Même en haussant le pas (ce
n’est pas possible bien longtemps) nous sommes vites rattrapés. Un type, qui
n’a même pas la décence de porter un sac à dos (et quand il va pleuvoir,
t’auras l’air malin) mais arbore fièrement un t-shirt jaune rentré dans son pantalon
de marche, nous dépasse au pas de course. Et comme un peu partout, entre
randonneurs, nous échangeons un « hello » amical. Enfin, ici, amical
mais louche. Déjà parce que le « Hello », même s’il ne s’agissait que
d’un seul mot, sonnait vachement français. Bon, là, passe encore. Mais il ne
nous a pas dépassé aussi vite qu’on ne puisse rien lire de ce qui était écrit
sur ledit t-shirt (le jaune, on a beau dire, ça attire l’œil). Un français,
nous en sommes surs à présent. Aucun de nous ne saura finalement dire s’il
était pressé pour une raison ou une autre, s’il montait à une telle cadence car
il était fâché ou si tout simplement il essayait ses nouvelles bottes de sept
lieues (elles marchent).
Quant à nous, nous arrivons
quelques minutes plus tard au bord du lac d’altitude qui va constituer notre
terrain de jeu pour les deux prochaines heures. C’est de là que partait notre
petit ruisseau ,de ce beau lac de retenue, au bleu pur et profond, sa surface
sombre ridée par le vent qui rabat nos capuches. Derrière nous, l’infinie
étendue du Kerry. Killarney se fond dans le paysage, le grand lac et ces mille
ilots paraissent maintenant minuscules, presque bas de carte vis-à-vis des
grandes plaines vallonnées qui s’étendent sur des dizaines de kilomètres vers
le nord, tandis qu’à l’ouest nous voyons jusqu’aux premières falaises de
Dingle, là où hier encore, nous étions en compétition pour voir la mer en
premier.
Le Devil’s Punchball (le mec
qui a donné les noms des lieux remarquables du coin était un génie) est bordé à
sa gauche par une région assez plane mais très rocailleuse, et à sa droite par
un véritable mur, une crête sur laquelle on voit se dessiner en contrejour la
silhouette de notre mystérieux français sur le ciel gris. Le chemin faisant de
toutes façons le tour de tout le massif, nous démarrons par la gauche (après
notre grosse montée, autant faire une petite pause et commencer doucement)… La
raison officielle et finale qui l’emporte sera la qualité déplorable de nos
vessies communes : il n’y a pas, sur le flanc droit, un seul buisson qui
soit compatible avec les envies du moment. Et avec des randonneurs qui
surgissent au pas de course… Pfiou, un seul touriste et plus rien ne tourne
rond.
La rive est bordée de
gigantesques blocs de pierre claire, posés dans la tourbe noire, créant un
contraste saisissant. Et quand je vous parle de blocs, je pèse mes mots :
certains font aisément la taille d’une cabane, voire d’une petite maison. Et
parmi eux, certains sont de véritables cubes façonnés par une nature capricieuse,
qui aime à mettre des motifs géométriques là ou rien ne devait les justifier.
Aussi nous en faisons notre terrain de jeu éphémère, montant tour à tour sur
ces énormes tables de pierre, faisant mine de plonger dans les eaux noires…
Dérangés, quelques moutons nous regardent en bêlant, cris qui se réverbèrent
sur toute la cuvette : quel vacarme nous devons produire sur le versant
opposé !
Alors que nous longeons ce
petit lac, nous sommes un peu plus attentifs aux endroits où nous posons les
pieds. Le sol est humide, et des couches de tourbe à notre gauche témoignent du
sol imprégné : ce qui est vicieux dans ce genre d’environnement, c’est que
cette terre moussue peut très bien recouvrir de vingt ou trente centimètres
d’épaisseur une grosse flaque, voir un second lac tout entier. Enfin, cela
dépend de l’environnement, mais Julie et moi en sommes familiers depuis notre
voyage en Ecosse, qui coté tourbe nous a réservé des surprises (le marais des
Morts, vous connaissez ?) Ici, il y a toujours des pierres dont le poids
excède le mien, donc nous ne risquons rien (vu le poids de mes camarades, si je
passe avec un sac à dos, ils n’ont aucune peur à avoir).
A l’opposé de la retenue du
Devil’s Punchball, le chemin s’incline vers la droite, et monte sur cette fameuse
crête, de près d’une centaine de mètres de dénivelé en un rien de temps. Mais à
l’effort on peut compenser la vue. En effet, sur le bord de cette cuvette on
découvre le flanc opposé de la montagne, et c’est à couper le souffle. Sur
plusieurs centaines de mètres, la roche couverte de mousse et de buissons
bouffants plonge à la verticale sur un second lac, qui nous parait bien loin…
Près de trois ou quatre cent mètres de chute libre pour y arriver, mais en
sautant du bord… Bref, c’est raidasse comme tout : Marie ne s’en
approchera pas, laissant Michel faire les photos pour eux deux. C’est que nous
mitraillons le coin à coup de déclencheurs : même si le ciel promet des
retouches difficiles, pas évident de se freiner, ici.
Le sentier faisant finalement
une boucle autour du lac, nous finissons par retrouver notre randonneur
français. Il devait être en quête de son compagnon, tout à l’heure, car à
présent ils sont deux hommes. Et comme nous savons qu’ils sont français, nous
n’hésitons pas à les aborder. Aucun intérêt au final : le randonneur fou
est un vosgien (pour un peu, on s’en serait douté) et son ami est de Saône et
Loire… Avec un accent qui n’a rien à envier à un chti, pour le coup. C’est
bien, on a fait connaissance, maintenant retournons à notre montagne. Dès
qu’ils sont partis, le massif est tout à nous.
