Bien entendu, nous sommes un
peu les bras ballants devant le front de mer. A notre droite, la côte gagne
quelques reliefs que l’on devine de plus en plus hauts à mesure qu’ils se
rapprochent du cap et des falaises de Moher. Cependant, et même si on se pose
la question, je ne pense pas qu’il eut été possible de suivre le bord de mer
plus d’une heure. On se serait épuisés, et en vain. Alors quoi ? Revenir à
la voiture ? Oui, peut-être, mais pour aller où… Sans informations
supplémentaires, nous sommes bons pour le visitor’s center et ses grappes de
touristes qui se marchent dessus. Je suis un peu en retrait par rapport à mes
compagnons, aussi je suis le premier à voir un type sortir de chez lui, monter
dans son petit 4x4 rouge, et se préparer à partir.
Vous vous souvenez de tout ce
que je vous ai raconté sur l’amitié naturelle de l’irlandais ? C’est tout
ce que j’avais en tête en allant voir ce sympathique cinquantenaire, un peu
bedonnant, assis avec son béret dans sa caisse pétaradante. Et devinez
quoi ? Ca a marché encore mieux que tout ce que j’espérais. Déjà, je lui
ai expliqué notre situation en quelques mots et premier bon point, il a compris
ce que je disais (engliche pohouer, ow yeah). Enfin, sur le coup, ce n’était
pas aussi clair que ça. Le type me fait un grand sourire, et puis il se penche,
et m’ouvre la portière côté passager en me disant de monter. C’est là que vous
reviennent tous les avertissements de votre famille durant les quinze premières
années de votre vie. Ne jamais monter avec un inconnu. Ne jamais accepter ce
qu’ils vous proposent. Mais bon ça, ça ne doit pas être enseigné pareil en
Irlande. Chez eux, c’est sans doute « si un type te propose de monter dans
sa caisse, c’est qu’il veut t’aider, garçon ».
Donc je monte. Le bonhomme se
présente, il s’appelle Roger, ou George (bref un nom bien local) et il me
prévient tout de suite qu’il ne veut pas me kidnapper, en s’esclaffant devant
ma mine un peu ahurie. Il va m’expliquer comment trouver le chemin, et il
voudrait vraiment me montrer un truc qui se trouve juste à une centaine de
mètres. Soit. Mais quand même, la situation le fait bien rigoler alors pour
pousser le vice, il parcours vingt mètres jusqu’à se retrouver à hauteur de
Julie, Marie et Michel qui me regardent attentivement. Arrivé là, il baisse sa
vitre, et leur balance un grand « It’s ok, I’m kidnapping your
friend ! », repart dans un grand rire et met les gaz. J’avoue, rien
qu’à voir leur tête moi aussi je me suis vraiment marré.
Peut-être plus encore
à la tête de Julie, qui me regardait comme si elle me voyait pour la dernière fois.
Mais mon irlandais tiendra
parole, et nous rendra un superbe service. En effet, après deux cent mètres le
long de ce muret qui surplombe la mer descendante et les quelques bancs de
sables parsemés de pierre noire et de varech vert foncé, il s'arrête. Et me pointe
le sol. Nom de nom, heureusement qu’il m’a emmené pour me montrer, sinon je
n’aurais jamais trouvé. Il se trouve que nous sommes sur le chemin de randonnée
côtier. Oui, vraiment. Sauf que là, on est plutôt loin des falaises. Donc il
faut suivre la signalisation des chemins de grande randonnée. Et cette
dernière, que nous aurions toujours pu chercher façon club vosgien sur des
panneaux, est disponible sur de minuscules piquets de bois fichés dans le sol,
sur lesquels on voit un rond jaune, usé par les vents salés et les années. Il
aurait suffi d’un pissenlit devant pour qu’il soit totalement invisible.
Après un demi-tour soigné,
Georges (ou Roger) me ramène à mes camarades soulagés, en m’expliquant comment
rejoindre un petit parking avant les falaises, le long de cette route de
randonnée, sur lequel il ne nous sera demandé que la somme que nous serons
prêts à donner. J’aime l’esprit. Personnellement je suis encore un peu soufflé
devant la sympathie de ce fermier qui aura profité d’une rencontre avec un touriste
pour se payer cinq minutes de rigolade sous le soleil d’une journée de la
mi-août. Je le remercierais de tout mon cœur, avant de raconter mon aventure
aux autres. Et nous quittons donc ce paysage de fermes nichées au bord de la
mer, sous cette colline verte et le ciel bleu, pour retourner à notre Quashqaï.
Au retour, le lieu semble encore plus idyllique, puisqu’on sait maintenant que
le plus bel élément de paysage, c’est l’habitant du coin.
