul, évidemment. Paul, mon meilleur ami. Il était avec moi depuis la
dernière année du primaire jusqu’aux derniers jours de la fac de droit. On
n’avait pas toujours fait les mêmes classes, mais il n’était jamais loin.
Enfin, depuis trois jours, il avait manqué un des éléments les plus significatifs
de ma vie. Parce que oui, Môssieur Paul était allé faire un trek aux Canaries.
Il me proposait tous les jours de prendre un vol de retour, de venir me sortir
de l’hôpital et de refaire les quinze dernières années à coup de bière brune
(une par an, c’était son concept). J’avais évoqué la situation à demi-mot au
téléphone avec lui, et j’étais déjà certain d’être écouté… La paranoïa, ça vous
gagne beaucoup plus vite que prévu ! Il avait compris, m’avait promis
de regarder dans ses cartons, quand il aurait le temps (c’est-à-dire aux
calendes grecques)… Paul ne croyait pas que la situation était aussi grave.
Mais il ne faisait pas partie de notre petit cercle, dans les dernières années
de collège. Je savais déjà qu’il n’était pas à cette fameuse soirée, et j’en
étais profondément soulagé.
Soulagé ? Mais oui ! Complètement… Parce
que voyez-vous, c’était forcément un autre invité, qui avait violé
Gwénaëlle !
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