Ce n’est qu’une vingtaine de
minutes plus tard (on s’est fait beaux pour sortir en ville !) que nous
retrouvons Michel et Marie, vraiment dépités. En effet, ils sont pressés
d’aller ailleurs : leur chambre est une véritable catastrophe. En toute
honnêteté, je pensais au début qu’ils exagéraient, mais une fois sur place il
n’y avait plus vraiment de doute…Pour commencer, ils ont eu le droit de faire
le ménage dans leur propre piaule (si c’est pas l’ultime honneur !
Heureusement que les précédents ne s’étaient pas fendus d’une multitude de
« petits cadeaux », si vous voyez ce que je veux dire). Ensuite, l’isolation
est en carton-pâte, on se croirait sur l’avenue (et les fenêtres ouvertes, on y
est), mais ce n’est pas encore fini ! Leur chauffage est allumé, et à
fond… Même si on est le dix aout. Le plan est donc simple, au final : se
trouver un petit restaurant comme nous avons toujours su le faire (et
éventuellement plus vite), puis demander l’asile politique dans un bar, et y
tenir le plus longtemps possible.
Facile, en théorie. Nous avons
récupéré un dépliant qui condense les rues principales du centre-ville de
Derry, la seconde plus grande ville d’Irlande du Nord. Ancienne ville
fortifiée, elle est édifiée sur une colline et ses ruelles se cachent derrière
de hauts murs, cerclés de petits allées aux pubs colorés et animés. C’est ce
qu’annonce le routard, en tout cas. Pour nous, cela commence comme une idylle,
puisque passé le château de Police et un premier tournant, nous sommes sur les
pavés, à moins de trois cent mètres des remparts. Pourtant, dans cette rue
traversée par des fanions multicolores, aux pubs alignés les uns à côté des
autres, il y a d’un seul coup une grande impression de malaise. On est samedi
soir, et il manque beaucoup de choses. Les gens, pour commencer. Ou sont-ils,
les Londonderryens (dit-on Londonderryois ?) ? Eh bien pas sur les terrasses,
même s’il fait beau. Après un bon checking, pas dans les pubs non plus :
les deux que nous visitons sont à moitié déserts, les rares clients étant en
fond de pinte. Ce n’est qu’à cet instant que nous réalisons pleinement les
implications des incidents de Belfast : ici, tout le monde a les jetons.
Enfin, c’est le sentiment général de qui-vive. Tout le monde regarde un peu
tout le monde de travers.
J’aime autant vous dire que
pour demander si on peut manger un morceau, ça ne met pas franchement en confiance.
Et lorsqu’on se jette à l’eau pour commander, nous sommes vites déçus :
aucun des pubs de cette rue qui doit être d’habitude l’un des cœurs vivants de
la cité ne sert après 19h30 (oh oui, c’est vrai j’oubliais, on est tellement
tard…). Pas grave, nous allons continuer notre visite ! Notre entrée sous
les remparts est aussi folklorique. Sous l’arche, trois garçons visiblement
très éméchés beuglent pour se comprendre l’un l’autre, à demi appuyés sur les
pierres centenaires soutenant les portes. Nous haussons un peu le pas, sans
toutefois sourire devant leurs propos d’ivrognes. Plus loin, c’est un peu
l’atterrement qui nous gagne. Nous sommes clairement dans une avenue
gigantesque, passante, bourrée d’enseignes avec pignons sur rue. Et pourtant,
il n’y a rien d’ouvert. Rien. Et pas un passant (presque pas un chat, mais on
croise un chat, alors non). C’est la dèche totale. A tel point qu’on en vient à
s’inquiéter nous-mêmes. Si ça se trouve, nous ne sommes pas prévenus, mais une
manif est peut-être prévue ici aussi ? Il règne la même ambiance dans les
rues que l’on s’attend à voir surgir une horde de zombies des nombreuses
ruelles que nous croisons. Ou des tanks. Il y a peut-être eu une attaque au
gaz. On est peut-être les derniers survivants ? Nous commencions à y
croire lorsque, après un petit square très beau et très vert, nous croisons
l’assemblée d’un mariage qui sort de l’hôtel de ville. Ouf ! Un minimum de
normalité, des gens en costumes et en robes ! Merci !
