Notre petite croisière
commence, pour nous quatre, par un réglage des réflex. C’est le moment de
sortir le zoom et le polarisant pour mieux voir sous la surface de l’eau (ou
contraire de faire de la mer un véritable miroir, mais passons). Le temps de
faire les premiers essais concluants, de voir que oui, on est capable
d’observer une bouée à plus d’une centaine de mètres et de confirmer que… Ben,
c’est une bouée, quoi, pas une tête de phoque. A remarquer que pendant les deux
heures et broutilles que vont durer le voyage, je vais m’acharner sur les
bouées comme un obèse sur une palette de Nutella : à force d’y croire, j’y
verrais presque des animaux.
Au fur et à mesure que l’on
sort de la baie de Ventry, je commence à avoir un peu peur pour le
matériel : les nuages qui étaient sagement restés à l’ouest semblent
s’être débloqués d’un seul coup, et fondent sur la mer en dévalant les flancs
verts des collines. Il va pleuvoir, ce n’est plus qu’une question de minutes.
Mais alors, comment va-t-on faire pour photographier les… Euh, les quoi, oui
c’est vrai, d’ailleurs ? Pour le moment, il n’y a pas beaucoup d’animation
sur le pont. Tout le monde regarde le paysage béatement (il y a de quoi, c’est
une beauté même avec le nuage), mais je ne vois personne dans le groupe pointer
la surface d’un air surexcité, crier « Baleine à Tribord » ou toute
autre expression du genre. Même l’équipage s’est doucement réfugié dans sa
cabine alors que nous commençons à suivre la côte de la péninsule de Dingle.
La saucée sera brève, et grâce
à nos K-way qui sont suffisamment larges, je peux garder le zoom prêt à
dégainer en une ou deux secondes avec un bon coup de tirette (remplacez par
braguette, ce n’est plus DU TOUT la même histoire). En attendant, pendant le
grain, on regarde tous la côte, qui défile à une centaine de mètres à droite du
bateau, toute en falaises qui vont de plus en plus haut, de roches noires qui
plongent dans les eaux d’un bleu profond parcouru par l’écume qui mousse au
sommet de petites vagues. En plissant les yeux, on croit apercevoir des phoques
tous les dix mètres, mais rien ne ressemble plus à ces bougres qu’un rocher
sombre et mouillé (si ça se trouve, on en a raté tout un groupe). En plus, il
ne faut pas parler de phoques trop fort, car dans la langue locale, c’est un
peu ambigu.
Alors que les dernières
gouttes nous arrosent copieusement, trois courageux décident de monter sur le
roof. Bien accrochés aux barres, ils ont l’air de passer un moment merveilleux
ballotés par les vagues : Marie est pâlichonne rien qu’à les regarder
passer à droite et à gauche. Bon. On rouvre les K-ways, mais toujours pas de
cétacé à l’horizon. Pas de dégagement d’écume révélateur, pas de saut intrépide
dans les eaux noires du détroit. Non, rien dans l’eau : pour passer le
temps, la majorité des touristes avec matériel photo s’entraine à capturer les
battements d’ailes des mouettes qui nous entourent, et qui par leur mouvements
brusques nous préparent aux inévitables rencontres avec les animaux marins :
ce sera peut-être un mouvement furtif, mais il ne nous échappera pas ! A
l’horizon, on voit entre deux rochers taillés à la serpe et qui s’élèvent au-dessus
de la mer, la silhouette d’un trois-mâts qui rabat ses voiles.
Saut temporel ou non, on le
saura vite car nous nous rapprochons du cap de Dingle, avec son chapelet de
petits ilots dont certains ne sont que rocs acérés et d’autres monticules
d’herbe d’un vert jauni par le sel marin. On se console avec un fun fact :
nous sommes au point continental le plus proche de l’Amérique. Entre les
nuages, des rayons de soleil viennent sécher le pont et jouer avec les pentes
de la côte. Le dernier hameau de trois maisons au bout du cap fait un sujet
magnifique, avec ses murs bas, ses clôtures inexistantes et les quelques
moutons qui se courent après juste au-dessus des à-pics. Et puis soudain, le
ronflement du moteur s’éteint. Je me rends compte que tout le monde est du même
côté du navire, et pointe un endroit du doigt. Et puis là, croyez-le ou non, on
a beau s’être exercé l’œil depuis une demi-heure, moi je n’y vois strictement
rien. Enfin, au début j’ai cru qu’ils pointaient un groupe d’oiseaux du doigt,
mais lorsque nous nous engageons dans un virage à tribord, je ne vois toujours
rien. Michel non plus, d’ailleurs, et les filles sont circonspectes :
serait-on les quatre seuls idiots à bord à avoir raté l’attraction du jour ?
Non, apparemment, il ne
disparait pas. Le second du navire prend le temps de me pointer la bonne
direction, et je finis pas apercevoir un aileron qui sort furtivement de l’eau.
