Une fois dans le brouillard au sommet d'Errigal,
nous ne nous sommes pas inquiétés plus que cela, parce que même si la
visibilité est minimale, on ne peut pas dire que la trace soit difficile à
trouver : il n’y a pas moyen de se perdre dans le coin. Et heureusement
parce qu’au vu des dénivelés, il y est possible de redescendre très, très vite.
Non, nous préférons nous amuser quelques minutes de l’humidité incroyable qui
nous enveloppe : les lunettes sont bientôt recouvertes de buée, et d’une
fine pellicule d’eau, qui éclate en un kaléidoscope de gouttelettes lorsque je
bouge un peu. Les cheveux de chacun, et des filles en particulier, sont
également trempés en quelques instants. Notre appareil photo est vite mis dans
le sac, tandis que Marie profite de l’étanchéité de leur compact pour
mitrailler cette situation singulière. Avouons-le quand même, nous aurions
préféré faire quelques panoramas bien dégagés du coin, puisqu’on sait que c’est
une véritable claque de beauté. A la place de quoi nous mangeons nos bananes
dans le calme avant de prendre le chemin du retour.
Tout le chemin de crête est
envahi par le nuage, qui passe paresseusement sur le sommet. On voit clairement
les volutes évoluer de droite à gauche, nous entourer et repartir de l’autre
côté, comme dans un dessin animé : c’est un véritable brouillard à couper
au couteau. Nous faisons bien attention à ne pas rater le sentier (encore une
fois, ce n’était pas difficile) avant d’entamer la vraie descente passé le cairn
du sommet. Là, il y a la véritable partie ennuyeuse : non seulement on n’y
voit guère, mais en plus la descente est particulièrement technique. Plus
encore qu’en montée, nos chaussures perdent rapidement l’adhérence. Il ne se
passe pas dix secondes sans que l’un d’entre nous ne fasse un désagréable bruit
de dérapage. Et l’on a beau savoir très bien tomber, ça ne donne pas très envie :
nos réflexes sont mis à rude épreuve. Ce n’est qu’au bout de cinq bonnes
minutes que l’on émerge du nuage, presque d’un seul coup.
Quelle symphonie pour nos yeux !
Avec le nuage en plafond, qui étend ses griffes vaporeuses sur les hauteurs, on
a l’impression d’avoir comme un plafond blanc, véritable cadre pour les monts
alentour. Quelques rideaux de pluie s’éloignent sur l’herbe verte, et on
distingue à quelques kilomètres des rayons de soleil transperçant la couche de
nuage pour aller illuminer quelques hectares qui brillent de toutes leurs
couleurs irlandaises. Le calvaire se transforme en plaisir de descendre avec un
tel décor étendu devant nous, comme une scène, comme un écran géant de cinéma.
On ne peut pas plus toucher ces sommets, mais on peut sentir l’air frais,
respirer l’iode de la mer mêlée à la pluie. Quelle splendeur, on ne s’en lasse
pas.
Frustrés tout de même de n’avoir pas eu plus que quelques secondes du côté
ouest dégagé, Michel et moi profitons d’un rayon de soleil pour faire les
aventuriers du risque. Nous traversons le gigantesque pierrier qui occupe la
moitié haute de la montagne pour changer de point de vue. A l’horizontale,
comme des chamois, nous sautons de pierre en pierre jusqu’à obtenir la vue
désirée. Ce n’est pas toujours sans quelques frissons dans le dos (toujours se
tenir prêt à lancer un dernier Adieu, au cas où), mais c’est aussi l’adrénaline
qu’il fallait dans un tel moment de grandiose paysage. Revenus auprès de nos
femmes respectives, nous prendrons le temps (surtout Michel) d’avoir la
meilleure vue offrant ce contraste unique entre montagne cachée par les nuages,
et plaine baignée par les rayons visibles du soleil.
Revenus au premier cairn, nous
avons les jambes en compote. Il faut dire que se retenir en permanence est
exigeant (Julie et moi avons passé une grande partie de la descente à se tenir
par la main, à force de glisser sans moyens de se redresser) ! Michel n’y
tient plus. A peine a-t-il bu quelques gorgées pour se réhydrater qu’il part en
courant sur ce versant abrupt, menant la charge contre d’invisibles envahisseurs,
et à gorge déployée. Je tenterai bien de le suivre à sa première course, mais l’intrépide
est parti trop vite et trop loin… Comme je ne me fais pas assez confiance pour
ne pas m’étaler tête la première dans la caillasse, je laisse filer. Et
finalement nous allons descendre en courant main dans la main avec Julie, comme
nous l’avions fait il y a quelques mois sur les versants de l’Etna. Michel, bon
prince, nous attend après chaque section de plus d’une centaine de mètres, et
bientôt nous pouvons le suivre, même si c’est à distance : nous sommes
revenus sur la partie herbeuse (et mouillée) du Mont Errigal. Et si nous sommes
toujours émerveillés devant le paysage, nous rions comme des gamins. Sautant de
motte en motte, nous suivons Michel qui fait résonner ses « chboing
chboing chboing » sur toute la pente, à en faire tourner la tête aux
quelques locaux qui tentent l’ascension dans ce milieu d’après-midi.
