mercredi 30 juillet 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 37

Episode 37: Petit bout de Marais

Le départ pour l’ascension sera un peu chaotique. Il faut dire qu’après une bonne heure et demie de conduite, nos vessies sont très sollicitées et se rappellent à nous. Hors sur cette montagne pelée autant que sur les hauteurs alentours, on n’aperçoit ni arbre ni buisson à des kilomètres à la ronde. Il faut donc jouer avec les herbes hautes, se cacher avec la voiture… Toute une aventure. Personnellement, je manque de faire une chute de quatre mètres dans un ruisseau en m’abritant un peu trop derrière les bords d’un petit ravin. Heureusement, la bruyère qui pousse ici se laisse agripper par poignées sans faillir ! Remis, habillés pour la marche, nous nous lançons dans l’ascension du mont Errigal. Le petit parking pour les randonneurs, délimité par un joli petit muret, est plein. Il faut préciser que même si nous avons perdu la notion du temps au cours de notre extraordinaire road-trip, on est quand même samedi. Et même s’il ne fait pas très beau, la montée a attiré du monde ! On distingue dans la pente plusieurs groupes de marcheurs, éparpillés sur tout le versant. Mais enfin, ils ne pourraient pas suivre le chemin ?

Quelques mètres plus loin, l’évidence nous saute aux yeux. Non seulement il n’y a pas de chemin dans la première moitié de l’ascension, mais en plus l’état du terrain fait que chacun y va de sa propre initiative. Expliquons-nous : sur les huit cent mètres devant nous, même si le dénivelé n’est pas extrême, ce qui ressemble de loin à un vert pâturage n’est autre qu’un terrain boueux et détrempé, au sein duquel fleurissent les touffes d’herbes hautes et vertes qui donnent la signature visuelle du coin. C’est Marie qui en fera la première les frais. Nous prévenant par un « est-ce que c’est vraiment mou ? », elle s’élance vers une zone détrempée, pour s’y enfoncer d’un seul coup presque jusqu’en haut de ses chaussures de marche. Ouf ! On a su dès ce moment-là que ce ne serait pas facile. Il ne suffit pas de se diriger vers le haut, où un cairn nous attend, il faut aussi constamment relever la tête, calculer un chemin qui ne soit pas un simple cul de sac devant une grande flaque… Nous y perdons beaucoup d’énergie, car on monte beaucoup en zigzag, devons régulièrement sauter au-dessus de quelques ruisseaux, et analyser au moins à l’œil la consistance du terrain.

Passé les cent cinquante premiers mètres, nous avons tous les chaussures plus ou moins dégueulasses. Cette terre tourbeuse et trempée semble s’accrocher partout. Pourtant, nous refusons d’abandonner comme le font certains des autres marcheurs que nous croisons et qui choisissent, perdus pour perdus, de tracer un tout droit dans la boue et la flotte… Nous tentons de marcher de touffe d’herbe en touffe d’herbe, de chercher les lits de cailloux blancs qui émaillent tout le versant, d’improviser des sentiers... On se sent un peu comme des Gollums dans le sentier des morts. Et puis, je ne voudrais pas dire, mais il se fait sacrément faim. Comment allons-nous alors pouvoir trouver un spot plus ou moins au sec ? L’occasion se présentera une dizaine de minutes plus tard. Alors que la pente est de plus en plus prononcée, il y a quelques cassures dans ce grand tapis herbeux, comme si quelques pans s’en détachaient quelque fois. Et sous ces lambeaux de chair de montagne déchirée, il y a plusieurs zones rocailleuses. C’est là que nous allons nous installer, plus ou moins abrités du vent, profitant des petits blocs éparpillés pour en fait des sièges. Ce n’est pas le Ritz, c’est certain, mais pour un énième repas sur le pouce, cela sera amplement suffisant.

Nous allons même abréger l’expérience. Déjà parce qu’il nous reste le plus difficile de la montée : on s’est bien aperçus dans le début de l’ascension que le gros de la pente serait moins frustrant mais beaucoup plus technique. Ensuite, parce qu’il commence à pleuvoir doucement, et que nous faisons une petite overdose de mouillé. Bizarrement, on se sent plus à l’abri en mouvement, bien réchauffés par l’effort sous nos K-ways. Bientôt, la côte devient plus prononcée, et Michel qui est aux avant-postes finit par nous repérer un chemin de chèvres qui ne soit pas à la fois un sentier et une rivière en devenir. Nous soufflons fort devant la tâche : on monte à l’irlandaise, sans un seul virage. C’est gratifiant, car on monte vite en altitude, et le paysage d’une beauté cristalline se révèle vite… 
Mais pour l’effort, c’est difficile. Lorsqu’enfin nous arrivons au cairn, notre point de référence, nous savons que nous avons passé la « zone verte ». Devant nous, le chemin nous montre la voie : la traversée en « tout droit » d’un flanc de la montagne tout en pierrier, puis la partie finale de l’ascension. Après un petit rafraîchissement, nous montons. Cette fois, il faut faire gaffe à ne pas glisser : entre les rochers, le sol est dans un gravier fin et traître, et certains cailloux réservent de mauvaises surprises.