Comme nous sommes dans
l’ambiance, je décide de conduire avec mes chaussures de marches, car en
suivant les indications ça n’avait pas l’air si loin… Mais quand même, les
démarrages en côte avec ce genre de godasses « zéro sensation je suis pas
sûr de toucher les pédales », c’est tout de suite plus sportif. La voiture
remonte sur la route et, armés de notre nouvelle vigilance pour les ronds
jaunes sur des piquets minuscules et des indications, nous trouvons sans aucun
problème. Nous voici roulant sur cette colline, d’un vert surréaliste, d’où la
pointe est du cap se dessine devant nous. Après quelques virages
supplémentaires et un ancien garage qui fait apparemment une impressionnante
collection de pneus (après débat, c’est l’un des objets absolument
incontournables à collectionner), nous arrivons dans le jardin d’une grande
maison. Il y a plusieurs autres véhicules, et effectivement nous sommes libres
de payer ce que bon nous chante. La vue est splendide, et même le propriétaire,
allongé dans un transat sur un carré d’herbe libre, profite d’un bain de
soleil.
Cette fois, c’est la
bonne ! Il fait un écrasant soleil, qui nous donne envie de courir dans
les champs en faisant des roulades (quoi ? Nous ne sommes pas chez les
Ingalls ? dommage). Nous ne nous étions pas trompé outre mesure en
pronostiquant que ce chemin ne serait pas aussi touristique que celui du
Visitor’s Center : sur tout l’horizon qui s’offre à nous (pas un arbre en
vue sur des kilomètres de falaises dont on ne voit pas le bord), seuls quelques
couples et de rares marcheurs ont fait le déplacement. Peu à peu, nous nous
rapprochons des falaises, en traversant de grands pâturages délimités par de
hautes barrières qu’il faut escalader. On ne peut que deviner l’issue du
chemin, jusqu’à ce qu’à un moment donné, le paysage tout entier s’ouvre comme
la première page d’un roman. C’est démesuré. Plus d’une centaine de mètres nous
séparent de l’océan calme, dans lequel viennent plonger les pieds de ces
falaises vertigineuses. Les plaques d’herbe verte sont accrochées jusqu’au
bord, parfois dans des équilibres qui défient la gravité. La césure avec
l’océan est brusque, angulaire, teintée d’ombres abruptes qui s’évanouissent
dans le bleu profond de l’eau mouchetée d’écume.
Quelle claque ! Une tour
en ruines (ancien phare, poste d’observation ou lubie moyenâgeuse, nous ne
saurons jamais) monte la garde devant le cap, au bout de cette allée de plusieurs
kilomètres de roches qui s’élèvent contre la mer infinie. C’est un peu le point
de ralliement du coin, car d’ici nous avons une vue proprement époustouflante,
en étant plus avancés sur lamer que le reste des falaises. Il y a une sensation
de calme, de nature toute puissante qui se dégage du lieu. Que sommes-nous de
petites fourmis à déambuler sur de telles formations. Comme nous pouvons
paraitre insignifiants à côté de pareilles merveilles de la nature ! Nous
avons l’impression d’observer un champ de bataille, le lever de rideau d’une
guerre improbable entre terre et roches et racines contre l’Océan.
Quelle claque. Lunettes de
soleil au nez, nous ne pouvons pas arrêter de répéter à quel point le paysage
est d’une insaisissable beauté. De prendre des clichés non plus, vous imaginez.
Rapprochés du précipice, nous prenons les perspectives que nous offre la nature
de ces hauteurs improbables. Une brise puissante passe par ce ressaut sur la
mer, tandis qu’à hauteur d’eau les quelques vagues de marée témoignent d’un
calme presque immobile. Nous sommes décoiffés, désarmés, il faut s’asseoir un
moment pour profiter de tout cela. Et quitte à s’asseoir, autant prendre le déjeuner,
non ? Il est treize heures bien sonnées. D’ailleurs, assis sur une bande d’herbe
plus haute que les autres, nous allons lancer un mouvement parmi les quelques
touristes qui prennent le soleil au pied des ruines.
C’est un moment inoubliable.
Nous quatre assis devant l’immensité, le pain et le jambon à la main, contemplant
le chef d’œuvre de l’architecture locale : une nature puissante et inaltérable.
En effet ici, point de barrières, d’interdictions à tout bout de champ, d’obligations
de tenir tout un chacun en laisse ou à portée de main. Vous êtes responsables.
Quelques panneaux dont la présence montre qu’il y a eu des précédents nous
informent qu’à trop s’approcher du précipice, il y a risque de chute. Et même
si cette dernière doit être aussi extraordinaire que le paysage qui nous
entoure, il n’y a sans doute pas grand monde pour en parler. Quelques familles
passent aussi, accompagnés de leurs enfants parlant un fort français (argh)
teinté de l’inévitable accent touriste. Ils passent, comme les quelques nuages
qui parsèment le ciel bleu pur, indispensables éléments de ce tableau.
Heureusement qu’ils sont là, pour nous rappeler un peu à la réalité, sans quoi
nous nous serions peut-être perdus dans l’immensité des falaises de Moher. A
présent bien réveillés, nous prenons nos dernières bouchées, nos dernières
tomates gorgées de jus, avant de sangler à nouveau les sacs à dos, et de
repartir. Un chemin serpente au sommet de ces promontoires sombres et suit la
courbe perturbée du littoral. C’est comme une invitation, comme une main
tendue.
Viens, et marchons à la frontière de ces mondes.
Eh ben on arrive,
laisse nous juste le temps de remettre de la crème solaire.
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