Il faut préciser tout de suite
que le musée Guinness n’a pas l’air de grand-chose à son entrée. C’est discret,
presque une porte arrière dans un gigantesque bâtiment d’usine. On ne se doute
de rien, et l’atmosphère qui est très sombre laisse un peu craindre le pire.
Nous nous rassurons sur notre horaire d’arrivée, parce qu’il est à peu près 17
heures 30 lorsque nous entrons, et que c’est ouvert jusqu’à 20 heures. Et il
n’y a pas grand monde à l’intérieur, comme en témoignent les innombrables
chicanes devant les guichets, imitant les attractions des manèges phares d’une
fête foraine. Julie repère opportunément une machine qui fait office de
billetterie automatique, aussi nous pourrons passer devant la petite dizaine de
familles qui patientent. On y rentre si vite, dans ce musée, que nous avons un
doute : est-ce qu’on a acheté des tickets valides ? On nous rassure,
on nous fait de grands sourires, on nous montre l’atrium : c’est par là
que ça se passe.
Au rez-de-chaussée de cette
immense structure, c’est comme un hub sur les différentes parties de musée.
C’est vivant, animé par une dizaine d’escalators, d’ascenseurs de verre et
d’escaliers qui se croisent dans un énorme puits de lumière central. Les fameux
renforts de métal façon « Tour Eiffel » peints en bleu clair s’y
entrecroisent, dans toutes les directions, renforçant ce sentiment d’être de
tout petits visiteurs dans une grande fourmilière. Stratégiquement placé, le
magasin du musée nous ouvre ses portes à notre gauche (sans doute pour ceux qui
face à la beauté intrinsèque du lieu manqueraient de repères). Fort
heureusement, nous avons déjà investi dans les souvenirs griffés de la marque,
et nous résisterons bravement. A main droite, c’est l’accueil et les
innombrables audioguides et autres livres illustrés, applications smartphone et
autres gadgets pour émailler la visite.
Nous décidons de nous en passer même
s’ils sont distribués gratuitement : on a l’impression qu’il y a
suffisamment à voir pour se partager le support audio entre nous
(principalement des « ouah » et des « t’as vu ? »).
Après une pause sous un grand panneau au logo de la marque pour une photo de
groupe (mais évidemment, dans le coin le plus sombre de tout le musée…), nous
démarrons la visite à proprement parler.
Et là, il faut réviser notre
jugement sur ce que peut représenter une visite. Ce n’est pas une exposition,
ce n’est pas une animation, c’est véritablement… Une expérience, dans laquelle
nous entrons. Nous passons d’abord sous une cuve de bois. Attention, pas la
cuve de chez mémé, pas le tonneau du Saint-Bernard. Non, la cuve : 6-7
mètres de haut, quatre de diamètre. Une sacré cuve, quoi. Immédiatement, on est
assaillis par les odeurs. D’orge d’abord, puisqu’il y en a toute une piscine
lorsqu’on rentre. Il y a des explications, des citations, des rangées de
chiffres un peu partout sur les murs carrelés de cette énorme pièce de
l’ancienne usine. Et l’orge, l’ingrédient principal, au centre. On peut le
toucher, le sentir (le manger aussi, mais c’est malsain, non ?). Du bel
orge irlandais. Au mur plus loin, ce sont les pieds de houblon qui grimpent à
toucher le plafond, entre d’anciennes canalisations. Tout est travaillé, les
couleurs, les mots, les lumières tamisées, jusqu’aux LED sur le sol qui nous
guident.
L’oreille aussi, car c’est une
chute d’eau qui produit l’animation quelque pas plus loin dans cette grande
salle. Encore une fois, pas une rigole, pas une flaque avec un déversoir. Non
non, eux ils avaient la place pour mettre une cascade de 4m de large, donc ils
ne se sont pas gênés. Différentes lumières sont diffusées dans la chute d’eau,
qui donnent une atmosphère calme et presque bucolique à ce qui aurait pu (pour
peu que la mise en scène eut été différente) être un véritable décor de film
d’horreur. A la place de quoi nous n’avons plus les mots pour remplacer les « génial »
et « awesome » qui nous viennent à la bouche. Dernier ingrédient de
taille, les levures, sont exposées dans une sorte de coffre-fort/frigidaire
antique.
