L’homme se tenait légèrement
de travers sur son tabouret de bar, le corps appuyé sur son coude. Ses doigts
jouaient avec le pied de son verre à bière,
au sein duquel les restes de mousse dessinaient une dentelle tout en
glissant vers le fond, vide à présent. Il tapotait impatiemment, j’ai pensé.
J’allais bientôt devoir entrer en scène,
et je n’en menais pas large. On a beau se dire qu’il est impossible d’échouer,
pour moi c’était important, il y avait un enjeu. Je le regardais à nouveau, et
je le vis s’ébrouer dans son manteau. Etonnant qu’il ne l’ait pas enlevé,
d’ailleurs. Il faisait chaud, au comptoir. A une petite dizaine de mètres de la
porte battante, on ne ressentait plus l’hiver, séparé de lui par plusieurs
tables basses entourées de fauteuils profonds. Oh bien sûr, à bien y regarder,
on voyait que le parquet n’était pas frais, ni d’ailleurs le velours d’un bleu
douteux qui recouvrait les sièges, mais tout de même, l’endroit invitait à la
détente.
Il y avait un fond musical plutôt ténu pour ce genre d’établissement.
Ils passaient un vieux rock, dont j’avais essayé quelques secondes de me
rappeler l’auteur, sans essayer plus longtemps : je ne retiens jamais les
noms. Enfin, ça dépend des occasions bien entendu. Miguel, lui, j’avais
studieusement étudié tout son dossier, et j’aurais pu le reconnaître de loin.
Même s’il n’avait rien de spécialement remarquable, cet homme-là. Petit, engoncé dans sa veste verte élimée, il
mettait un pantalon un peu trop grand et portait des chaussures fatiguées. Il ne
se tenait pas droit non plus, mais il avait quelque chose de fier dans le
regard. Le type espagnol, peut-être. Pour ce que j’y connais. Voilà, c’était
l’heure.
« - Mais qu’est-ce qu’il
faut faire pour être resservi, ici ? Je vais quand même pas me mettre à
beugler, si ? Miguel Sanguerra avait pris un ton impérieux, une
grosse voix qui dénotait un peu avec son apparence, mais qui finalement lui
allait assez bien. Voilà pourquoi tout le monde le respectait, sur le chantier.
J’étais déjà assis sur le tabouret d’à côté, mais je décidais de me rapprocher
encore pour lui parler.
« - Ils ne peuvent pas
vous entendre, en fait, ce n’est pas vraiment leur faute.
- Ah ouais ? Ils sont
tous subitement devenus sourds ? Je parle pas assez fort ? Il s’était
tourné vers moi et me regardait, les yeux un peu vitreux de celui qui a déjà
quelques bières d’avance. Est-ce que ça influerait ? J’espérais que non,
même si je ne m’étais jamais posé la question, et c’était quand même idiot, je
me disais.
- Non, non ce n’est pas du
tout ça. »
J’ai voulu lui dire, vous savez, mais au moment de passer à
l’acte, je veux bien l’avouer, c’est terriblement moins facile qu’on le pense.
Déjà parce qu’à force de répéter ce moment en boucle, quand vient l’instant
fatidique, les mots ne s’alignent pas dans le bon ordre. Du coup, je n’ai rien
osé faire, j’ai regardé ses chaussures et fait une fixation sur son lacet
gauche, qui était presque défait.
« -Vous êtes ici depuis
longtemps ? Je vous ai pas vu arriver. » Il m’a dit ça d’un air
détaché mais impatient. Le patron était toujours à l’autre bout du bar, et il
comptait sans doute lui dire deux mots quand il repasserait devant nous.
« - Oh j’étais là, mais
vous ne pouviez pas me voir. » Sur le coup, c’est sorti tout seul, cette
phrase, mais c’était le déclencheur : soit je lui expliquais tout, soit il
me prenait pour un idiot fini et la soirée allait être très très longue. Je ne
voulais pas me rater, alors j’ai dit « D’ailleurs, il n’y a que vous qui
puissiez me voir », ce qui lui a fait l’exact inverse de l’effet
recherché. Il a penché la tête, m’a regardé en coin et a remonté ses pommettes
comme s’il se retenait de rire, avant de pencher la bouche et de me lâcher
un : « Pour sûr, mon gars ».
Pour un peu, je me serais
énervé. Il en faut, pour que je perde mon sang-froid, mais là j’étais bien plus
stressé qu’à mon habitude, et rien ne se passait comme j’avais pu l’espérer. Et
puis, j’ai regardé un peu la situation en prenant du recul. Miguel, qui ne
comprenait rien des évènements, tentait encore de se faire remarquer du barmen,
tandis qu’il commençait à s’apercevoir que quelque chose clochait sérieusement
avec son corps. Ca m’a rendu toute ma contenance.
« Excusez-moi, j’aurais
du commencer par me présenter. Je m’appelle Yann, et j’ai été envoyé ici pour
vous… (ça ne voulait toujours pas sortir, c’est dingue à la fin !)
Accompagner.
- M’accompagner… Moi ?
- Oui. Oui, parce que vous…
Vous êtes mort, là. » Voilà, je l’avais dit, j’étais soulagé, je pouvais
me détendre, enfin ! Miguel nageait toujours en pleine incompréhension, en
se demandant s’il n’avait pas finalement bu la bière de trop. Allons, il était
plus que temps de couper court aux spéculations et de rentrer dans la
procédure.
« Vous ne me croyez pas ?
