Nous expédions le déjeuner en
quelques minutes à peine. Pas besoin de s’attarder pour la vue, puisqu’à part
les gouttes qui s’écrasent en rythme sur le pare-brise, c’est assez limité.
Nous prenons à peine la précaution de ne pas manger comme des porcs car il nous
reste mine de rien presque la moitié du voyage à faire dans cette même voiture.
Flute. Nous avons comme l’impression qu’on nous a joué un mauvais tour, tour
dont la fin ne serait pas encore annoncé : on a beau toujours rire tous
les quatre, ça devient salement crispé et sarcastique. Lough Maskey. Tu parles.
Comme on dit dans le jargon, nous avons bien les boules. A tel point que
finalement nous décidons de prendre le dessert à Roundstone, à l’abri dans
notre magnifique petit B&B. J’en oublierai complètement mon cake aux fruits
confits, qui aurait pu me remonter le moral (souvenez-vous, je ne le partagerai
pour rien au monde).
Et pour coller avec l’image
globale du moment, je me coltine des imbéciles sur toute la route du retour, un
qui clairement aurait du s’inscrire sur circuit, et un autre dont soyons-en
surs, la pile du pacemaker avait lâché. Je deviens franchement grognon, et
c’est pire encore lorsque Marie et Michel, pauvres inconscients qui n’ont pas
vu les volutes de fumée se dégager de mes oreilles, me le font remarquer. Julie
aurait presque pu les prévenir : un franc silence aurait été la meilleure
solution. A la place de quoi les remarques « calmes-toi tu es
énervé », criantes vérités que je ne veux jamais entendre, résonnent en
boucle dans mon esprit. J’ai presque envie de m’énerver franchement, juste pour
leur montrer que là, on en est qu’à la mise en bouche, à l’apéritif. On en est
aux verrines de l’énervement, là, les gars. Je peux sortir la choucroute, j’en
suis à deux doigts. Julie l’a bien compris, qui ne dit rien mais se contente de
me tapoter la jambe (ça ne change rien, mais je me calme en sachant qu’elle
sait que je suis chaud bouillant).
J’aurais l’occasion de bouder
tranquillement dans notre chambre, le nez vissé sur mon bouquin en attendant
mon tour pour la douche (comme si on n’avait pas eu assez de flotte sur le coin
de la gueule, franchement). Les bouquins, c’est magnifique. La projection fait
que, en quelques minutes à peine, je ne suis plus sous la couette à Roundstone,
mais à Vienne et au Pakistan avec Jack Ryan Junior. Traquer les terroristes, il
y a pas, ça repose. Ca détend. Une demi-heure d’espionnages en tous genres plus
tard, je peux tranquillement aller penser à autre chose sous la douche, et
refaire le plein d’énergie. J’ai presque l’impression, en revenant dans la
chambre, que le ciel s’est un peu dégagé. Tenterait-on une sortie ? Je le
propose à Julie, qui accepte, frustrée d’avoir à passer plus d’une heure assise
dans la chambre en attendant Godot (ou la fin de la pluie, allez savoir). Mais
cette échappée, nous la tentons en solitaires : pas question de perdre du
temps, et puis comme on ne les a pas prévenus, on ne voudrait pas déranger nos
voisins au milieu d’une activité sportive de couple.
Une fois dehors, ça sent
encore l’humide, mais au moins on n’est pas obligés de mettre les capuches. Nous
cherchons d’un bon pas un chemin pour monter sur la colline située derrière le
village, qui devrait en toute logique offrir une petite vue sur Roundstone et
les quelques bras de mer situés dans le coin. La fin du village, nous
l’atteignons facilement (tournez à gauche, voilà, encore cinquante mètres, et
voilà). Il y a ensuite un enchaînement de fermes et de granges plus ou moins
désertes. Nous passons (comme d’habitude) à un cheveu de nous faire dévorer
vivants par un gros spécimen de chien, avant d’arriver en pleine nature. Ici,
le paysage n’est pas arboré, il n’y a que des buissons qui se sont agrippés à
la pente de la colline jusqu’à son sommet, montrant avec de véritables bosquets
de fougères, des centaines de teintes de vert, de jaune, de bruns qui s’échelonnent
à perte de vue. Malheureusement, la perte de vue, ce n’est bientôt plus que
cent, puis cinquante mètres. Puis même vingt, en fait, avec du vent et… Oui,
vous l’aurez deviné, de la pluie. Le grain s’est levé en quelques minutes,
comme surgi de la mer, comme tombé d’un nuage beaucoup plus haut.
C’est fou
quoi, on ne peut pas sortir tranquilles cinq minutes sans se prendre le déluge.