Malheureusement, nous avons
fini par revenir dans la partie franchement technique qui consiste à éviter à
nos chaussettes de périr noyées dans d’atroces souffrances (et à finir de
dégueulasser la voiture par la même occasion). Comme en plus il a plu depuis
notre passage à l’aller, le sol est encore un peu plus détrempé… Mais cela aide
aussi : il y a de véritables petits ruisseaux qui se sont constitués un
peu partout, et c’est plus facile de les voir pour ensuite sauter par-dessus.
Nous prenons la chose très à cœur, en cherchant toujours le chemin le plus
optimal, ce qui à la fin nous permet de passer assez vite cette zone dite « de
Sproutch ». Il reste qu’à une cinquantaine de mètres du parking, la
dernière traversée de ruisseau est assez sportive. Michel passe sans aucun
souci, mais lorsque Marie veut s’élancer, la motte la plus proche de la boue s’effondre,
aussi va-elle tomber sur le côté, pour se relever rapidement. Un peu saoulée,
elle va finir la traversée sans plus de considération pour ses chaussures.
Julie, qui en a plein les jambes, va adopter la même technique, en passant très
rapidement pour limiter les dégâts. Il n’y a finalement que moi (rappelons que
je suis pas mal plus lourd que Michel) qui vais tenter le saut final… Et le
réussir ! Cependant, comme j’ai mis à peu près cinq minutes à me préparer
mentalement, tous les autres tournent rapidement le dos à mon exploit sportif
pour arriver plus rapidement au parking.
Ce dernier s’est bien vidé
depuis notre arrivée (il devait y avoir au moins trois bagnoles pour la famille
des inconscients en sandales… Tiens mais au fait, on n’a vu ni hélicoptère ni
ambulances : ils sont passés !). La route aussi, ce qui va me
permettre de faire une ou deux photos sur le macadam, à quelques centimètres de
l’asphalte, pour souligner la perspective. Une fois changés, même si on se sent
encore sales, nous reprenons la route. Déserte sur une trentaine de kilomètres
dans les montagnes, elle nous offre un dernier regard sur le Donegal, région
inoubliable pour ses falaises, le mont Errigal et son Fish and Ships. Et nous
la quittons dans l’heure suivante pour un autre comté, et même un autre pays :
nous entrons en Irlande du Nord, via la nationale qui nous conduit à
Londonderry. Au passage, il ne faut jamais prononcer le « London » et
donc s’en tenir à Derry, sous peine de regard de travers (peine minimum). On
aurait tendance à croire que la situation en Irlande du Nord est plus ou moins
stable et calme depuis la fin des années 80, mais en fait pas du tout. C’est
donc la gorge serrée que nous apprenons en entrant dans la ville, sur la radio,
qu’une « fausse » manifestation à Belfast était en fait un
guet-apens, et que 88 policiers ont été blessés par les groupes de vandales.
Ambiance…
On sent tout de suite en
entrant à Derry, que les villes d’Irlande du Nord ont quelque chose de
dérangeant, comme un sentiment de tension qui flotte dans l’air et nous laisse
un peu sur nos gardes. Comme par exemple lorsque l’on passe à côté d’un poste
de police. Enfin, d’un château de police. Des murs de cinq mètres, surmontés de
barbelés, au moins quatre mats truffés de caméras orientées dans tous les sens,
et une entrée avec une fosse et une guérite ! Quant aux véhicules, ils
tiennent plus d’un croisement entre un chasse-neige (lame incluse) et un blindé
léger. Vraiment, ça met en confiance ! Déjà qu’il faut perpétuellement que
je regarde le compteur pour faire du calcul mental (eh oui, ici, on est en
milles ! On paye avec des Livres ! Quel bordel !).
Je suis un peu stressé lorsque
nous arrivons près de notre hôtel, car les gens autour ont une tendance à
rouler un peu n’importe comment, et que je suis un peu fatigué. Ce qui explique
sans doute pourquoi je vais (un peu) aboyer sur Julie lorsque cette dernière va
nous guider droit dans une impasse après un rond-point… Alors que j’avais dit
que ce ne serait pas par la ! Bref. Cent cinquante mètres plus loin, nous
pouvons nous garer et rentrer dans notre B&B du jour, qui tient plus du
petit hôtel qu’autre chose. La tenancière nous accueille sans joie débordante
non plus, et nous donne nos clefs plutôt que de nous amener à nos chambres (ça
fait un peu objet de quête…). Julie et moi avons le plus difficile à monter,
puisqu’un palier et demi à grimper sur ce petit escalier avec le sac sur l’épaule,
c’est sportif ! Il faudra aussi improviser pour trouver ou mettre le sac
dans la chambre, car cette dernière est minuscule, même si elle inclut la salle
de bains. Entre la vue (magnifique) sur un muret de briques à deux mètres de la
fenêtre, le carrelage fendu de la douche et la poussière un peu partout, nous
sommes un rien déçus… D’autant qu’à Derry, ce n’était pas gratuit !
On ne savait pas encore que nous étions le couple le plus
chanceux des deux !
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