Nous n’avons pas finalement passé
plus d’une demi-heure sur ce sentier au sommet des falaises de Moher.
Attention, le lieu est ahurissant de beauté. Il fait beau. Pourtant, après
quelques centaines de mètres, nous nous apercevons que le point de vue n’a pas
vraiment changé. Oh bien entendu, il n’y a pas les mêmes rochers qui se jettent
dans la mer sous nos pieds, ni le même découpage de la côte à l’horizon. Et
cela nous permet également de prendre sous tous les angles cette tour en ruines
au bout du cap, de nous avancer au-dessus du vide… Mais maintenant que nous
avons vu Moher, le paysage est relativement identique à plus d’une heure de
marche de chaque côté.
Difficile décision, quand
même. On sent bien tous les quatre que nous pourrions passer la journée sur ces
chemins. Pourtant le plan est formel, il y en a pour une grosse quinzaine de
kilomètres. Et même si on aurait passé un beau moment, c’eut été aussi faire
une croix sur toutes les autres curiosités qui nous attendent sur la route
aujourd’hui. Et le Connemara, en prime, ce n’est pas la porte à côté. Alors
après avoir poussé jusqu’aux limites (encore une avancée sur la mer. Et puis
encore une), nous rebroussons finalement chemin.
La voiture n’est finalement
pas juste à côté ! D’ici que l’on retrouve le véhicule, nous aurons les jambes
aussi chaudes qu’un jour de randonnée. Et ce ne sont pas les seules parties du
corps qui réclament soulagement. Julie regarde depuis plusieurs minutes d’un
air inquiet tout autour d’elle, mais le sommet de la falaise ne présente pas de
relief, des champs à perte de vue, de petits murets d’un pied de haut et des
chutes sur la mer de plusieurs centaines de mètres… Pas de quoi se cacher les
trente secondes nécessaires pour se soulager, sauf… Bon, elle cherchera
d’autres solutions jusqu’au dernier moment, pour se résoudre à se cacher
derrière un tas de fumier faisant facilement la taille d’une maison de
campagne. Rien de plus approprié finalement qu’un gigantesque tas de m…
Nous roulons sur cette
minuscule route qui nous a permis d’accéder aux falaises, lorsque notre
décision est prise. Cette après-midi, nous allons parcourir la route côtière.
Ca n’a pas l’air d’une grande aventure comme ça, mais je ne sais pas s’il
s’agit seulement d’une route « B » : une simple bande de goudron
cernée de hautes herbes et serpentant à l’infini à côté de la mer, de rochers
gigantesques et de villages pittoresques. Et puis les animaux ne sont pas
absents : même si ici comme ailleurs les panneaux « 100 »
fleurissent, les moutons sont présents et toujours à l’affut dans les virages
sans visibilité.
Avouons-le, la crainte ce
n’est pas vraiment l’animal, c’est le bus. Oui, le bus de touristes, qui a eu
envie d’une approche originale pour venir se garer au visitor’s center de
Moher, celui qui a suivi le trajet le plus direct sur son GPS, ou tout
simplement celui qui a voulu rendre malade les amateurs de virages… Il faut être vigilant, et c’est super. Pas de
risque d’ennui de toute l’après-midi, même si notre moyenne de vitesse ne
frôlera même pas le 50 à l’heure. Parce qu’en plus de gérer parfois des
dénivelés scabreux dans des portions sans visibilité, le paysage est tout
simplement magnifique. Alors on ralentit, on ouvre les fenêtres, on s’imprègne
de l’air marin et de l’ambiance locale. C’est cela ma version toute personnelle
du farniente à l’Irlandaise : une voiture, la bande de goudron qui se perd
dans les rochers du bord de mer, et le ciel qui moutonne vers l’horizon qui
laisse deviner les fameuses îles d’Arran (et non Harengs).
Après une heure de route, il y
a de moins en moins d’arbres et de plus en plus de roches, d’un gris clair
presque bleuté. De véritables champs de cailloux bordent la route, tandis que
des collines de pierre bordent la route vers l’intérieur des terres. Après un,
puis deux croisements, le paysage ne se compose presque plus que de grandes
veines de cette roche dure, au relief torturé. De grosses roches qui ont la
même forme (rides comprises) que des abricots secs sont éparpillées là par une
nature capricieuse. Nous arrivons dans les Burren. L’Irlande est bourrée de
coins géologiquement uniques… Les Burren en font décidément partie. Ce sont une
centaine de kilomètres carrés de roches crevassées, de grandes tables d’un
basalte dur et cassant, de crevasses au sein desquelles les moutons viennent
croquer les moindres brins d’herbe. D’ailleurs, ce doit être l’unique produit
du coin, le mouton. Impossible de cultiver quoi que ce soit ici. C’est
splendide, l’endroit idéal j’imagine pour marcher en talons. D’ailleurs
certaines roches ont l’air si aiguisées que je ne m’y risquerai pas avec les
chaussures de marche : de vrais rasoirs affleurant.
Une fois au cœur de ce royaume
immobile, nous nous arrêtons sur un minuscule parking au bord de la route.