La récompense est à la mesure
de l’effort, et arrivés en haut sur la crête au-dessus du Devil’s Punchball,
nous sommes gratifiés d’une vue proprement hallucinante. C’est comme si tout le
sud-ouest de l’Irlande nous était étalé devant les yeux. Les lacs, les collines
(plus si vertes, vues d’aussi loin) et les innombrables massifs qui s’étendent
à notre gauche jusqu’à perte de vue. De là, où nous pouvons installer trépied
et retardateurs, nous tentons (avec plus ou moins de réussite) à faire des
photos de groupe. Impossible d’en faire une seule ou nous sautons tous
ensemble, malgré le mode rafale. Suit une véritable séance de photos en couple.
Et puis peu à peu, tout en gardant les yeux rivés sur le lac (il n’est pas en
contrebas, il est littéralement sous nous) nous nous cherchons un endroit
abrité du vent pour manger. Force est de constater qu’il faudra encore
patienter un peu : là- haut, il n’y a pas des masses de coins à l’abri du
vent. Pas une plante qui dépasse les trente centimètres, pas un bord de
tourbière qui soit absolument sec.
Bon, c’est définitivement
suffisant pour y marcher tout de même. Un paysage lunaire, de différents
plateaux d’herbe plane posés sur des monticules de tourbe noire. Et de l’autre
côté ? Le ring of Kerry. Tout entier. Au centre, dans les nuages, il y a
ce fameux massif, le plus haut de l’Irlande, que nous ne regretterons
jamais : notre ballade est unique. Le paysage, époustouflant, la nature
sauvage et l’effort… Bah, dans les limites du raisonnable. Finalement, nous
commençons à descendre, devant une étendue de nature extraordinaire : nous
faisons face au lac de Killarney. Je fais quelques essais avec la Go-Pro sur la
tête, ce qui n’est pas évident parce qu’une fois le bandeau en place, je n’ai
aucun moyen de savoir si cette dernière est allumée. Un véritable stress, qui
va déteindre sur mes compagnons (on sent bien la frustration, au trentième
« c’est allumé ? »). Mais pour l’heure ils ont encore un peu de
répit : Michel et Marie, partis un peu en avance, ont pu nous trouver un
repli de terrain au sec, pour lequel une ligne de roches fait un véritable banc
naturel. Avec une vue pareille, on ne se fait pas prier.
Ici, à des kilomètres de rien,
on savoure nos calories perdues à coup de fromage en tranche, de tomates
croquées à s’en asperger le K-way, de pain de mie complet bourré de jambon
local. Quelle saveur spéciale, du goût couplé à l’effort, du mérite et de l’infinie
beauté du paysage de l’Irlande sauvage. On s’en rince l’œil un moment, jusqu’à
vouloir prolonger la pause et faire une petite sieste sur place… Malgré tout il
y a débat, et quelques rafales de vent finissent de nous convaincre que, pour
éviter l’angine, il serait bon d’entamer la descente jusqu’à la voiture. Petit
à petit, on se rapproche d’abord de la surface du Lac, à qui nous faisons nos
adieux… Il est dans l’état même ou on l’a trouvé. Calme, noir, silencieux et
réfugié dans son massif écrin. C’est comme si dans plusieurs siècles, on
pouvait toujours le trouver exactement pareil, comme si le temps n’avait pas
d’emprise ici.
Enfin, sur le chemin, c’est un
peu la même impression, mais plus terre à terre : ça n’avance pas !
Le retour nous parait tout simplement éternel. En soi, c’est plutôt signe d’une
bonne performance : nous avons beaucoup marché à l’aller… Par contre, ça
n’en finit pas. La descente est technique, puisque le chemin ne serpente pas,
se contente de suivre le fameux ruisseau sans varier d’un iota. C’est un peu
comme descendre une suite ininterrompue de marches inégales et parfois
glissantes. A l’arrière, je m’amuse avec la caméra pour passer le temps, en
faisant différents plans larges, et en me demandant si ça ne bougera pas trop
sur la vidéo. Je discute avec Marie, de cet enfant qu’ils attendent. Des peurs
qui vont avec, de leurs attentes. Puis on passe carrément à l’humour, en
adaptant toutes les chansons (dont, impossible de passer à côté, le fameux
Connemara, ou bien l’Irish Rover) sur le thème de ces imbéciles de la télé qui
nous ont pondu le tube de l’année 2013 : « Et quand il pète il troue
son slip ».
Au moins, personne ne nous a entendus.
Michel finit par en avoir
marre, il lâche les chevaux de temps en temps, part dans des grandes foulées qu’il
est le seul capable de faire, puis parvenu sur un petit promontoire, il attend
que nous l’ayons rejoint, un peu plus péniblement. Voir la voiture, au départ c’est
rassurant (on se dit qu’elle est à portée de main), mais au bout d’un moment c’est
trop. Elle ne se rapproche pas ! Bon… Evidemment, ça nous parait long
comme ça, mais ça n’a pas duré si longtemps, cette descente. On en avait plein
les jambes, on venait de manger, c’était un effort supplémentaire. C’est qu’un
voyage comme ça, ce n’est pas de tout repos ! Plus on veut en faire, plus
il faut être prêt à sacrifier les heures à se prélasser, profiter du B&B…
Lorsqu’on rejoint la voiture pourtant, il n’y a qu’une seule envie et elle est
unanime : se relâcher et goûter au plaisir d’une bonne douche ! Après
l’interminable changement de chaussure (et j’ai les pieds gonflés, et ça glisse…),
tous en route pour Killarney !
"Et là, elle est allumée?" était effectivement une phrase entendue à plusieurs reprises ce jour-là et les autres...
RépondreSupprimerUn texte avec une petite touche de mélancolie, avec des accents oniriques, quand tu décris les paysages... c'est joli !