Alors, dauphin, queue de morse, baleineau ? Rien de tout ça… Lorsqu’on se
rapproche, on nous apprend qu’il s’agit d’un poisson lune. Et en effet, l’animal
peu farouche se laisse approcher jusqu’à ce que nous soyons bord à bord. Lorsqu’il
flotte en surface comme maintenant, il a quelque chose de profondément
ridicule. C’est un poisson étrange, qui parait fin vu de face, et qui se laisse
flotter sur le côté avec ses nageoires qui s’agitent mollement au-dessus de l’eau
dans un flop flop assez lamentable.
Pour l’équipage, c’est
apparemment quelque chose de très rare. Ils le prennent tour à tour en photos,
et iront jusqu’à monter la pauvre bête sur le pont à l’aide d’une grande
épuisette. L’occasion de constater que la bête est réellement ridicule, même si
assez impressionnante une fois hors de l’eau.
Le poisson lune est un animal
qui vit à 200-300 mètres de profondeur dans les régions tropicales. Pourtant,
une à deux fois dans sa vie, il décide de remonter dans les mers du nord et de
se laisser flotter près de la surface comme ici. Sur le coup, nous sommes
impressionnés… Et surtout, cela va peut-être débloquer notre compteur, n’est-ce
pas ? Un poisson lune, des mouettes et… Bon, pour le moment, pas grand-chose
de plus. En passant d’une île à l’autre, on se rapproche du grand trois mats
qui a jeté l’ancre à l’abri de rocs s’élevant plusieurs dizaines de mètres au-dessus
de l’océan. On ira jusqu’à en faire le tour (ça fait de très belles photos, et
puis… peut-être qu’ils ont vu quelque chose, eux !). Ce sont des français,
comme en témoigne le drapeau attaché en poupe, sur laquelle cinq à six
touristes nous regardent approcher puis repartir.
Le capitaine annonce un changement
de plans. Comme il ne repère aucun animal sur les coins habituels de la côte,
il va s’en éloigner jusqu’à ce que nous soyons à mi-distance entre Dingle et le
Kerry. J’essaie de discuter avec le jeune second, mais si j’arrive à comprendre
ce qu’il nous dit, lui ne semble pas capter trois mots de mon anglais (dont j’étais
très fier jusqu’à ce jour). Tout ce que je voulais, moi, c’était savoir quels
indices regarder pour avoir une chance de voir un cétacé… Alors apparemment, il
faut regarder les groupes d’oiseaux marins : là ou chassent les baleines,
il y aura des cormorans, des mouettes et autres bestioles à bec pour se
repaître des restes. Et nous croiserons bien, quelques minutes plus tard, tout
un banc de ces oiseaux… L’œil rivé à l’objectif en zoom, je scrute chaque
vague, jusqu’à ce que mes yeux finissent par me jouer des tours. Rien. Il n’y a
rien, et d’ailleurs à l’arrière du Blasket Princess, les touristes se résignent
un peu. Julie et Marie discutent en se prenant en photo, Michel regarde le beau
contraste que nous offrent les falaises, les nuages et les rayons de soleil (de
plus en plus nombreux).
Je décide de rejoindre les
acharnés, sur le roof. Ici, toutes les directions sont couvertes par les
jumelles et un zoom qui fait passer le mien pour un jouet. Un allemand parle à
son gendre, et je tente de ne pas écouter la conversation (ils ont le syndrome
de l’étranger : « qui pourra bien comprendre ce que l’on raconte à
2500 bornes de chez nous ? ») tout en regardant la mer. Mais au bout
d’un moment, notre attention baisse également. On se laisse bercer par le
vrombissement doux du diésel, balloter au vent sur le roof, tandis que quelques
vagues d’étraves finissent par nous arroser à notre plus grand plaisir. Le
paysage est magnifique. Le Kerry est fièrement découpé en falaises vertes,
tandis que Dingle, plus sauvage, présente un profil un peu plus doux. A l’horizon,
les sommets de l’Irlande… Nous en tenterons un demain, c’est à ce moment-là qu’on
se décide : le second et les autres touristes nous révèlent à l’unisson
que c’est chargé de touristes et que c’est un peu survendu… Il n’en faut pas
plus pour nous décider à faire de la randonnée !
Il y aura un second pic d’adrénaline.
Une fois de plus, tout le monde se précipite, les bras se tendent vers la mer
(et une fois de plus ce n’est pas moi qui l’ai vu). Le moteur coupé, on se
rapproche à nouveau. Alors, alors ? Vous n’allez pas me croire : un
autre f***ing poisson lune ! Incroyable ! Et une fois de plus, tout
le monde est content, enfin, surtout l’équipage. Moi je n’aurais pas été contre
le fait de le laisser dans l’eau, ce pauvre poisson. Mais bon, ça a l’air d’être
suffisamment rare pour que le capitaine et son second fassent plusieurs essais
pour l’attraper, et le montrer fièrement au reste du groupe. Un autre coup d’œil
à ce profil bizarroïde, ces beaux yeux globuleux, et… Et ma foi, nous rentrons
vers Ventry.
Les trois comparses finissent
par me rejoindre sur le roof, et nous passons nos derniers instants sur la mer,
passant de droite et de gauche sur les flots en respirant les embruns. Il fait
frais, mais nous avons les lunettes de soleil... Et cette lumière !
Inoubliable. Mais bon, maintenant qu’on a raté les baleines, vivement qu’on se
retrouve au pub : il se fait sacrément soif !
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