On se rend compte que les
Marches des Géants, c’est vraiment l’endroit le plus touristique que nous
visitons depuis le début de notre long Road trip. Pourquoi ? Il y a une
route, piétonne, qui va du visitor’s center jusqu’au pied des falaises, quatre
cent mètres plus loin. Goudronnée. Avec des petites navettes qui conduisent
obèses, personnes âgées et japonais jusqu’à bon port à raison d’une rotation
toutes les dix minutes. Ici, on croise des plaques en bronze, qui signalent des
rochers ayant une forme particulière. Comme si tous les cailloux, avec un peu
d’imagination, ne pouvaient ressembler à autre chose qu’à des pierres (ok,
beaucoup de seins et de fesses, mais où est
le mal ?)… Nous passons donc à côté de la formation du dromadaire
(à leur décharge, ça ressemblait vraiment), et suivons la route sous les
falaises. Le lieu devient de plus en plus grandiose, la côte étant constituée
uniquement de grandes criques creusées dans le littoral par la mer. Les roches
les plus solides sont restées avancées sur la mer tandis que les autres ont
reculé, inexorablement. C’est donc comme une suite de scènes de théâtre, avec
la côte en guise de gradins qui s’étend sur des kilomètres.
Alors que nous passons la
dernière pointe avant les marches, nous apercevons un certain nombre de
touristes, égayés sur les rochers avancés sur la mer, petites formes vacillant
au gré du vent et de leurs courtes jambes. Pourtant, de là où nous sommes, il
n’y a rien de géologiquement transcendant. Quelques colonnes basaltiques tout
au plus, masquées par la végétation. Au bord de la mer, une version noircie des
rochers du Burren, cette région où les pierres ressemblaient à des
pruneaux d’Agen. Mais au fur et à mesure que nous nous approchons, on devine
quelques formes plus géométriques. Les gros blocs sont comme coupés à la serpe,
taillés puis striés de coupures. Parfois, on discerne comme de gros cristaux de
basalte dedans. Deux cent mètres plus loin, nous y sommes. Les touristes, comme
nous (ah, qu’est-ce qu’ils nous ressemblent, pour certains), quittent la route
pour s’engager sur le bord de mer. Et certains de se baisser, de photographier
leurs pieds, de jouer avec ce sol, passé d’un désordre tout naturel, chaos de
roches brisées et roulées par les marées, à un tapis inégal de formes géométriques.
Des Hexagones. Partout. Un rêve de prof de géométrie, transposé en 3D par une
nature capricieuse et génie créative à la fois. Ces colonnes aux six facettes
s’élèvent chacune à une autre hauteur, donnant en effet une impression de
plots, ou de marches étalées sans discernement sur cette pointe étrange tendue
vers la mer.
C’est très localisé, comme
truc. L’avancée vers l’océan fait une sorte de dent, de deux cent mètres par
deux cent au point le plus large… Autour, quelques colonnes se retrouvent sur
les parois des falaises, comme de grandes orgues devant l’assemblée. Il n’y a
plus grand monde sur la route qui se termine ici, pour que les navettes
puissent faire demi-tour et repartir : tout le monde déambule gaiement sur
les colonnes hexagonales qui s’alignent jusqu’à l’eau. Les vagues (rappelons
qu’il ne fait pas très beau) qui viennent taper sur les roches sont du plus bel
effet, et c’est un sujet photo à la fois connu et attirant : on ne reverra
plus Michel avant une bonne dizaine de minutes. Julie photographie ses pieds,
tandis que j’erre un peu sans but, déstabilisé un moment par le nombre de
touristes qui nous entourent. Il faut en plus garder toute son attention sur
l’équilibre. A cause des pluies de quelques minutes qui balaient toute la
région, les sommets des Marches sont particulièrement glissants, et certaines
ont les angles arrondis qui permettront parfaitement aux chaussures de marche
de perdre l’adhérence. Je n’ai pas très envie de tomber là-dessus : ça a
l’air trop anguleux pour être agréable.
Pourtant, tout autour de nous,
c’est un peu le championnat du casse-cou ! Il y a une petite avancée sur
la mer, nommée le « King’s Seat » qui permet normalement d’aller
faire un vœu… A mon avis ça ne marche que si on souhaite une évacuation en
hélicoptère : les gens en petites claquettes n’hésitent pas à franchir sur
la pointe des pieds un goulot parfois recouvert par l’eau, puis à escalader les
marches glissantes pour se retrouver comme des malins à deux mètres au-dessus
du niveau de la mer… Ce qui ne les protège même pas des embruns qui tapent sur
ce rocher comme un forgeron sur une lame. Pour arranger le tout, on peut dire
que bon nombre d’entre eux, surtout les asiatiques, ne sont pas DU TOUT
habillés pour la pluie. Nous avons donc un ensemble magnifiques de capes de
pluies, qui ressemblent à s’y méprendre à des sacs poubelles colorés. J’avoue,
je m’y perds un peu : la curiosité géologique et la beauté du paysage
cèdent le pas à l’observation des gens qui nous entourent, au moins également
passionnants. J’essaie de me mettre à la place de cette dame de cent trente
kilos qui tente d’escalader des roches plus hautes que ses genoux, en
claquettes et son Iphone à la main. J’essaie de comprendre ce que peut
ressentir ce petit garçon, trempé comme une soupe pour s’être trop près
approché de la mer, tiré par ses parents français énervés. Mais enfin ça
n’arrivera pas à la cheville des chinois, tout au bout de cette avancée sur la
mer. Assis sur les dernières roches hexagonales, dos à la mer, ils sont tous
regroupés pour une photo, capuches baissées et sourires jusqu’aux oreilles.
