mercredi 27 août 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 45

Episode 45: Le premier vrai restaurant

Enfin, le moment tant attendu est arrivé. Nous nous laissons guider jusqu’à notre table, dans la salle principale. Le seul petit reproche que l’on puisse faire à l’établissement, c’est son ambiance un peu trop policée. Il n’y a pas un bruit lorsque nous franchissons le seuil, et nos remerciements aux serveuses semblent un peu résonner. Il y a pourtant une profonde moquette à l’anglaise (à croire qu’on ne verra plus le haut de nos chaussures d’ici quelques minutes), un plafond en poutres massives et de grandes séparations entre chaque table. On devine une autre salle, plus petite, plus loin dans le couloir. Tout le monde (et nous aussi, dans la mesure du possible) est tiré à quatre épingles, le ton est donné. Enfin, ça ne va pas nous empêcher de rigoler tous ensemble comme à notre habitude, même si on entend que nous, loin de là. Comme nous avons déjà commandé, nous n’avons plus qu’à mettre les pieds sous la table. Nous luttons contre l’appel séduisant d’un second apéritif, parce que nous ne voulons pas gâcher l’expérience en étant alcoolisés.

L’objet dans notre champ de vision qui nous impressionne le plus, c’est une poivrière. Ah oui, mais pas n’importe laquelle. Ce n’est pas la poivrière du dimanche, celle du pécore moyen. Non, celle-là fait facilement un mètre de long, même si elle conserve les proportions habituelles. La manipulation doit être absolument fantastique à observer et sur le moment nous nous promettons mutuellement de demander quelque chose à poivrer… Pour l’oublier plus tard, car l’assaisonnement parfait ne nous donnera pas la moindre envie de gâcher le plat. Ah oui, si nous ne pouvons que nous en douter à cet instant, nous sommes tout proches de l’un des tout meilleurs repas, non seulement de ce road trip irlandais, mais de tous les autres confondus. Rien de moins. La serveuse qui s’occupe de nous, magnifique façon « beauté des îles » et tout sourires, revient bientôt avec nos entrées… Non sans remarquer sans doute que Michel et moi sommes plus à l’observer elle que les plats. Ces derniers nous réservent pourtant nos premières bouchées gastronomiques de la journée.

Michel a pris une soupe. Oui, Michel. Une soupe. C’est tellement inhabituel que l’on se demande plusieurs fois si c’est la vérité… Pourtant dans le même silence religieux que nous autres, il va la manger jusqu’à en racler le fond avec sa cuillère d’argent. Son court-bouillon à la Guinness est alléchant. Julie s’embrouille dans l’ordre des couverts (qu’elle connait pourtant très bien), tandis que Marie entame avec un plaisir non dissimulé son risotto au parmesan. Et moi dans tout ça ? J’ai pris le parti d’exploiter au maximum des ressources irlandaises, alors je démarre avec un carpaccio de bœuf local, merveilleusement assaisonné et posé sur de la roquette. Nous ne pouvons taire nos compliments plus longtemps, et l’on se régale sans modération en fondant sur ces plats de qualité. Le seul regret que l’on exprimera plus tard, lorsque nous serons remis de ce choc gustatif, sera de ne pas s’être laissé bercer par une carte des vins sans doute appropriée. Nous en venons à attendre la suite avec impatience, même si le service est impeccable : c’est irrésistible.

Avec ce qui nous avait manqué comme repas dans la journée, nous avons encore clairement faim, et en même temps avons pris le temps de croquer et laisser fondre ces mets de qualité. Les saveurs sont parfaitement équilibrées, il n’y a aucune fausse note et pourtant nous avons (c’était volontaire) tous pris des menus très différents les uns des autres. Arrivent les plats, à commencer par le suprême de poule de Julie, qui arrive avec sa bottine de pointes d’asperges, puis mon saumon sauvage irlandais, rehaussé au jambon de parme et sur une mousse crémeuse de choux. A notre gauche, Michel et Marie sont dans un registre bien plus tourné sur le bœuf. Tournedos en sauve au poivre pour Michel, romsteak en grillade pour Marie… La pauvre, elle va (et c’est quasiment la première fois du voyage) souffrir de sa condition en étant prise dès la première bouchée… Elle ne peut vraiment rien avaler le plus, ce qui nous fait de la peine à tous les quatre, qui ne pouvons pourtant retenir nos exclamations de joie et d’allégresse presque à chaque bouchée. Il faut avouer que ces déclarations d’amour culinaire ne sont peut-être pas passées inaperçues dans le silence relatif de la salle, mais nous nous régalons. Il ne faut pas avoir peur de le dire, c’est peut-être la meilleure pièce de saumon que j’ai pu manger, à égalité peut-être avec les prouesses qu’exécute parfois ma maman les rares Noëls où nous avons dégusté du poisson. Autre réalisation lorsque nous sommes servis, nous avons réussi sans nous concerter à commander les quatre formes possibles de la pomme de Terre (ce qu’on pourrait appeler le « combo irlandais ») à savoir frites, en potatoes, en salade et en purée maison.