- Ha m’enfin ! Bien sur
que non !
- Essayez de lever le bras
gauche. » A sa décharge, il a presque réussi. J’aurais eu l’air tellement
bête si son corps avait réussi à bouger plus que le petit doigt. Heureusement,
il n’en était rien, la séparation de l’âme était absolument comme dans les
manuels. Estomaqué, ayant instinctivement reculé de plusieurs pas, son âme (qui
avait, tout comme moi, forme humaine) regardait son corps avec attention.
Toujours appuyé sur son coude dans sa dernière position sur le comptoir, sa
tête s’était affalée… Mais pas plus qu’un client avec une bonne cuite.
« - Merde, je suis mort,
c’est vraiment ça.
- Oui je sais, ça fait vraiment bizarre.
- Mais alors vous… Vous êtes
un ange ? » Là, j’étais plié en quatre. Je me suis toujours trouvé un
petit air beau garçon, mais un ange… Un ange, enfin ! Il m’aura bien fait
rire, le Miguel. Bon et puis, mon costume était impeccable. Noir. J’aurais bien
voulu en avoir un pareil de mon vivant. Une bonne marque, confortable et pas
trop court. Mais bon, pas le moment de rêvasser, j’avais un job.
« Non, je ne suis pas un
ange. Je vous l’ai dit, je m’appelle Yann. Je suis venu m’occuper de vous, vous
emmener, faire le bilan. Je bosse pour la mort, et vous êtes mon tout premier
client. »
Pas facile, mais je pensais que je m’en tirais pas si mal.
Il me plait bien ce texte là :)
RépondreSupprimerUne suite ? Je n'arrive pas à imaginer où tu voudras nous emmener. Mais si tu dis qu'il y en aura une, ça me donne très envie de me mettre en mode "fausse-patience/vraie-impatience-cachée"
Alors ? Suite or not suite ?
Hihihi effectivement un peu comme dans "dead like me" mais différent tout de même! J'aime bien l'idée du mec qui ne s’aperçoit pas qu'il est mort.
RépondreSupprimerAprès ça pourrait mériter une suite, pour en savoir un peu plus sur Yann par exemple. Comment est-il devenu un agent de la Mort?
(je mettrais d'ailleurs un "M" à ton "je bosse pour la mort")
Ca ne vous plaira ptête pas mais moi j'ai une véritable impression de déjà vu. Il y a 3 Marc Levy qui traitent de ce sujet et 2 Guillaume Musso. On ne peut pas t'accuser de plagiat (par contre entre eux deux c'est autre chose) car tu ne les as sans doute jamais lu, mais une chose est sûre c'est que le sujet est récurrent : le type est mort et un mec envoyé d'on ne sait où vient pour lui annoncer, s'en suit une série d'aventures plus folles et tirées par les cheveux les unes que les autres.
RépondreSupprimerBref, tout dépend de la manière dont tu traites ton sujet, mais si tu souhaites continuer (ce que j'espère car j'adore le style !) il faudra que tu te plonges dans ces bouquins (je peux être ton fournisseur officiel ^^). Tu peux déjà commencer par le très bon film : "et après" tiré d'un des romans de Musso.
Ah oui, au fait, j'oubliais : "Ils passaient un vieux rock, dont j’avais essayé quelques secondes de me rappeler l’auteur, sans essayer plus longtemps". Il faut que tu enlèves un "essayer", ça fait beaucoup trop d'essais dans la phrase je trouve ^^
Bon bah, c'était ma critique du matin. Chagrin ?
Haha plusieurs réactions sur ce texte que j'avais en tête depuis quelques jours. Bon, dans l'ordre:
RépondreSupprimer@Michel: Pour le moment, concernant les textes à suite, j'essaie de ne pas en avoir une dizaine en gestation, mais plutôt un, avec d'autres que je classerais "intéressants mais pas forcément pour de gros projets" comme celui-ci. S'il y a suite, elle sera courte.
@Clemence: Oui pour Mort, et Dead Like me, c'est moi qui te l'ait un peu soufflé :)
@Bené: Que ça nous plaise ou non, c'est ton opinion donc ce n'est pas la guerre! Je ne savais pas (et tu t'en es justement douté) que les Levi et autres Musso exploitaient le sujet. Ca ne m'étonne pas plus que ça, parce que l'après-mort reste un sujet vachement intéressant sur lequel on peut tout faire sans que ce soit classé dans de la fiction. Je ne pense pas continuer sur des chapitres et des chapitres (au contraire du dernier vol). Pas de chagrin!
Je vois que tout le monde a pourtant oublié ma vraie source d'inspi pour ce texte, même si elle différente dans sa forme: Werber, ses thanatonautes et ses anges.
T'inquiète ! Perso, j'ai pas oublié Werber (d'autant plus que c'est toi qui écrit et je sais l'intérêt que tu porte/portais à cet auteur)... Mais sa tendance au fil de ses livres de s'enliser dans ses histoires et de faire des rappels de rappels, ça donne une sorte de code spaghetti. Et le code spaghetti, c'est le MAL !
RépondreSupprimerJ'aime bien les formats courts (nouvelles), ça permet d'amener les actions et les découvertes rapidement, sans se perdre dans de l'inutile et du futile.
Ça permet aussi des fins inattendues ;)
Sinon, par rapport au commentaire de Bénédicte: je n'ai jamais lu de Levy ou de Musso, donc c'est un thème qui à mes yeux n'est pas encore surexploité :)