Comme souvent, pour éviter la
panique, il est bon de se poser pour réfléchir. Tel sera le prétexte officiel
de notre premier arrêt dans une auberge en bord d’autoroute. La raison
officieuse bien entendu, repose en large partie sur nos vessies saturées de
café. Là où l’anecdote devient marrante, cela tient au lieu de notre arrêt. En
effet, lorsque sur la quatre voies, on vous indique des sanitaires, on est en
droit de s’attendre à une aire d’autoroute… Sauf que nous arrivons en face
d’une véritable pension, avec un ou deux bus garés impeccablement devant, et
pas grand monde autrement. Nous hésitons un peu avant de rentrer…
Parce que
oui, impossible d’aller jusqu’aux toilettes discrètement, il faut traverser un
couloir que longe une baie vitrée donnant sur la salle à manger, absolument
pleine à craquer. Confrontés à nos vessies, nous perdrons vite la face, aussi
nous allons passer devant ces cent-cinquante personnes (majoritairement âgées)
dont un certain nombre vont lever les yeux et tiquer devant ces touristes qui
ne consomment pas mais filent en douce…
De toute façon, il est bien
trop tard pour nous arrêter. Soulagés, nous remonterons le couloir le sourire
aux lèvres, pour aller discuter de notre trajet sur le parking. Le soleil est
maintenant franchement de sortie, c’est vraiment agréable. Bon, nous avons un problème de Cashel, à
l’évidence. Mais a force de feuilleter le routard et le plan de Julie, on en
vient à trouver que celui que l’on recherche se trouve dans le Tipperary, et il
n’y a qu’un seul Cashel dans ce comté –là. Il y en a un également à côté d’une
agglomération dans le même coin, mais nous estimons (presque au vote) que ce
n’est qu’un piège à touristes, et que d’ailleurs le bureau de tabac du coin
doit bien rigoler à voir les gens chercher un château.
Puisque notre décision est
prise, il n’y a plus qu’à rouler ! Si la campagne irlandaise n’est pas
fascinante (des collines, des champs, ça rappelle un peu la Saône et Loire…),
il y a régulièrement des éléments pour égayer le paysage : telle vieille
tour à l’abandon, tel clocher de village isolé… Les nuances de vert s’étendent
à l’infini sur un paysage digne de l’écran de Windows XP. Assez vite, nous approchons
de notre destination, et quittons la quatre voies pour entrer dans le bocage,
sur une route de campagne bien large. Dans l’idée, nous lançons ce jeu enfantin
(mais capable de lancer des heures de polémiques) de « Qui a vu en
premier … », mais pour le château cela va se révéler inutile. Il n’y
avait pas vraiment besoin d’être aux aguets. Passé une colline, dans un long
virage à gauche, il apparait d’un seul coup sur le sommet d’en face. Imposant,
lourd, entourant tout le haut de la colline d’un épais rempart au sein duquel
on distingue de hautes tours, un gigantesque donjon et d’énormes corps de
bâtiment. Impossible que l’on se soit trompé de Cashel !
Bon, si on cherchait encore
confirmation, la présence de touristes (quel fléau) nous aurait confortés dans
notre idée. Dans les rues du village, il n’y a qu’à suivre les autres voitures
de location (celles avec le type de carburant sur la trappe, ou un macaron Eurocar
de la taille d’un ballon de foot…), elles sont légion. Et naturellement, il ne
faudrait pas tomber dans le piège de vouloir se garer directement sous la
muraille : non seulement ce doit être payant, mais les ruelles du coin
paraissent malaisées pour un demi-tour (sans compter la taille du char). Par
chance, une place se libère le long d’une maison juste quand nous arrivons. Ni
une ni deux, je me lance dans un créneau à droite qui ne nécessitera que trois
ou quatre essais (une paille)… C’est sur ce genre de voiture là que j’aurais
aimé un radar de recul, mais bon, on a fait sans ! Nous prenons les
appareils photos sous le bras, chargeons les sacs à dos, et partons à l’assaut
du Cashel Castle !