Même si cette fois les faims respectives sont calmées (plus ou moins brutalement pour Marie), Julie et moi ne pouvons pas nous résoudre à laisser passer la carte des desserts, par pure gourmandise. Et quelques minutes plus tard, c’est à nouveau la récompense (enfin, n’allez pas imaginer que c’est à l’œil, mais on ne pense pas au budget, pas ce soir). Michel peut disposer de son Irish « Bushmills » Coffee, tandis que Julie et moi contemplons quelques minutes les assemblages complexes de nos desserts, petits tableaux culinaires dont je me souviendrais plus d’un an plus tard, de l’assemblage de saveurs. J’ai des pêches, très légèrement confites, servies avec des macarons et une purée de rhubarbe, le tout parsemé de céréales caramélisées à différents stades. Fête de consistances et d’arômes, c’est un peu le roi des desserts. De son côté Julie, qui a de la glace, ne relèvera pas la tête de l’ouvrage pour de longues minutes.

Nous passons un superbe moment tous les quatre, finalement habitués à cette ambiance feutrée. La serveuse a bien compris que nous étions détendus, et même si Michel et moi sommes peu à peu auto-persuadés que ses coups d’œil sont lubriques, elle ne lésine pas sur la politesse et les sourires. Cela va même mener à ce que, lubriques comme nous sommes mon ami et moi, nous appellerons le moment drague. En tout cas avec Michel, nous en sommes surs. Alors que nos deux femmes se sont levées pour un voyage groupé aux sanitaires (comme seules les filles peuvent et savent le faire), la serveuse s’était approchée, pulpeuse et douce, pour débarrasser la table. Je crois bien que ni Michel ni moi n’avons esquissé mot, mais nous étions sous le charme, peut-être même (dans son cas, bien sûr) en train d’imaginer cette femme magnifique dans d’autres circonstances, quand elle s’est adressée à nous. Mutine.

« Soo, what are you guy’s plans for tonight ? »
Moment de grâce, temps suspendu. C’est Sophie Marceau qui nous invite à danser dans La Boum, c’est Jack qui sauve Rose dans Titanic. La question, soyons honnêtes dix secondes, était probablement sans aucune arrière-pensée. Mais dans le contexte, nous avons tous les deux eu l’impression qu’elle avait stratégiquement attendu que les filles soient parties aux toilettes pour nous aborder avec son sourire transperçant, ses yeux de coquine (pardon…) et son uniforme bien près du corps… Pour vous dire, c’était tellement énorme que même si nous avons tout de suite compris ce qu’elle disait, nous n’avons pas été capables de fournir en réponse plus qu’un « heuuuu » dans les premières secondes. En même temps, mettez-vous à notre place, cette femme délicieuse vient nous demander nos plans pour la soirée, alors qu’il est 22h, que Bushmills dort déjà, et que nos femmes sont absentes. Si c’était de la provoc’, on a mordu à l’hameçon. On l’a avalé, et il était délicieux.

Courageusement, nous retrouvons nos esprits, et lui expliquons que nous ferons sans doute un tour au bar avec nos épouses. Aussitôt qu’elle est partie, Michel et moi nous tournons l’un vers l’autre, en se regardant mutuellement le sourire aux lèvres :
«     -      Est-ce qu’elle nous a bien demandé ce que je crois qu’elle nous a demandé ?
-          Mais trop ! »
Cela nous met dans un état d’euphorie qui devient rapidement difficile à contrôler. Les filles sont de retour, aussi nous ne pouvons pas nous empêcher de leur raconter notre aventure. En en rajoutant sans doute un peu (dans l’une des versions, elle se penchait pour remonter son bas avec la jambe entre Michel et moi). Mais l’essentiel est là : nous sommes absolument catégoriques, flattés, et nos chéries ont soudain l’envie de demander l’addition pendant qu’il est encore temps. Car non, notre hypothétique liaison mentale avec la serveuse ne nous enlèvera pas, ne nous enlèvera jamais la qualité culinaire de ce repas extraordinaire. Nous partageons la note entre couples ce soir pour ne pas faire plonger les autres… Ce n’était pas si cher au final, étant donné la finesse et les souvenirs que nous en retirons sur l’excellente cuisine irlandaise (et son accueil…).


Nous retournons ensuite au bar, histoire de continuer la soirée. Les amateurs de billard sont toujours là, même s’ils sont un peu moins nombreux (et plus jeunes, bizarrement). Le patron nous reconnaît, accepte une fois de plus de trier à notre place les pièces sur le comptoir (avec leurs pièces qui ne se ressemblent jamais, je deviens fou). Pour Michel et moi, c’est le moment de faire honneur à la production locale : Michel prendra un verre de Bushmills « Black Bush » tandis que je me décide à siroter un Bushmills « Irish Honey » qui n’est pas exactement un whisky parce qu’il est coupé avec du miel de Cork. En tout cas, il réchauffe et il descend tout seul, je peux vous l’assurer. Malheureusement, c’est le moment que choisissent les filles pour gagner pour la toute première fois une partie de scopa en Irlande du Nord (décidément, pas un pays où nous n’ayons perdu avec Michel !). Après cela, nous ne resterons pas longtemps, car nous avons déjà commandé nos petits déjeuners, et qu’ils seront tôt. 

Couchés dans nos lits King Size, nous pouvons enfin nous réconcilier avec l’hospitalité Irlandaise : les maux de Derry sont effacés, nous voici avec une extraordinaire journée de souvenirs supplémentaires. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire