Ce matin, nous sommes tous
bien reposés et dans une forme impressionnante. Pas trop d’efforts physiques
hier, une belle soirée au bar, notre capital motivation est de retour au top
niveau. C’est donc l’heure du défi matinal avec le retour de l’ineffable Full
Irish Breakfast, dont le nom évoque à lui seul une bataille contre les
éléments. Mais quel délice ! Nous repartons de la table du petit déjeuner
pleins comme des sacs, après un enchaînement irraisonnable de toasts, miel,
bacon, œufs, confiture, salade de fruits, tomate, boudin blanc… Aucun d’entre
nous n’a tenté le saumon au petit déjeuner, je pense que la vision que j’ai
offert hier (je me tenais un peu le bide pendant la rando) aura calmé les
autres concurrents.
Une fois bien installés dans
la voiture, il est temps de continuer notre road-trip irlandais. Nous
continuons vers le Nord, sur une côte de plus en plus sauvage dans une campagne
de moins en moins touristique. Le temps s’est dégagé durant la nuit, et même si
la route est encore mouillée, il n’y a plus que quelques nuages moutonnants sur
un grand fond de ciel bleu. La mer est calme, au point que de Roundstone, nous
n’entendons plus le clapotis régulier de l’eau sur la digue. Après le
traditionnel arrêt à l’épicerie (nous commençons à nous demander comment
innover sur les repas des prochains jours), nous quittons le petit village. Et
malgré la météo, le gras, le livre de randonnée tout pourri et l’absence
chronique de chemins de marche, il restera l’un de nos endroits préférés. Il y
a un calme et une beauté intrinsèque ici que nous n’avons trouvés nulle part
ailleurs. C’est notre souhait à tous que de revoir Roundstone un jour pour de
nouvelles aventures.
Le voyage commence par un
grand tour sur les routes côtières du Connemara. Plutôt que d’en sortir en
quatrième vitesse, nous choisissons de profiter du paysage qui nous a manqué la
veille, de découvrir qui se cachait derrière les bancs de brouillards, et mine
de rien de se réconcilier un peu avec ce gigantesque dédale de collines
abruptes, de vallées glaciaires et de fjords à saumons. Sur une route
minuscule, nous traversons quelques villages de pêcheurs et des hameaux de
fermiers aux moutons multicolores. C’est beau. La mer est en fond de carte
postale, et nous ne la quittons pas des yeux (surtout Marie, qui continue de
compter sur les baleines). Nous avons à un moment une impression de « déjà
vu » qui se propage jusqu’à ce que l’on reconnaisse au GPS que nous sommes
passés ici hier. Etrange, cette métamorphose totale d’un paysage du gris au
bleu, d’un vert profond à des couleurs vives et enjouées. Les villages morts
d’hier sont les joyaux d’aujourd’hui. Portes colorées, jardins bouffants de
nature, petits vieux souriants posés sur les bancs. Tout était pourtant là,
sous nos yeux.
Poussés par la curiosité (et
nos vessies) nous décidons d’aller nous garer à Kylemore Abbey pour la voir
sous le soleil. Et bien nous en prend, le joyau du Connemara resplendit sous la
lumière d’une magnifique matinée. On discerne un chemin de montagne qui
s’éloigne au-dessus, jusqu’à une improbable chapelle à mi-pente. Il doit y
avoir une belle vue, de là-haut ! Malheureusement, je suis freiné par mes
camarades, et nous repartons vers l’Est puis au Nord. Il n’y a pas grand monde
ce matin, ni au château (nous nous sommes garés au premier parking, un
véritable exploit) ni sur les routes. Cela ne pouvait signifier qu’une
chose : aidé par les panneaux, c’est l’autorisation de pousser à
« 100 » ! Et dans cette immensité de tourbe, de collines
froissées par les années, il n’est pas difficile de lâcher les chevaux. Le
Quashqaï, apprivoisé après quelques jours de route, ronronne gaiement dans les
virages, donne l’impression de pouvoir nous emmener jusqu’au bout de ces routes
crevassées, sinueuses et disparaissant à l’infini dans les paysages.
Quelques kilomètres plus au
nord, nous quittons le Connemara lorsque l’on s’aperçoit que la route est à
nouveau bordée de ces hautes haies d’une bruyère impénétrable. Plus de sommets
pelés à l’horizon (sauf dans le rétro), nous sommes dans le Mayo (et non La
Mayo, et tant mieux). Depuis Roundstone, il nous faudra près d’une heure et
demie pour atteindre notre premier objectif, reconnu sur Google Maps, lors de
la préparation du voyage. Il s’agit d’un monastère fortifié en ruines, celui du
fameux Iron Dick… Mais est-ce bien le bon ? La question se pose alors que
nous sommes dans une région riche en ruines, en monuments, en bras de mer. Rien
sur place n’évoque le personnage de Fer. Cependant, en arrivant sur place, on
oublie tous nos doutes : c’est magnifique et c’est tout ce qui compte. Unique
voiture garée sur une large allée goudronnée, nous sommes entre une petite
rivière qui se jette dans le bras de mer voisin et un gigantesque cimetière
celtique. Posé sur un promontoire, entouré de massifs de fleurs et en avancée
sur l’eau, le monastère en ruines est d’une beauté calme et intemporelle.