Bon, c’est un abus de langage
compréhensible quand on est au pied de l’édifice. Trompés par les tours, la
muraille, le donjon, on en viendrait à ne pas voir l’usage premier de cette
gigantesque construction, dont le moteur encore une fois, était la religion. Cashel,
ce n’était par une résidence royale, une place forte en cas de repli ou une
citadelle. Non, c’était un gros centre névralgique religieux, avec toute une congrégation,
des gardes spécifiques et de quoi tenir contre… Euh, sans doute d’autres
religieux. Ils ont mis les moyens sur les défenses, d’ailleurs, ça en impose à
des kilomètres. C’est là que les Rois du Munster étaient couronnés, à l’époque,
et la chapelle est censée être d’une beauté vespérale.
Bon, je serais en difficulté
de vous la décrire, évidemment… Puisqu’on n’y est pas rentré ! La décision
a fait l’unanimité en moins d’une minute. Nous étions au pied du rempart, juste
devant le corps de garde qui abrite l’entrée. Devant nous, une muraille de dix
mètres de pierre grise et massive, et ce château. L’endroit est à couper le
souffle. Mais était-ce la présence d’un grand nombre de personnes âgées, le
fait que soudain, on ressemblait trop à ces touristes aussi ennuyeux que
communs ? Ou bien le prix de la visite (plus de quinze boules par
personne !), toujours est-il que nous cherchons vite une solution
alternative. Il y a d’ailleurs un sentier désert qui s’éloigne à gauche de
l’édifice principal, et qui pourrait bien faire le tour du bâtiment médiéval.
Aussitôt dit, aussitôt fait ! Nos jambes nous démangent de randonner, et
le temps magnifique, ce bleu moutonneux du ciel qui court sur les cent nuances
de vert du bocage, c’est un appel irrésistible.
Nous avons aussi notre petite
idée photographique. En effet pas facile de prendre des paysages de tours et de
donjons depuis l’intérieur des remparts. Ce faisant, nous allons prendre du
recul, pouvoir faire de meilleures photos, travailler les angles. Et faire les
cons, puisque cinquante mètres après s’être engagés du ce chemin gravillonné,
le silence se fait et nous laisse entre amis. Il nous manquait encore un but,
mais nous allons l’apercevoir du haut de notre colline. Tout absorbés que nous
étions par les tours, les chemins de ronde, le verdoyant village, nous n’avions
pas encore vu les ruines qui s’élèvent, solitaires, quatre cent mètres plus
loin. Celles d’une abbaye, fortifiée elle aussi, dont il manque le toit et les
arches, le cœur mangé par la verdure et exposant ses flèches et ses linteaux de
pierre au soleil.
Il y a une traversée d’un
plein champ, aussi nous jouons comme des gamins à surgir et disparaître des
photos de nos camarades au gré des replis du terrain. L’herbe est douce et
profonde, un véritable tapis de salle de bain, qui nous donne envie de s’y
allonger et d’y faire des roulades. On se retiendra à temps, car il s’agit mine
de rien d’un pâturage, qu’il y a donc invariablement des vaches ou des moutons
pas loin, et que celui qui ferait des roulades se retrouverait sans l’ombre
d’un doute avec quelques surprises… Avec le soleil et les fortifications derrière
nous, c’est un petit paradis dont nous savourons chaque seconde. Arrivés au bas
de la colline, nous nous serrons sur le bord d’une route de campagne, qui va
nous permettre d’arriver juste devant les grilles de cette fameuse abbaye en
ruines. Nous n’aurons même pas à sauter par-dessus : l’endroit est ouvert,
une petite porte de métal grinçant ajoutant encore au pittoresque. Adossée au
muret, une plaque nous informe que l’édifice servait de couvent de
franciscains, il y a plus de sept cent ans… Devant nous, sur une centaine de
mètres, une allée de grosses dalles de pierre qui traverse le pré fraîchement
tondu, et puis ces ruines qui se découvrent à nous différemment selon les
angles.
Il y a d’abord une ancienne
cour intérieure, peut-être un cloitre, avec son gazon carré et ce qui devait
être, il y a huit siècles, des arches à colonnades. D’une pièce à l’autre, à
ciel ouvert, nous prenons le temps de nous imprégner du lieu, en tentant de
s’imaginer les fonctions des différents espaces que nous traversons. C’est
assez monumental, et pourtant il n’y pas
tant de place que ça... Tout en visitant, nous ne quittons pas des yeux le
château, sur sa colline juste à côté, qui se dévoile dans toute sa grandeur. Et
puis, nous avons l’œil exercé de par chez nous : tels trous espacés
étaient à l’évidence les madriers qui soutenaient un étage, tel renfoncement
devait être une cheminée ou un four… Puis l’on rentre dans l’église à
proprement parler. L’architecture du lieu est différente de « nos »
édifices : le clocher fortifié, plutôt que de s’élever au-dessus du chœur,
est situé directement au centre de la croix formée par l’église : pile sur
le transept. Et pour le soutenir, une véritable rosace de piliers entrecroisés
dans un motif presque celtique par essence… C’est de toute beauté.
Lorsque l’on regarde le sol
pourtant, on pourrait s’interroger au premier regard. Les grandes dalles sont
inégales, certaines de teintes de marbre différentes des autres, certaines
complètement éclatées par les effets du temps… En fait, il s’agit ni plus ni
moins que de pierres « tombales ». Je serais bien en peine de dire si
les corps sont dessous, mais en tout cas cela a pour effet d’apporter ce grain
de sérieux, de calme éternel que dégage l’endroit. A l’intérieur des ruines du
cœur, malgré le ciel ouvert, il n’y a pas un brin de vent, et l’écho de nos pas
résonne sur les murs aux pierres taillées, qu’une fine mousse recouvre peu à
peu.
Seul l’autel, qui semble d’un
seul bloc de granit, se dresse encore au centre du chœur. Bloc de pierre sans
aucun ornement, il semble immuable, comme s’il était destiné à perdurer même
s’il ne restait des murs que poussières et racines de roches. Pour détendre un
peu l’atmosphère entre nos déambulations respectueuses, nous en profitons quand
même pour mettre en scène un assassinat rituel sur cet autel (je joue la
victime, Michel le prêtre sanguinaire). Il ne manque que les cierges, les
costumes et quelques chants (et des adeptes, et une corde, et la religion qui
va avec) mais avec un peu d’imagination, on s’y croirait. Ensuite, nous
finissons par nous séparer, chacun ayant son idée du plan architectural qu’il
tient à photographier. Je m’arrange pour finir dans le champ qui entoure
l’abbaye, qui me permet des plans sur le château au loin et sur les ruines entourées
de tombes (des vraies, cette fois c’est certain), que l’on aperçoit sous les
épis de blé, les herbes et les quelques ronces qui s’étendent invariablement
vers la vieille structure de pierre.
Comme le temps passe vite dans
ce temple du calme ! Lorsque nous nous retrouvons tous les quatre sur un
muret à côté de ce grand carré d’herbe, il se fait sacrément faim. Bon, erreur
stratégique de moi et Julie, nous n’avons pas les sandwichs (mais nous étions
censés visiter le château, enfin !) qui sont dans la voiture (oui, oui, de
l’autre côté de la colline). Tout en détectant une pointe d’énervement chez nos
amis qui eux, avaient prévu le coup, nous devons nous contenter de l’apéro dans
ces ruines-ci, à base de chips aromatisés à l’ail (garlic bread fait vachement
plus exotique)... Il est temps de revenir à la voiture ! Nous retraversons
rapidement les deux prés qui nous séparent du chemin des fortifications, en
croisant toute une bande d’adolescents de Cashel dont la moitié est habillée
façon hipster (les campagnes irlandaises aussi sont touchées). Je ferais aussi
le tour du magasin de souvenirs du château avec Michel, en cherchant en vain
une représentation médiévale, montrant ce dernier dans toute sa splendeur, sans
échafaudages et ses murs complétés… Les filles ont cru bon d’aller directement
à la voiture (en oubliant sans doute que les clefs sont dans ma poche).
Je prends le volant, pour nous
trouver un endroit où nous poser pour manger. Et allez savoir pourquoi, nous
votons à l’unanimité pour chercher un champ sur la petite route qui menait à
l’entrée de l’abbaye. J’ai l’estomac qui gargouille presque aussi fort que
notre moteur diesel, alors on a intérêt à trouver rapidement !
Deux images me sont venues à l'esprit en lisant ton texte, qui est super, comme d'habitude :
RépondreSupprimer- la gamine de la Petite maison dans la prairie a certainement pris une bouse de vache / du caca de mouton dans ses godasses en descendant sa petite colline en trébuchant (ils étaient éleveurs si mes souvenirs sont bons)
- on a marché sur des pierres tombales et si ça avait été à la pleine lune, ou dans un film de zombies, des mains auraient surgi de sous terre pour nous attraper les pieds. True story !