J’irai jusqu’à m’arrêter pour les voir attendre… Un gros ressac. L’eau jaillit,
dans un « floc » caractéristique, loin au-dessus de leur tête, pour
leur retomber dessus dans un ballet élégant et humide. Mais quelle joie !
A les voir heureux, se taper sur l’épaule en riant de ces sensations fortes, je
les envie un moment.
Eh, ben ! C’est que ce
lieu unique a un effet différent sur chacun ! Moi, j’ai eu mon quart
d’heure d’ethnologie, d’émotion, de repli sur moi. Michel a capturé le
mouvement des vagues qui jouent avec la pierre mouillée. Marie s’est assise
près du point culminant, et observe la baie en prenant le soleil. Julie
déambule de gauche et de droite et mitraille aussi bien les touristes que ces
curieux cailloux qui nous ont tous amenés ici. Après un dernier tour
(finalement, c’est sacrément regroupé, pour une curiosité géologique !),
nous partons vers l’ouest, histoire de rejoindre le sentier côtier sur les
falaises : il va falloir remonter. C’est la pluie qui fait son apparition
par contre, après s’être annoncée à coup de nuages d’une intensité assez
dramatique pour passer les appareils photos en mode « noir et
blanc ». Bien entendu, ça ne durera pas, on voit une fois de plus le beau
temps poindre juste derrière, et déjà le grain suivant à l’horizon. C’est assez
régulier comme météo, il suffit d’avoir les K-ways a moins de deux minutes de
préavis !
Lorsque nous prenons un peu de
hauteur, nous avons une meilleure vue sur les terres qui s’étendent au-delà de
l’océan… Car oui, si ce sont bien des îles que nous voyons se dessiner en un
trait prononcé au-dessus de la ligne d’eau, elles ne sont pas
Irlandaises : à une cinquantaine de kilomètres, c’est l’Ecosse !
Moment souvenir pour Julie et moi, même si nous n’avons jamais été sur l’île de
Mull : ces terres nues et sauvages nous ont envouté pour de bon. Arrivés
au premier tiers de la montée (sans forcer), nous faisons le même arrêt que
tous les autres visiteurs, c’est-à-dire quelques photos des orgues de basalte
incrustés dans la pente à la verticale. Ces blocs, que l’on dirait empilés
comme des colonnes naturelles, sont de véritables curiosités. En plus, leur
taille est imposante : il y a largement la place de se tenir debout entre
deux colonnes, histoire de donner une échelle à ce grand assemblage
géométrique… Tout le monde y passe, à tel point qu’il y a une file
d’attente ! Si d’habitude je ne suis pas friand de ce genre de rituel,
Julie insiste à juste titre : quitte à avoir quelqu’un sur la photo au
milieu des hexagones, autant que ce soit elle et pas une mégère ou un beauf à
casquette casino.
Ensuite, eh bien c’est la
montée jusqu’au bord de la falaise ! Une cinquantaine de mètres de
dénivelé sec, avec des marches histoire de bien réveiller les jambes pour la
partie qui suivra. Histoire aussi de montrer à tous ces pécores que non, nous
sommes de vrais marcheurs, avec des chaussures de marche, les mollets qui vont
avec et qu’ils peuvent se sentir honorés d’avoir réussi à nous suivre
jusque-là. Ah, je sais, nous sommes magnanimes, parfois… En réalité, je ne suis
pas seul à frôler l’overdose de gens, d’asiatiques mal préparés et de familles
clichés au possible. Vite, un peu de nature ! Arrivés en haut, un peu
essoufflés, nous faisons un petit point carte, pour continuer à l’ouest. On ne
risque pas de se perdre : il y a des falaises à perte de vue, avec autant
de criques et de pentes vertigineuses, et des vagues qui viennent en percuter
les pieds dans de magnifiques gerbes d’écume. Nous marchons une centaine de
mètres à peine avant de nous rendre compte qu’il y a quelque chose qui a
changé.
Et pour savoir quoi, il suffit en effet de regarder à droite et à
gauche : il n’y a plus que nous, et la nature.
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