Maintenant que nous avons les
bases pour comprendre l’essence même de la Guinness, il faut s’intéresser à
ceux qui l’ont conçue, travaillée, packagée, vendue, distribuée. Nous entrons
dans une petite salle, réalisée comme une petite galerie d’art : aux murs
sont présents les portraits des personnages importants de l’histoire de la
bière (à commencer par Arthur Mc Guinness, que je ne présenterai pas…). A
priori ce n’est pas passionnant, mais en fait, on est dans la quatrième
dimension, c’est carrément Harry Potter ici. Les portraits sont en fait des
écrans, et des capteurs habilement dissimulés au plafond détectent le visiteur…
Ainsi donc ces personnages nous parlent, nous interpellent, nous expliquent
leur vision de la bière. Naturellement, cela créé un peu un brouhaha, et comme
ce sont des vidéos (on n’est pas encore tout à fait dans la science-fiction) en
Irlandais (l’accent est perceptible), c’est pour nous un peu difficile de
s’accrocher aux dialogues. Mais quand même fascinant. Julie tombe sous le
charme d’Arthur, et vu la qualité de l’animation, je me demande si elle ne va
pas se présenter et lui filer un rencard (l’heureux homme me ressemble
beaucoup, mais en plus riche). Quand on sait que le mec a eu l’intelligence de
demander un bail de 7000 ans pour son usine (oui, oui, 7000), j’ai sans doute
raison de presser ma femme pour accéder à la salle suivante.
Marie est pour sa part
heureuse de continuer : pas facile de s’accrocher aux portraits parlants
quand on est fatigué, et que l’anglais n’est pas la spécialité. Et puis voilà,
à côté on nous explique comment on fabrique la bière machines à l’appui, c’est
l’étape du « brewing ». Je ne sais pas trop comment ils se sont
débrouillés pour que ça sente vraiment la bière ici, peut-être l’odeur est-elle
incrustée dans les antiques cuves chauffées par les projecteurs, toujours
est-il que c’est une odeur puissante, acre et doucereuse à la fois qui nous
assaille. Les estomacs gargouillent, les glandes surrénales sécrètent : il
va nous falloir une bière, bientôt. Nous passons au-dessus de la cuve
magistrale du début de la visite, avant de passer à côté d’autres conteneurs de
cuivre, de bois et de métal ancien. Le processus nous est clairement dévoilé.
Macération, broyage, chauffe sous pression. Et si les fameux ingrédients font
défaut (c’est un musée, pas une visite d’usine) c’est parce qu’ils sont
remplacés par des projections, des vidéos, des écrans qui, placés dans les
cuves ou à côté des machines, expliquent les processus de façon claire et
précise.
En plus d’être réalisées par
et avec les dirigeants actuels de Guinness (voir le PDG vous expliquer la fermentation,
je ne sais pas qui a trouvé le concept, mais j’adhère), c’est suffisamment
imagé pour que même des benêts comme nous (bon… 20 ans d’études à nous quatre,
quand même) puissent comprendre pourquoi cette bière ce n’est pas qu’une
question de chimie, mais aussi de tradition, d’Irlandais, d’amour, d’eau
fraiche (et de licornes sur les arcs en ciel). Et ils ont vraiment tout pigé,
les concepteurs de cette visite. Maintenant qu’on t’a expliqué ce qu’on met
dans une bière, comment on fait une bière, pourquoi on fait une bière, comment
sent notre bière, il ne reste plus qu’une seule étape. Eh oui, voilà, c’est
l’heure d’y gouter.
Tout a été fait pour que,
mentalement, le corps s’y soit préparé. Pour que, au milieu de ces gigantesques
ensembles de production, de ces centaines de kilomètres de tuyaux, de milliers
de tonnes de ferraille rivetée, notre esprit soit focalisé sur un simple verre
de bière. Et elle n’est pas dans sa forme finale, voyez-vous, puisqu’elle n’a
pas été packagée, mise sous pression ni rien. Non, c’est la Guinness sous sa
forme pure, enfantine, non modelée, sans marketing. Ah, tout un poème en fait,
de ce breuvage sombre à la mousse épaisse.
