Lorsque nous suivons cette
minuscule bande de goudron qui passe à côté de l’abbaye, nous n’avons aucun
doute : dans une centaine de mètres tout au plus, nous n’aurons aucun mal
à trouver un espace sans muret, un chemin de terre allant se perdre dans une
jachère, voire (mais là on exagère) une table de pique-nique au milieu d’un pré
verdoyant n’attendant plus que nous. Sauf que ce muret, ce devait être une
version irlandaise du Mur d’Hadrien : impossible de trouver une quelconque
ouverture, le moindre chemin de terre, voire en extrapolant, pas le moindre
mètre carré perdu sur le bas-côté pour ranger notre 4x4 des villes… Et oh, il
serait si facile de le planter dans le ruisseau qui court sur l’autre flanc de
la route ! Nous allons faire un ou deux milles comme ça, avant de faire
demi-tour (grognements du conducteur de série) et de rebrousser chemin pour
aller se garer devant une ferme.
Au passage, on évite le drame
de peu. La route est ici si peu large que l’on roule au milieu. Et là
forcément, les réflexes reprennent le dessus : sans l’avertissement sec de
Julie, j’aurais croisé la première voiture venue (il n’y en a pas eu beaucoup,
mais une seule aurait suffi) en braquant du mauvais côté : bonjour le
contact frontal ! Heureusement que mes passagers veillent au grain… L’emplacement
que nous avons finalement choisi ne nous permet pas beaucoup plus que de manger
notre casse-croûte sur ledit muret. Mais au final ce dernier s’avère assez
large, pas si haut que ça, et nous offre un emplacement ombragé avec vue sur
les deux édifices médiévaux de la matinée : on aurait toujours pu demander
plus…
Bon, nous voilà au repas tiré
du sac type, celui qui va nous faire nos midis pour la quasi-intégralité des
dix jours sur place : sandwichs au pain de mie, jambon, tranches de
fromages industrielles. Le gastronome (qui ne sommeille pas souvent) en moi
était un peu rebuté au début, mais c’est pareil pour chaque voyage : avec
les diners à la pomme de terre et les petits déjeuners salés, on endort
l’estomac pour la journée, ou presque. Il ne s’agit donc que de reprendre des forces
pour nos longues aventures : beaucoup à voir, à marcher, conduire,
mémoriser aussi. Et puis ce serait quand même idiot de perdre l’attention sur
la route en fin de journée.
Rien de spécial dans ce menu
type, donc. Enfin, si on excepte le jambon typique irlandais. Je ne parle pas
du fait qu’il soit estampillé « Irish Pork », mais du fait que ce
dernier n’est pas conservé dans sa couenne. Non, à la place, il est entouré
d’une sorte de panure orange, à la texture épaisse et salée. Une vraie réussite
culinaire (comme quoi, quand on cherche bien…) ! Malgré le paysage qui
nous appelle à la sieste, il ne reste pas moins de 200 kilomètres à faire pour
atteindre Killarney et ce n’est pas notre dernière étape de la journée :
nous ne trainerons pas, et laissons bientôt Cashel, et ses hordes renouvelées
de touristes arrivés durant notre déjeuner derrière nous.
Il faut profiter du peu
d’autoroutes dont nous disposerons dans le voyage, aussi les premiers
trois-quarts d’heure se feront à une bonne vitesse de croisière. Nous
l’émaillerons de rires devant les noms des villages locaux, qui ne sont pas
moins drôles que ceux du centre de la France (femfontaine, je pense à toi). En
effet nous aurons d’abord droit à Kevin, qui doit être un charmant patelin,
suivi moins de dix minutes plus tard par son grand frère, CastleKevin. Si on
s’amuse en plus à compter le nombre de villages dont le nom commence par Kil,
on a pour des heures entières d’occupation. Bientôt pourtant, c’est notre tour
de quitter la quatre voies pour, comme en Ecosse, entrer sur ces routes
sinueuses, aux limitations de vitesse inexistantes et aux trainards
omniprésents. Comme au Royaume-Uni, les routes sont divisées en trois types, A
(les autoroutes), B (les routes de campagne ou départementales) et C (rien de
plus qu’un chemin de terre, mais il est sur la carte). Inutile de mentionner
qu’à partir de là, on est partis pour des heures entières (des jours, en fait)
de réseau B, voire B-qui-nécessiterait-des-travaux.
On découvre également que dans
ce pays, les panneaux décrivent bien la vitesse limite autorisée. Chez nous,
ils sont bien souvent considérés comme décrivant la vitesse limite basse
acceptée par les autres usagers… Mais en Irlande, non. Déjà, parce qu’il est à
90% du temps, impossible d’atteindre ladite vitesse. Ce n’est pas une question
de moteur, le moulin de notre Quashquaï est bien content de ronfler dans les
tours, mais bien une question de tenue de route. Parce que les virages, ça ils
connaissent. Vu que le pays est constituée d’une suite ininterrompue de
collines jusqu’à la mer, j’aime autant vous dire que c’est pas de la ligne
droite. Et comme chez eux, hors agglomération on ne trouve que des panneaux
« 100 » (on en trouve d’ailleurs sur des chemins absolument
improbables), il est souvent matériellement impossible d’atteindre cette
vitesse. Pour résumer le sujet, en Irlande, tu peux pousser l’accélérateur tant
que tu veux, secouer tout le monde dans la bagnole, faire des freinages de
dernière minute en début de virage… C’est open force-G en rase campagne.