Quelques mètres plus loin,
c’est à nouveau les gros doutes qui surgissent : Le long du rempart, sur
plusieurs centaines de mètres, un gigantesque filet de six mètres de haut est
tendu, surplombé par des croisillons de métal. Comme pour éviter que la ville
haute et basse ne puissent se caillasser. Oui, vous aussi, ça doit vous faire
froncer les sourcils. Ce n’est pas vraiment l’hégémonie que nous avions
imaginé, apparemment. L’heure de regarder si par hasard je n’aurais pas mis mon
pull « je pisse sur les chrétiens » ou « j’explose des protestants
au petit déjeuner ». Déjà parce que malgré le débat que nous avons lancé
dans la voiture, nous ne savons toujours pas dans quelle région il convient
d’être l’un ou l’autre (ça nous semble tellement… vide de sens, la religion et
l’outil politique…). Et nous voici revenus devant la porte des remparts, avec
ses trois ivrognes, dont l’un est en train d’uriner sur un porte-chaines en
béton (les autres sont littéralement écroulés de rire). Nous choisissons de
refaire un tour, en étendant un peu le périmètre.
Sauf que notre seule
« prise », un restaurant avec une carte des plus honnêtes, de bancs
en canapé, des gens dedans… Est fermé. Il semble que ce soit juste les
propriétaires qui se taillent une bavette en vitrine. Merci les mecs, merci. On
commence à envisager sérieusement de se manger un falafel (c’est ouvert),
d’aller s’acheter un joint (vu les quartiers en dessous, c’est possible) et
d’aller se coucher pour oublier. Heureusement, c’est toujours au pied du mur que
l’on peut mieux attraper l’échelle (je n’ai jamais la fin de ce proverbe alors
j’improvise). Après avoir tant tourné en rond, nous nous résolvons à entrer
dans ce que nous nous étions toujours interdit jusqu’à ce moment-là : un
restaurant avec les photos de ses propres plats étalés sur toute la taille de
la vitrine. Ce n’est qu’une fois à l’intérieur que nous avons compris notre
erreur de jugement. Déjà, la moitié de la ville est ici, en fait. Sur deux
étages et des centaines de mètres carrés de surface, les clients sont présents
en masse, autant au comptoir que sur de grandes tables avec des bancs. Il y a
des machines à sous, des jeux de bar, des petits coins plus confidentiels…
C’est la découverte du moment à Derry (et la seule, au final).
Comme il n’y a personne pour
nous guider, nous choisissons une table au hasard, un peu excentrée mais sur
une petite estrade, qui nous permet de regarder le reste de la salle sans trop
paraître voyeurs. Mais en fait l’ambiance n’est pas aux regards en coin, ici,
c’est juste la fête, le rire, la bière et les assiettes pleines. La carte est
une simple feuille au format A3, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas
grand-chose, au contraire : c’est un bordel absolument incroyable de plats
et de boissons dans tous les sens. Il y a de petits encarts avec des spécialités,
des listes de plats de poisson, des suggestions de pizza, d’autres pizzas dans
la section de l’été, des burgers, des soupes… Et puis des formules aussi.
Michel et moi ne sommes pas les derniers à remarquer le prix extrêmement bas
des alcools forts, même si l’ambiance de la ville le justifie pleinement
(alcoolique à Derry, c’est un oxymore je pense). C’est à ce moment-là que nous
ratons un peu le coche, tout absorbés dans notre lecture, nous n’avons pas le
temps de faire notre choix au premier passage du serveur. Erreur, car vu le
nombre de clients, il n’y a pas de temps à perdre au service : le prochain
passage ne sera pas avant une bonne demi-heure. Et on ne peut pas commander nos
boissons. Bon, en fait si, il suffit de se lever pour aller les prendre et les
payer au bar. Ouf. Sauvés. Même si je vais m’embrouiller dans leur monnaie
débile, pour au final laisser le barman choisir les pièces qu’il voulait dans
ma main tendue.
Courageux, j’en profite quand
même pour lui demander ce qui se passe en ville. Le type n’a pas l’air très
fier, et confirme nos craintes initiales : les gens ont tous fermé par
crainte que se reproduise la situation de Belfast. Après quoi, on va de
découvertes en découvertes : ici, il n’y a pas de Bulmers. Mon cidre préféré,
que j’ai trouvé aux quatre coins de l’Irlande ! Non, mais je vous rassure
tout de suite, il est bien présent, mais il n’a pas le même nom (ces idiots de
nordistes ne peuvent pas tout faire comme tout le monde, évidemment). Je me
prendrai donc une grande pinte de Magners (tout est identique, jusqu’à la
bouteille), tandis que mes camarades prendront des bières (et un jus d’orange,
pour le petit). Mention spéciale pour la Guinness, servie avec un trèfle
dessiné dans la mousse, très très pro. Enfin, nous pourrons commander. Michel
prendra un burger, Marie des brochettes de volaille, tandis que Julie et moi
nous orientons sur du léger avec un Guinness Stew, non sans une idée derrière
la tête (il y a des desserts sur la carte). En attendant les plats, nous
faisons une partie de Skull and Roses, mais ce ne sera pas bien long. Et à part
un petit imbroglio su le plat de Marie (le serveur a mal compris, ou bien elle
a mal prononcé, mais ça tombe toujours sur elle !), nous sommes très
satisfaits.