Profitant opportunément que
Marie est enceinte, Michel et moi se partageons sa ration (chacun obtient un
tiers de pinte, jaugé à l’œil…). Et puis il faut bien dire que la serveuse,
dans ce comptoir improvisé façon « fin de chaine de production »
n’est pas très regardante sur qui prend quoi. Puisque les murs sont emplis de
ces encouragements à gouter, expérimenter, savourer… Autant en reprendre,
non ? Cette petite salle nous fait déboucher après un dernier détour dans
le grand atrium central, un étage et demi plus haut que le début de la visite.
On comprend mieux le réseau d’ascenseurs et d’escaliers roulants : chaque
étage mène au-dessus et en-dessous... Et il y a six étages, comme l’indique le
plan. Et sur le plan, quelque chose nous interpelle, quelque chose qui va nous
faire courir jusqu’à ce fameux puits de lumière et nous laisser un sourire aux
lèvres devant l’ingéniosité. Car cet espace, en fait sur six étages, est en
forme de pinte. Une gigantesque pinte, dont l’entrée du musée est la base et la
mousse un bar panoramique qui fait le clou de la visite.
Tout est dit : il doit y
avoir bien peu de musées au monde capable de s’aligner avec un atrium-pinte de
quarante mètres de haut (on le verra beaucoup plus tard, les Irlandais ont
encore des surprises en matière de visites impressionnantes…). Passé le cœur de
métier de Guinness qu’est la production du breuvage, les autres étages
s’alignent comme de petites expositions, souvent très interactives, sur tous
les aspects de la marque.
Déjà, il y a l’atelier des
tonneaux, qui ne brille pas par sa modestie (en témoigne les véritables
pyramides de barils qui montent jusqu’au deuxième étage). On y voit les outils,
les cerclages, les chiffres parfois hallucinants des productions de Guinness à
travers les âges. Comme il faut bien les acheminer, ces tonneaux, on passe
ensuite à toute une partie dédié au transport, par camion, bateau, container…
Même si ce n’est pas aussi intéressant que de tenir en main les ingrédients
magiques, ça reste très bien fait et particulièrement bien agencé. L’art n’est
pas laissé de côté, comme nous le prouve une sculpture en bois massif d’un
tronc de deux bons mètres de diamètre, taillé en forme de pinte, et sur lequel
est gravé toute une délicate série de reliefs évoquant la marque.
Au second étage, il est
question de publicité. Après le visionnage des légendaires affiches de la
marque… Les gars étaient assez imbibés le jour où ils ont choisi le toucan
comme emblème, non ? Non ? Eh bien dites-vous qu’avant, c’était le
phoque. Oui, oui, un phoque jouant avec un ballon. On est d’accord, ça évoque
autant la boisson qu’un vol groupé de toucans, mais voilà, c’est du marketing
on ne va pas toujours chercher à comprendre. Niveau slogan, on ne va pas dire
qu’ils sont allés chercher trop loin non plus (lovely day for a Guinness… Voilà
quoi) mais finalement ce n’est qu’un prétexte, la pub : c’est la bière qui
a fait la marque ici, et pas l’inverse. Grâce à un ingénieux montage en
perspective, il nous sera même possible de poser « dans » une
publicité en affiche. On se sent comme des gosses le jour de Noël, nous, faut
bien se l’imaginer.
De même, il faut comprendre
toutes les variétés de Guinness disponibles. Car ce n’est pas pareil en
cannette simple, en boisson refroidie ou bien à la pression (le
« Draught » qui fait tout). Malgré les jambes qui commencent à tirer
(on en fait, des kilomètres), nous montons à travers les publicités, les
histoires, les étages. Des réseaux sociaux, en passant par les promotions des
années 60 : tout est montré. Même, avant un escalator, la grande harpe
(autre symbole de la marque, mais liée à l’histoire Irlandaise) est montrée,
dans un grand caisson de verre. Gadget ultime, passer la main devant les cordes
produira le son de l’instrument grâce à des faisceaux infrarouges. Quand on
vous dit que la technologie va changer le monde…
Arrive alors un étage auquel
nous voyons plus de monde qu’au cours des espaces précédents. Distraitement,
nous suivons les autres visiteurs, qui nous mènent jusqu’au… comment expliquer
cela ?
Jusqu’au rêve que nous
n’avions jamais eu.
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