Nous sommes dépassés lors d’une pause photo (et vidéo, aujourd’hui j’ai la GoPro sur la tête) par une troupe hétéroclite, que l’on croit d’abord être un centre aéré, avant de se rendre à l’évidence : il s’agit d’une seule famille. Les huit ou neuf (passé un seuil, on ne compte plus, rappelez-vous) marcheurs se débrouillent tellement n’importe comment que nous croirons une bonne dizaine de fois que l’un d’entre eux repartirait en ambulance. Pas de chaussures de marche (et même, des sandales pour les gamins), pas de vêtements de pluie, tout au plus un survêtement de sport pour les plus chanceux… Nous fronçons les sourcils sans retenue. Quelques minutes après le cairn, il ne pleut plus. Et nous nous retournons toutes les deux minutes pour admirer la dimension totalement épique du paysage. Sorte de rideau vert plissé et étalé sur un relief tourmenté, la région alterne avec la météo qui est lui est propre, entre versants brillamment éclairés et flancs sombres et mystérieux. C’est le ciel qui déploie mille couleurs aujourd’hui, des variations du gris au bleu, qui vont se refléter au sol jusqu’à la mer, une dizaine de milles plus loin.

Nos chaussures de marche sont un peu impuissantes ici : le gravier fin roule sous nos semelles crantées et menace de nous étaler sur un tapis peu homogène de cailloux blancs et effilés. Le degré de la pente est à faire frémir un grimpeur du Tour de France, et malgré le paysage, nous soufflons beaucoup. Bien sûr, la récompense est au rendez-vous, puisque l’immensité se dévoile de plus en plus au fur et à mesure de notre ascension. L’un des points d’orgues de la montée, c’est le versant Nord-Est de la montagne, aussi abrupt que la pente d’un volcan. C’est d’ailleurs la plus proche analogie, tant le dénivelé visible sous nos pieds est impressionnant et semble vertical. Michel et moi en sommes persuadés : en Wingsuit, ça passe sans soucis ! 

Dans ce déchaînement de verticalité qui donne un peu le vertige aux filles, quelques rochers saillants sont pointés vers le ciel, comme des pieds de nez à l’érosion et à la terrible pression de la gravité. J’essaie en vain de capturer le moment avec la caméra que j’ai sur la tête, mais il n’est pas facile d’avoir une bonne idée de ce que l’on filme malgré le grand angle. Dans les montées, le plus souvent, c’est quand même les fesses de celui ou celle qui nous précède (en l’occurrence, Marie, mais je m’en rendrai compte à mi-pente). Et puis le son, comme on s’en rendra compte à notre retour, n’est guère que celui de mes pas, rythmé par ma respiration profonde, et mes commentaires émerveillés sur la beauté immense de ce pays.

Lorsque nous nous rapprochons du sommet, on retrouve une grande partie des touristes (bref, les autres marcheurs) qui ont leurs véhicules garés à côté du nôtre. Plusieurs redescendent, et j’ai droit à des regards pour la plupart très curieux étant donné ce que je porte sur la tête. Avec un petit complexe, je me demande plusieurs fois si ce n’est pas parce que j’aurais un air ridicule avec, mais j’entendrais deux anglophones discuter des différents modèles en me dépassant et montrant du doigt, donc je serai rassuré pour le reste du trajet.

Alors que nous pensons arriver au sommet, Errigal nous réserve une petite surprise : ce dernier est en fait surplombé d’une crête, que l’on ne voit pas depuis le parking et qui monte quelques dizaines de mètres plus haut qu’un second cairn. Les gens sont nombreux ici (oh oui, au moins dix-quinze, tu imagines), assis sur la crête, avec une vue de part et d’autre proprement époustouflante. Sur le versant Ouest, le soleil joue de ses reflets dans la myriade de petits lacs disséminés dans cette grande région de nature (les premiers champs sont à l’horizon, il n’y a pas une maison), à l’Est, les nuages passés jouent de leurs ombres et des rideaux de pluie pour créer une alchimie toute particulière. Et au Nord… Au Nord, on ne voit rien, car un nuage (nous sommes pile à hauteur) se déploie doucement vers les plus hauts reliefs du Mont Errigal. Nous prolongeons notre marche jusqu’au bout de la crête, jusqu’au véritable sommet, et nous sommes comblés : l’effort a payé ! Ce n’était pas si long, mais sacrément intense ! Julie a sorti le petit appareil pour faire un dernier panorama… Mais ce ne sera finalement pas possible. 

Comme tendant ses bras blancs pour enserrer le toit du Nord de l’Irlande, le nuage encercle le sommet en quelques secondes à peine. Des volutes plongent au-dessus de la crête comme une vague de grande marée. La brume se répand, au-dessus, à gauche, à droite, si bien qu’en quatre ou cinq inspirations, nous sommes comme coupés du reste du monde. La visibilité est tombée à moins de dix mètres, la température a chuté, on n’y voit bientôt plus rien. L’heure, pour nous, de savourer une pause, en sortant des bananes, que nous mangerons dans l’inconnu, tout à notre plaisir d’avoir battu Errigal.


Il pouvait toujours nous priver de la vue, mais pas de notre joie. 

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