Michel, en particulier, a un plat
« tout frit » qui met comme le Fish and Chips d’hier un point d’orgue
en matière grasse. En effet il a un énorme burger de bœuf, de deux étages avec
du bacon, pour lequel il faut une pique afin qu’il reste en place. A côté, des
oignons frits, du calamar frit, des frites. Voilà. La recette était
relativement simple, j’imagine. Rassemblez les ingrédients. Veillez à les
mettre dans le panier de la friteuse. Sortez les, et… Voilà ! A côté,
Julie et moi sommes raisonnables, avec notre bœuf-purée et notre tranche de
pain ! Les prix sont très bas, et on en vient à se demander si nous ne
serions pas dans une sorte de Flunch à l’Irlandaise. Mais quand bien même, ça
n’enlève rien à l’ambiance. Les deux tables en face du bar, rassemblant chacune
une douzaine de personnes, rivalisent en alcools (les cadavres de bouteille
sont éloquents) et en volume. Devant l’entrée, j’ai l’impression qu’une
discrète opération de distribution pour les pauvres est organisée, tandis que
du premier étage, un brouhaha général semble tomber par l’atrium central. En
attendant le serveur pour les desserts (ce soit, on tient le coup), nous
faisons une petite scopa.
Et là, surprise. Oh, oui,
surprise. Ce qui nous maudissait Michel et moi, ce n’était ni le Kerry, ni le
Connemara, mais bien l’Irlande. Car à Derry, nous avons mis une pâtée
magistrale aux filles. 11-2, d’entrée de jeu. Et dans l’euphorie, nous avons
failli rater la commande des desserts. En les attendant, nous retentons. Ca
passera encore ! Par trois fois nous allons les mettre au tapis, histoire
de laver un peu l’honneur perdu durant plus d’une semaine. Une semaine de
défaites à la scopa, c’est lourd à porter. Une petite famille venue s’installer
à côté de nous regarde avidement les cartes (ils ont l’air de s’ennuyer), mais
comme ils n’y comprennent rien, ils retournent vite à leur discussion. Quant à
nous, nous allons avoir de l’occupation pour un certain temps : Gaufres
pour Julie et Michel, Pancakes pour moi, il n’y a guère que Marie qui a décidé
d’être raisonnable
A table, plus un mot. A part
les bruits de mastication, le restaurant tout entier semble s’être effacé.
Après la grimpette, la boue, le vent, les marais, c’est une véritable transe de
contemplation qui s’empare de nous. Tout ce que l’on peut penser à cet instant,
c’est glace, pancake, glaçage, sucre et chantilly. Des mots, des sensations. Ensuite,
nous sommes pleins. Impossible de manger ne serait-ce qu’une bouchée de plus.
C’est l’heure de refaire une partie de Skull, mais l’esprit n’y est plus, nous
sommes déjà dans le souvenir de cette journée très (trop ?) chargée. Seul
Michel garde encore quelques forces pour boire un verre avec moi, mais ce sera
le dernier de la longue liste du jour. Il se commande donc un whisky (pour une
fois qu’il n’est pas dans le café) tandis que je me fends d’un gin tonic (oui,
on joue l’exotisme, en Irlande du Nord). Bien. Et même si un peu plus tard,
nous n’avons pas très envie de regagner l’hôtel, Julie et moi arrivons à
convaincre nos amis qu’il suffit au final de rentrer, de fermer les yeux et
d’attendre un bon petit déjeuner. Le voyage de retour sera finalement à l’image
de notre premier tour dans Derry : désert. Il n’y a même plus nos trois
ivrognes pour aviver un peu les remparts, et c’est une dernière image tristoune
et inerte du centre que nous garderons. Oubliés les compliments sur une ville à
taille humaine, les fêtes et les couleurs. Ce qui fait que nous avons, nous
aussi, une dent indirecte contre les vandales et les indépendantistes :
même si ce n’était pas le but premier, ils nous ont cadenassé Derry en un cercueil,
dont notre restaurant était le dernier membre à ne pas être en décomposition.
De retour dans notre petite chambre, je suis si fatigué
que j’ai à peine le temps de me rendre compte que pour nous aussi, les murs
sont en carton (j’ai l’impression de dormir dans le couloir), avant de
m’endormir profondément.
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