Heureusement, nous avions prix
nos imperméables, mais ça ne rend pas l’expérience plus plaisante. Nous tentons
quelques vannes entre nous, mais en gros, nous nous contentons de rentrer au
B&B le plus rapidement possible. Sans un mot, je me remets sous la couette,
ressors mon bouquin, et m’y plonge avec une ardeur renouvelée. Julie s’en va
dans une des siestes dont elle a le secret, endormie en quelques secondes à
peine. C’est reparti pour l’espionnage. Les comptes bancaires des terroristes
les ont trahis, et leur intermédiaire se fait filer à Vienne. La ville a l’air
sympathique, mais l’action dérape bien vite avec une bavure : le principal
suspect se fait renverser alors qu’il est sur le point de révéler des
informations capitales. Retour à la case départ pour l’équipe d’investigation,
qui va devoir revoir les détails en profondeur…
Quoi ? Comment ça,
« on aimerait aller à la plage » ? Vous vous êtes cognés la
tête ? M’enfin, regardez dehors, il pleut à torrents, et… Ah, ben non en
fait. Minute. C’est très fort, parce que le Connemara nous a joué un tour qui
n’appartient qu’à lui. Le temps que je poursuive mes investigations à Vienne,
tout le gris a été remplacé par un bleu resplendissant. On devine un bon vent
du large, et il n’y a plus une seule volute à l’horizon. Attention, je suis un
peu frustré, donc pour moi ça ne change pas l’envie du moment. J’ai commencé à
bouquiner, on ne pourra pas m’en déloger aussi facilement. Malheureusement pour
moi, ce n’est pas aussi simple que de se retourner dans ce grand lit double.
Julie vient me voir. M’expliquer que nos amis aussi ont envie d’aller voir la
plage, que Marie a toujours son pari à respecter, que c’est sans doute l’unique
occasion, et que cela ferait du bien à tout le monde de voir un peu l’extérieur
sans avoir la paranoïa de remettre la capuche toutes les trente secondes.
Enfin, du bien à tous, sauf à moi. Je veux lire. Mais bon, il faut quand même
se rendre à l’évidence. Déjà, je suis marié, ce qui ne me donne pas toujours
voix au chapitre. Et puis ensuite, il n’est pas difficile de comprendre que si
le temps se maintient, je serais tout à fait à l’aise pour lire à la plage.
Ainsi donc nous sommes
ressortis, même si j’étais à reculons. Je pense que Marie et Michel ont bien
compris que j’étais encore un peu d’humeur bougonne (ou alors ils ont été
briefés à mon insu), et ils respectent la distance de sécurité, ne tentent pas
de nourrir l’animal à travers les grilles. De mon côté je récupère vite, parce
que là dehors, c’est quand même une splendeur, quand on a de la visibilité.
Nous longeons pour quelques kilomètres une côte très découpée, sans falaises
mais saturée de petites criques, de replis, de failles dans ce granit épais qui
parcours toute la côte jusqu’au pied des collines. Comme en Bretagne, d’épais
taillis sont fichés dans les roches, de petits murets de pierre séparent champs
de cailloux et arbres séculaires. Guidé par mes camarades (ils ont bien compris
que je ne ferai pas l’effort, j’ai encore le Lough Maskey bien en tête), je les
conduis à un petit parking, un peu en surplomb mais néanmoins léché par les
embruns, juste au bord de la mer. Et a notre droite, la plage.
Nous décidons de marcher un
peu le long de la ligne d’eau, de flâner entre terre et mer. Et deux cent
mètres plus loin, nous établissons notre camp de base. Je ne me fais pas prier
pour choisir un rocher, m’y caler profondément, et je sors mon bouquin.
Difficile d’imaginer plus bel endroit pour lire (je vous parlerai du Mozambique
un autre jour), les pieds nus enfoncés dans le sable chaud, la nuque caressée
par le soleil retrouvé, et les cheveux en bataille par l’une ou l’autre
bourrasque de vent. Un catamaran guidé de main de maître tire des bords à
quelques mètres du sable, tandis que quelques mouettes curieuses se sont
rapprochées de nous, pataugeant dans le sable mou effleuré par la mer. Le nez
plongé dans mes pages, je rate le déshabillage de Marie (qui dans tous les cas
ne m’était pas destiné), et reprends l’action sur les cris coordonnés du reste
de l’équipe. Lors de la préparation du voyage, Marie s’était exclamée dans un
seul souffle qu’elle n’hésiterai pas à se baigner en Irlande, faisant fi des
températures, de la météo ou du fait que le pays n’est pas connu pour ses
plages.
Puisque nous en avons trouvé
une, de plage, elle est restée fidèle à sa parole. Et là ou clairement je serai
retourné lire mon bouquin (vous ne le savez peut-être pas mais l’eau n’est pas
tout à fait mon élément favori), Marie s’est élancée dans l’eau à toutes
jambes. J’en étais à me remémorer les procédures en cas d’infarctus lorsqu’elle
a finalement pu avoir assez de fond pour esquisser quelques brasses. J’étais
sidéré parce qu’au final, non seulement elle avait tenu son pari mais elle
avait l’air de vraiment en profiter. Ou bien profitait-elle de l’attention des
deux photographes attitrés de l’évènement, Michel qui se rinçait l’œil pour son
book perso et Julie qui restait dans une lignée plus traditionnelle. Je ne suis
pas resté longtemps à regarder les longueurs de la seule femme en maillot de
bain sur la plage, j’avais à faire à Vienne, aussi me suis-je laissé porter par
le vent, le doux raclement des vagues sur les rochers, et cette sensation
unique de se frotter les pieds dans le sable fin.
Lorsqu’enfin j’ai relevé la
tête, j’étais seul.
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