Au XVIIè siècle, le Mayo,
cette région marécageuse, aux bras de mer infinis, petites îles et collines
basses était le parfait repère pour la piraterie. Les cotres attaquaient le
commerce jusqu’à Belfast avant de se replier dans les méandres et d’y
disparaître les cales pleines. Et dans le coin, c’était une femme qui était à
la tête de ce juteux commerce. Une pirate, régnant sur une communauté de plus
d’une centaine de familles. Mais pour éviter de perdre sa tête dans l’affaire,
elle décida de se marier à l’une des plus riches lignées de la région. Histoire
en plus de mettre un titre et des terres dans cette grande entreprise.
Malheureusement, la justice n’abandonna pas la traque, et elle finit capturée
(et peut-être exécutée). Ses deux enfants ont fait leur vie, mais le mari, dans
un geste de repentance, s’en fut dans notre fameux monastère, où il devint
moine malgré son surnom d’ « Iron Dick » (en espérant que Dick vienne
de son prénom).
Nous voici donc devant
l’imposante construction de pierre. Les murs qui subsistent, tournés vers le
ciel, sont parés d’arches et d’ogives ciselées et gravées du trèfle irlandais.
Sur le méandre qui court jusqu’à la route, une petite grève de pierre est
aménagée, et une grande barque déposée de guingois, appuyée sur un muret qui
soutient le talus. Nous décidons de faire quelques photos de groupe ici, mais
elles se révèleront plus périlleuses que prévu. Impossible en effet de se poser
sur l’embarcation, pleine jusqu’à la gueule d’eau de pluie à cause du déluge
d’hier. C’est glissant, et il faudra faire des efforts pour faire croire sur la
photographie que nous passons juste un bon moment appuyés sur cette barque.
Ensuite, chacun des quatre voyageurs suit son propre chemin pour profiter du
monastère. Non content d’être mitoyen d’un cimetière, ce dernier dispose comme
celui de Cashel de son propre lot de pierres tombales tapissant le sol. Etrange
sensation que de marcher sur la dernière demeure de Patrick Mc Guinness, mort
en1821.
La vue de l’autre côté est
également saisissante. Les murs et le talus plongent sur quelques mètres dans
les eaux calmes du bras de mer qui serpente entre des dizaines d’îlots
surchargés d’arbres verts. Juste en face, on devine un hameau derrière les
troncs, et quelques bateaux colorés ancrés là viennent ajouter une touche de
rouge et de vert, leurs mâts ballotés doucement par le reflux. Nous restons un
petit quart d’heure à déambuler sur place, à chercher le bon angle pour
capturer croix celtiques et vieilles pierres, fleurs et grès massif, mer et
âmes des Irlandais du Mayo qui vécurent ici. Même pour nous qui ne sommes pas
religieux pour un sou, l’endroit dégage une spiritualité certaine. Nous
reprenons la voiture pour quelques minutes à peine, car la tour-château de la
pirate nous attend à quelques encablures de là… Sur la mer. Donc plusieurs
kilomètres sur terre. Guidés cette fois par le GPS, nous nous engageons sur une
route ridiculeusement minuscule. Ici, je ne souhaite même pas croiser une
Twingo, il n’y a vraiment pas de marge, et des peupliers centenaires bordent la
mince bande goudronnée qui s’en va vers la côte.
Le château, tour unique mais
largement fortifiée, surgit après un virage, comme une apparition intemporelle.
Construit directement sur la ligne de marée, il a l’air posé sur la plage.
D’ailleurs, une famille d’Irlandais s’active à la pêche à pied à quelques
dizaine de mètres de là. Seuls une fois encore, nous nous garons à quelques
mètres, et venons inspecter la grande tour de pierre. Rectangulaire, elle est
surmontée d’un toit en pente et de petites tours d’angle, qui viennent un peu
égayer la sévérité du reste. Purement défensif, il ne doit pas y faire bien
clair : en tout et pour tout, trois petites fenêtres viennent percer les
murs épais, et je soupçonne qu’elles ne sont là que pour d’éventuels archers.
Une plaque explique quelques faits sur la tour, érigée pour « la Reine des
pirates ». A l’époque, les alentours n’étaient pas si déserts : tout un
village de bois et un marché occupaient le champ d’un vert profond ou paissent
aujourd’hui de magnifiques moutons à tête noire. Et au sommet de la tour, la
chambre de la propriétaire, où, selon la légende, l’amarre de son navire était
attachée au pied de son lit.
Une fois que Julie a fait
trois fois le tour de l’imposante structure de pierre (elle cherche à se
soulager sans se faire remarquer), nous pouvons repartir. Et après un franc
exercice de conduite (il a fallu croiser quelqu’un sur la route ou je ne
pouvais pas croiser quelqu’un) la discussion s’engage. Bien entendu, ce que
nous avons vu ce matin n’était ni flamboyant ni extraordinaire. Pourtant, c’est
bel et bien l’Histoire qui a façonné ces deux endroits et laissé vagabonder
notre imagination sur les pirates, sur un éventuel butin caché ou sur la
longueur du membre d’Iron Dick. C’est peut-être ce qui fait la spécificité du
Mayo et de notre voyage aujourd’hui. De petits lieux, emprunts d’une beauté peu
touristique mais que les sagas historiques montrent sous un jour nouveau.
Nous
ne sommes d’ailleurs pas au bout de nos surprises : Après Dick, on file
chez Patrick.
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