Evidemment, ce genre de
situation inédite nécessite des ajustements, afin d’éviter que Julie ne soit
projetée sur Marie (ou inversement) dans les courbes parfois très en pente
qu’il faut négocier. Ensuite, le souci majeur qui va me faire froncer les
sourcils (et créer d’autres cheveux blancs) réside dans la largeur de la route.
Ce n’est pas forcément que les voies sont peu larges, encore que… Non, c’est
plutôt l’absence de marge de manœuvre qui est un peu inquiétant : sur le
bord de la route s’élèvent des massifs entiers d’arbres impénétrables du bocage
irlandais… Et cette haie de souvent 3-4 mètres de haut s’arrête précisément sur
les traits de délimitation du goudron. Pas d’erreur de conduite possible, on
dispose du même espace sur la route que l’on doive croiser une fiat 500 de
location, un tracteur ou l’inévitable bus de touristes un peu paumé.
Maintenant, on en rit comme d’une bonne expérience, mais croiser avec un
différentiel de 180 km/h un bus qui vous frôle le rétro droite avec des tulias
déjà presque sur le rétro gauche, c’est un peu claustrophobique.
Si en plus on
se remémore le montant de la caution, qui ne couvre pas les grandes rayures…
Le jeu est donc rapidement
devenu le suivant : à chaque camion, bus, tracteur que l’on croise, nous
nous mettons tous les quatre à crier, jusqu’à ce que le bruit du véhicule d’en
face couvre totalement nos propres sons. Marie crie de bon cœur… D’autre part
plus d’une fois entendrons nous les branches fouetter le flanc de la voiture
dans un « flap flap flap » qui m’a fait souvent grimacer. Mais il ne
faut pas croire que l’on fait du rallye toute l’après-midi non plus… Car comme
en France, lorsque la route est dégagée, c’est pour qu’un véhicule lent vienne
vous bloquer au prochain virage. On enchaînera tous les poncifs du genre, du
camion de foin (odeur garantie) à la caravane mal accrochée (visibilité -2,
vitesse 0) en passant par le fameux
« je-suis-touriste-donc-je-ne-passe-pas-la-troisième ».
Nous en viendrons même à avoir
un peu le temps long. Enfermé comme nous le sommes dans cette espèce de couloir
verdoyant avec des haies de chaque côté, impossible de profiter convenablement
du paysage. Les villages sont rares et inintéressants la plupart du temps (des
maisons de pierre, des portes colorées, une épicerie et la chapelle, pan, c’est
plié), et l’on ne peut rien voir des collines qui nous entourent. C’est un
regret par rapport à l’Ecosse, patrie des grands espaces, pays ou prendre la
route est un véritable délice tant c’est un régal pour les yeux, les
conducteurs, les soupapes et les passionnés de photographie. Ici, c’est juste
vert. Vivement la mer.
A force de dépassements pas
toujours hasardeux (on s’améliore avec l’expérience…), nous arrivons un peu
après 16 heures à Killarney, pour y trouver notre premier « B&B »
(bèdennebraikfaste, englishe power). C’est censé être plus qu’un simple
village, parce que c’est le chef-lieu du comté du même nom, que c’est LA ville
pour faire le Ring of Kerry, et qu’il y a pratiquement une chambre à louer dans
toutes les maisons avec plus de deux pièces. Pourtant, est-ce la fiabilité du
plan de Julie ou tout simplement que nous avons choisi la location appropriée,
j’ai l’impression de n’avoir passé que deux croisements lorsque nous sommes
déjà dans la bonne rue. Le quartier est résidentiel, c’est d’un calme
impressionnant. Naturellement, je vais rater le B&B au premier passage
(c’est ma faute à moi, si j’allais un peu vite pour faire un virage à
90degrés ?), mais nous trouvons bientôt de quoi nous garer dans la cour d’une
grande maison jaune, qui a l’air très sympathique. La propriétaire qui nous
accueille nous trouve dans son registre (soupir de contentement) et nous
montons immédiatement découvrir nos chambres.
Michel et Julie nous laissent
choisir pour ce soir, ce sera l’inverse la prochaine fois… Mais il faut dire
que ce n’est pas facile, les chambres dans ce B&B sont tout simplement
superbes, avec de grands lits (le nôtre dispose même de barreaux, je vous
laisse tout imaginer), une profonde moquette et de belles salles de bain. On s’y
sent très vite chez soi, et avec le voyage, le grand soleil et ces deux
premiers jours impétueux, on pourrait vite choisir de se prélasser pour ce qu’il
reste de l’après-midi. Mais nous ne resterons pas. Nous avons rendez-vous avec
nos amis à peine quinze minutes plus tard dans le salon (à la tapisserie rayée
de rouge) outrageusement décoré de centaines de babioles kitch, véritable
royaume à l’anglaise de la porcelaine inutile et des moulures dépassées, avec l’inénarrable
attirail pour se faire du thé posé sur son napperon brodé main. On s’est
équipés en pulls rayés, on a pris nos K-ways : nous partons à la mer, pour
aller dans l’un des villages les plus reculés de la côte…
Et tenter de voir les
baleines.
On va voir des baleines !!!!!
RépondreSupprimerCent !!!
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