Pas facile de sortir du lit,
au Connemara. Le ciel est voilé ce matin, et j’avoue qu’on aurait bien profité
d’une grasse matinée. Même si on l’aurait regretté ensuite, évidemment. Il y a
tant à faire dans ce pays, que rester réfléchir à nos bières de la veille ne
serait pas très productif. Et puis il faut éliminer le gras. Ou en reprendre,
c’est au choix. C’est donc pour cela qu’après mure réflexion à notre table au
rez-de-chaussée, je prendrai le petit déjeuner à base d’œuf frit, de saumon fumé
et de toasts grillés. Oui. Le saumon, à huit heures, rien de moins. Le
burlesque de la situation ne me frappe qu’un peu plus tard, lorsque je réalise
que mon corps risque d’apprécier moyen le poisson gras aussi tôt dans la
journée. Et le café avec, et la tartine de confiture en dessert ? Je vais
finir par bannir définitivement les mots comme « raisonnable » et
« diététique » de mon vocabulaire de vacances. Extraordinaire tout de
même cette capacité à se baser uniquement sur le gout pour tout avaler à une
heure pareille.
D’ailleurs, pas besoin de se
forcer. Le saumon est à proprement parler excellent, avec quatre belles
tranches épaisses, luisantes. Si ça se trouve, le poisson en question a été
pêché à deux cent mètres de là, c’est peut-être ce qui rajoute encore au goût.
Mes camarades ont choisi des options plus classiques, œufs sur toasts pour
Julie et Michel, grande salade de fruits pour Marie, qui va reporter son
attention sur la confiture. Nous avons également ce matin une longue discussion
sur les aliments interdits en cas de grossesse, liste exhaustive qui regroupe,
n’allons pas nous mentir, à peu près tout ce qui est bon (sauf les huitres, ça
ne m’aurait pas manqué).
Reste la question fondamentale
de savoir ce que nous allons faire aujourd’hui. Nous prenons le joker avec la
participation attendue des deux femmes propriétaires de notre B&B. On a
beau les surprendre en pleine vaisselle, elles mettent tout en plan pour nous
aider. La plus vieille d’entre elles, qui nous a pris hier pour les images du
Saint-Esprit, revient nous voir avec un livre (qui ne doit plus être édité
depuis les années 80) listant les quinze plus belles « randonnées »
du coin. Oui, remarquez les guillemets, ils sont importants. Nous avons toute
la journée devant nous, alors naturellement on est à la recherche de quelque
chose qui en jette, l’ascension de la plus haute montagne du coin, un tour de
vingt bornes avec des falaises à pic, des cascades… Mais rien de ce qui se
trouve dans ce petit bouquin ne nous parle vraiment. Les promenades font pour
la plupart trois à quatre kilomètres, sont sur des petites routes et, pour la
grand majorité d’entre elles, sont situées au bord de mer (quand même, avec
d’aussi jolies montagnes, c’est criminel). Nous resterons longtemps dubitatifs.
Mais pour nous aider, Sardou n’est jamais loin. Aussi, dans un souci de respect
de la chanson (sans doute), Michel souhaite une randonnée le long d’un lac du
Connemara. Je veux un peu de montagne, Julie des moutons et Marie un chemin qui
fasse précisément moins de 20 bornes, rapport à son état.
Nous fixons finalement notre
choix sur le chemin numéro six. Un chemin pas trop éloigné de la route
principale de la région, censé s’enfoncer dans un massif entourant un beau lac,
dont nous pourrons faire le tour. L’échelle est clairement mal représentée dans
le bouquin (impossible pourtant que la géologie du coin ait tellement changé,
ils devaient juste être un peu nuls en dessin). Il faudra trouver le chemin,
voilà tout ! Guillerets, nous montons nous changer à l’étage, et sortons
quelques minutes plus tard charger la voiture et profiter de l’unique supérette
ouverte de Roundstone, qui se trouve être aussi l’unique supérette de
Roundstone. Nous, du moment où nous pouvons trouver du pain vaguement
tartinable, quelques tranches de jambon local par personnes avec des tranches
de fromage, nous avons notre bonheur. Nous complétons avec des pommes et des
bananes, nos seuls légumes (de la semaine).
Fronde sociale à la caisse, je
décide d’acheter un cake aux fruits confits, ce qui fait tiquer nos amis et ne
réjouit pas Julie plus que cela. Tant pis, je l’achèterai tout seul, et puis je
le mangerai tout seul aussi, ça leur fera les pieds. Un petit coup d’œil nous
apprend qu’à cette heure, le pub est fermé, nous ferons donc notre première
tournée après notre retour. Le village est encore comme endormi lorsque nous
partons. Il n’y a pas un son, pas un brin de vent. Même la mer est
particulièrement calme et silencieuse. Pas un hasard alors que nous soyons les
seuls sur la route, même les moutons ne se pressent pas pour sauter sous mes
roues comme à leur habitude, c’est vraiment étrange. Le premier véritable
obstacle de la journée vient de la description on ne peut plus succincte du
début de chemin sur ce que nous appellerons le « livre de rando ». Il
y a bien une carte, et une phrase de début (entre le lac machin et
l’intersection bidule, prenez à votre gauche), mais il va falloir salement se
concentrer pour arriver à quelque chose.
Avec l’aide du GPS, nous avons
plusieurs candidats potentiels pour le chemin numéro six. Arrivés devant le
premier par contre, ça ne correspond pas au Livre de rando, donc ce doit être
plus loin, après le prochain hameau. Dans ce dernier, fausse alerte lorsque
nous nous garons à côté de l’église : on pense à tort qu’il y a un chemin
qui part derrière, mais en fait non. Soyons clairs, on ne sait pas trop ou l’on
va. Alors on continue sur cinq kilomètres supplémentaires, jusqu’à ce que la
route fasse de grands lacets. Virages qui ne sont évidemment pas représentés
dans le bouquin : on doit avoir continué trop loin : demi-tour. Quand
on en est à se dire qu’on va abandonner si on ne trouve pas au prochain
passage, nous découvrons une minuscule bande goudronnée qui s’éloigne dans la
lande. Bingo ! Je roule deux cent mètres et, juste à côté d’un talus, je
trouve de quoi me garer sur un grand bas-côté de gravier. Oui parce que ici, ce
n’est pas le bon endroit pour le camping sauvage. Avec un sol en tourbe, j’ai
l’impression qu’on pourrait s’enfoncer jusqu’à la taille rien qu’à deux mètres
de la route.
Ce n’est qu’une fois les
chaussures au pied et après une bonne centaine de mètres marchée d’un bon pas
que nous réalisons à quel point les montagnes sont loin. Le lac ? N’en
parlons pas, on ne le voit même pas, il doit être derrière la prochaine forêt
de sapins. Evidemment, ces imbéciles du livre de Rando ont du se planter dans
les distances et proportions : à présent que nous sommes dessus, le tour a
l’air proprement gigantesque. Mais je vous rappelle que nous sommes
invincibles, que marcher ne nous fait pas peur, et que nous sommes au milieu de
rien, oh pardon, du Connemara. Autour de nous, même si on est dans une
grisaille matinale, ça envoie du lourd niveau paysage. Le jaune-brun de la
végétation de tourbe fait contraste au vert profond des bosquets de sapins
éparpillés ça et là, parfois jusqu’aux pieds de ces petites montagnes, qui
présentent souvent un versant doux et recouvert de buissons, et un autre
pierreux, boursouflé de cette roche grise et immuable. Une vraie carte postale…
Ne manque que le lac, n’est-ce pas !
Pour maintenir notre
attention, les attractions ne manquent pas. Des vaches broutent à cinq cent
mètres de la voiture, et même si elles pataugent un peu dans la boue, nous
sommes vite intéressés (surtout Michel, qui y voit sans doute ses prochains
burgers Irlandais). Surtout par certaines d’entre elles qui ne ressemblent pas
aux françaises typiques : de grandes et belles bêtes d’une robe noire
profonde et uniforme (de véritables canapés en devenir). Unanimement, nous
décidons d’appeler cette race la Guinness, pour des raisons que je n’ai sans
doute pas besoin d’énumérer. Un peu plus loin, c’est le tour des moutons.
D’abord derrière un enclos, juste avant un petit repli de terrain. Cela donne
un drôle d’effet de perspective, puisqu’entendant nos pas, plusieurs animaux
lèvent la tête : on a l’impression pour certains qu’ils n’ont pas de
pattes, ou que leur tête surgit du sol. Un petit peu plus loin nous avons
l’occasion de jouer au berger, puisque les moutons suivants sont sur le bord de
la route.
N’étant pas biologiste, je ne
peux pas vraiment dire si scientifiquement le mouton est un animal très
intelligent pour sa catégorie. De mes expériences par contre, cet animal est
proche de la débilité la plus absolue (juste derrière certains politiciens). Pour
les cas du jour, la moitié des moutons aura décidé d’un commun accord (bêêêêê)
que nous sommes à craindre mais pas trop, justifiant une fuite sans fin devant
nous sur cette route ou nous marchons. L’autre moitié, voulant sans doute
affirmer une mainmise sur cette partie de la région (cela fait peut-être
longtemps que leur territoire n’a pas été disputé), fait face en bêlant une
attitude vindicative. Je ne sais pas vous, mais un bélier qui charge, ça ne
m’intéressait pas outre mesure. Donc on ne les a pas quitté des yeux, allant
jusqu’à crier et gesticuler pour leur faire peur. Ceux-là nous ont suivi
longtemps aussi. Je vous laisse imaginer le burlesque sur un bon kilomètres de
large, entre les fuyards qui beuglaient notre arrivée, et les moutons hardis
qui nous poursuivaient, on faisait un drôle de convoi.
On a su qu’on ne pourrait pas
faire la totalité lorsque nous sommes arrivés à la première intersection. Cette
partie du plan, qui représentait une fraction du dessin (pourri) du livre de
rando, nous avait pris 45 minutes d’un bon pas, une bonne louchée de nos
volontés, et pire encore, ne nous avait donné aucun lac. Alors, quoi faire d’autre ?
Nous continuons encore un peu, histoire de voir si on ne peut pas déboucher sur
la berge à l’improviste (peut-être est-ce le Lough Caché ? Il y a bien le
Lough Maskey)… Dix minutes plus tard, nous sommes dépassés en trombe par le
paysan du coin, qui nous regarde du même air suspicieux que ses béliers, avant
d’arriver à une autre intersection. La bande goudronnée nous laisse l’occasion
de nous engager sur un petit chemin de randonnée, qui monte se perdre entre
deux des montagnes locales.
Nous décidons de monter y faire un tour, ne
serait-ce que parce que (et comme dirait Obélix) « il doit y avoir une
belle vue, de là-haut ». Sauf que le chemin passe entre deux grilles de
fer forgé, usées par les ans. La rouille a depuis longtemps remplacé la
peinture, et les gonds sont de travers. C’est une porte qui ne protège rien, un
passage dans un océan de nature, une entrée sur un royaume vide. Et au milieu
de ce tableau, ciel sombre chargé de pluie, végétation cramée et sapins
austères, une seule inscription en lettres de fer, sur cette grille menaçante.
Comme une incantation, comme un mot interdit, un portail surnaturel…
« M.A.M.E.A.N »
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