Comme nous, quelques touristes s’émerveillent devant la beauté et l’aridité
subite de ce paysage de pierre. C’est comme si les dragons des légendes étaient
tous venus habiter ici, laissant derrière eux des collines vitrifiées. Je ne
sais pas s’il s’agit de roche volcanique, je sais juste qu’à part la route, la
région entière ne semble être qu’une seule table de roche brisée et écartelée
des millions de fois. L’arrêt est plaisant, car Michel et moi tentons tour à
tour de capturer au Reflex l’ambiance singulière de ce lieu à la fois éteint et
resplendissant. Une brise marine s’est mise à souffler, et de gros nuages
s’étalent à l’horizon, mais ils ne nous concernent pas encore. Nous profitons,
à courir sur ces pierres plates et passer sur ces crevasses étroites,
photographier les chardons qui poussent ici ou faire une perspective avec la
mer.
La suite de la route serpente
dans de sinueux virages qui suivent le bord de mer. On se laisse facilement
bercer entre ces collines faites d’une seule roche brisée et la mer qui
moutonne là, sur notre gauche. Le rythme est clairement vacancier, même si ça
ne m’empêche pas d’accélérer dans les virages. La route s’agrandit peu à peu,
jusqu’à pouvoir accueillir à nouveau les voitures dans les deux sens sans avoir
à réciter deux « Ave Maria » et à voir sa vie défiler devant ses
yeux. Puis ce sont les bus, qui nous signalent que nous sommes revenus à la
civilisation. Quelques villages s’alignent le long du bord de mer, paisibles
cocons de maisons grises qui semblent ne vivre que pour la pêche et le repos,
le bien-vivre et la solitude un peu glacée que dégage la région.
Les arbres refont tout de même
doucement leur apparition. Non pas en forêts, mais en bosquets serrés à l’abri
du vent, en bordure des quelques champs qui s’acharnent à vouloir produire
autre chose que du fourrage. Sur la banquette arrière, c’est la sieste. La
conjugaison de nos journées longues à souhait, du soleil et de la quantité
phénoménale de souvenirs que nous tentons de garder en mémoire. Nous n’en
sommes plus pourtant aux premiers jours, mais cette vaçon de voyager sans s’attarder
fait que tout nous semble exotique, rien n’est à jeter. Jamais nous ne serons
blasés de passer dans les villages de pêcheurs, jamais nous ne manquerons de
dire « tiens il est beau ce pub ». Pas de monotonie, et des paysages…
Je m’égare ? C’est sans doute
que je dors aussi. Avec une route plus fréquentée, c’est aussi le retour de
ceux pour qui la route ne peut se concevoir au-dessus d’un bon vieux 70km/h.
Donc je lutte. Je cherche les éléments de paysage, je regarde mes compteurs,
les rétros, ma femme qui a déjà fermé les yeux… Pour au final ne plus vraiment
tenir non plus. Il faut faire une petite pause supplémentaire. C’est le trou de
quatre heures, l’heure de boire et de faire une petite césure dans cette
conduite exigeante. Alors quoi ? Vous pensiez que j’allais juste m’arrêter
comme ça, en bord de route ? C’est mal me connaître. Et la région aussi.
Toujours un château en embuscade. Au prochain panneau donc, je m’arrête, sans
même avoir jeté un œil aux fortifications qui s’élèvent à deux cent mètres de
là. Le parking est large, et je m’arrête dans un mouvement réflexe, avant de
m’endormir, les clefs en main.
Dix minutes de « power nap ».
Pas vraiment le temps de s’endormir profondément, mais suffisamment tout de
même pour que mes muscles se détendent, que mon esprit puisse concevoir autre
chose qu’une route qui zigzague en tentant de maintenir la ligne blanche à ma
droite. Les autres en profitent pour tenter de faire les potaches.
Malheureusement pour Marie, j’ouvre les yeux au moment précis où elle tente
d’exécuter son forfait (dont je ne connaitrai jamais la substance). Elle a
l’air coupable, rit nerveusement, s’excuse puis retourne à l’extérieur. Il est
temps d’aller le voir, ce fameux nouveau château.
Dunguaire Castle. C’est ce que
dit le panneau. Avec les yeux toujours un peu embrumés par la fatigue, il s’agit
là d’une splendide apparition. Posé sur une presqu’île au fond d’un bras de mer
calme qui mène presque jusqu’à Galway, le Dunguaire Castle dégage une
impression de puissance calme, embrassant de son unique donjon toute cette
région de lochs et de petites collines boisées. Et puis, on ne peut pas dire qu’ici,
on croule sous les assauts des touristes. A part un couple en train de partir
par la porte principale, il n’y a absolument personne. Dommage, nous n’apprendrons
que plus tard qu’ici, la vie se révèle en soirée : tout l’été, des repas
médiévaux sont servis en costume, en grande ambiance et des spectacles de
théâtre sont joués durant la soirée. Voilà, ça c’est pour vous dire ce qu’on a
raté.
Ce qu’on a vu, nous, c’est une
perle médiévale, qui monte la garde depuis des centaines d’années devant un
petit village illuminé, dont nous prendrons le temps de faire le tour en s’imprégnant
bien de la beauté immuable du lieu.
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