Avant même de monter dans les
étages, Michel et moi laissons les filles partir et trouver notre chambre
(apparemment il suffit de monter jusqu’à ce qu’on ne puisse plus). Le
propriétaire nous a fait une recommandation que je ne sais pas comment prendre.
Il semblerait voyez-vous, que pour que la voiture soit en sécurité, il vaut
mieux la garer sur le trottoir juste devant chez lui, parce qu’il a des tas de
caméra de surveillance, et que grâce à ces dernières il n’a plus eu d’ennuis
depuis au moins trois mois. Hum. J’ai envie de dire, trois mois c’est assez peu
finalement non ? Mais enfin pour lui le résultat a l’air tout à fait
exceptionnel dans la région. Donc on va sortir de mon magnifique créneau (si la
bagnole est encore là) pour la garer devant le trottoir juste en face. Nous
revoici, cinq minutes plus tard, au pied des escaliers. Vous aurez compris que
la maison ne fait pas une taille démesurée, et les marches ne font pas
exception. Les murs lambrissés en blanc font contraste à la moquette bleue qui
recouvre les escaliers. C’est un peu raide, alors des demis (et peut-être même
des tiers de) paliers nous permettent de faire un pas de côté et de tourner nos
sacs de voyage : c’est suffisamment étroit pour qu’on ne puisse pas tenir
de front avec nos affaires.
La montée parait une éternité,
surtout après une belle journée à marcher à droite et à gauche, mais nous
sommes finalement en face de notre chambre, la seule du dernier palier. Pour
économiser, et avoir une belle ambiance de dernier jour, nous avions décidé de
prendre une seule chambre à quatre. Nous n’allons pas être déçus : nous
avons un tout petit peu moins de place dans la pièce que lorsque nous allions
dans nos tentes en camping ! L’espace est occupé par les deux lits
doubles, séparés par une petite table de nuit. Une commode nous empêche de
garder les sacs ouverts si l’on veut accéder à la salle de bain… Pour cette
nuit, c’est soirée Tétris ! Mais enfin, nous qui avons été un peu
traumatisés par l’expérience Londonderry, nous sommes rassurés : c’est peut-être
minuscule, mais c’est bien tenu, très propre. On s’y sent tout de suite bien, à
choisir nos places pour la nuit. Réfléchir à son emplacement est stratégique,
car il est question, après une farce de ma part (impossible de me souvenir de
quoi, mais ce n’était sans doute pas d’un très bon goût), de venir me
« péter dans la bouche » au cours de la nuit. J’ai donc plutôt
intérêt à faire attention.
Une fois prêts pour la visite
de la ville (on ne peut pas rester ici très longtemps sans le risque de se marcher
dessus), nous descendons étudier le plan. Le propriétaire, qui réussit le tour
de force de se lever de son profond fauteuil (courageux meuble), vient nous
faire quelques explications. Il conseille aussi le Crown (décidément !),
mais surtout il nous recommande vivement, dès la nuit tombée, de ne plus nous
déplacer qu’en taxis. « Pas la peine de chercher des ennuis », dixit
le sympathique obèse. Bon je crois qu’on a compris que l’aimable voisinage
n’est pas du genre à nous inviter pour le thé de seize heures. Nous promettons
de faire attention, embarquons aussi un plan touristique de la ville, et puis
bravement, nous sortons affronter l’inconnu et ses dangers. Franchement, il
fait beau dans ces dernières heures de jour, et les gens n’ont pas l’air si patibulaires
que ça. C’est sûr, on n’est pas dans la city, ni au défilé d’Abercrombie et
Fitch, mais pour peu qu’on ait rien contre les habits de sport usés, les gens
n’ont rien de si spécial. Quelques-uns mériteraient un tour chez le coiffeur ou
le barbier, voire chez le dentiste, mais ils n’ont rien de crasseux ou
méchants. A cette heure même, on croise pas mal de mamans avec leurs
poussettes : heureusement pas l’image de violence que l’on commençait à
imaginer.
Nous marchons un bon quart
d’heure avant d’arriver aux « Murals ». Initialement, ce devait être
des graffitis, mais les artistes sont allés bien plus loin que le format
original. On trouve ainsi, sur des façades complètes, de véritables fresques
peintes aux couleurs vives et aux détails saisissants. Et puis, elles ne sont
pas abstraites du tout : non seulement ce sont souvent des visages ou des
personnages qui sont visibles sur ces grandes peintures, mais en plus il s’agit
de messages politiques portés haut et forts. Oui, on n’oublie pas ici qu’on est
au berceau du Sinn Fein, le mouvement (catholique) militant pour que l’Irlande
du Nord sorte du Royaume Uni. Passé d’un groupe de résistants dans les années
20, à un groupe d’activistes, puis terroristes armés de temps en temps, le
groupe a beaucoup fait parler de lui. Ce sont des pacifistes du Sinn Fein qui
sont tombés sous les balles des parachutistes anglais le jour du « Bloody
Sunday »… Et d’autres beaucoup moins calmes qui ont organisé l’embuscade
des forces de police, il a deux jours. C’est dans cette ambiance, cette toile
de fond, que l’on doit découvrir les « Murals ». Portraits géants à
l’effigie de prisonniers des forces britanniques, peintures poignantes montrant
la veuve et l’orphelin piétinés par les militaires… Les peintures se succèdent
sur un long mur bétonné d’une usine locale, le long d’une avenue qui fait
plusieurs kilomètres de long et se prolonge vers le centre-ville.
La majorité de ces
« tableaux » occupant des pans de murs les uns à côté des autres sont
très pacifistes, dénonçant les guerres, les expropriations et les régimes
totalitaires. C’est surtout un grand manifeste pour la paix et la liberté,
contre toutes les formes d’oppression. Certains « Murals » anciens,
contenant une simple citation sur fond de visages apeurés, font un effet
profondément émouvant. Cela s’ajoutant à la même ambiance un peu tendue de
Derry que l’on retrouve dans ce quartier, on ressent comme un petit malaise.
Que ne parviennent pas à dissiper les deux Blindés (oh pardon, des voitures de
police) que l’on voit patrouiller juste après. Quelques photographies plus
tard, nous poursuivons impressionnés notre visite vers l’hyper-centre. Mais
bon, nous qui avions déjà un peu sous-estimé les distances jusqu’aux
« Murals » nous sommes vraiment dans les choux pour le centre-ville.
Il faudra bien une vingtaine de minutes à marcher dans cette avenue
interminable (qui n’a rien d’autre que les peintures à offrir) avant
d’atteindre le cœur de la ville.
Marie est tout de suite
catégorique, voire un peu rasante lorsqu’elle annonce que Belfast, c’est moche.
Non. Pas du tout, en fait. Que ce soit différent du reste de l’Irlande, oui. Un
peu froid peut-être, dans ces grandes avenues à l’américaine (même si vu la
chronologie, ce sont les avenues américaines qui sont irlandaises), qu’il est
impossible de traverser. Après une semaine et demie de maisons en pierre, de
front de mer et de briques en tourbe, nous ne sommes pas prêts pour une city
telle que Belfast. C’est, tout comme à Dublin, un assemblage assez hétéroclite
de modernisme et d’ancien. Sauf qu’ici, le premier boom de la ville ne date pas
du moyen-âge, mais bien de la révolution industrielle. On a donc de vieux
buildings, des façades art-déco à la Gotham, des tours de verre façon
San-Francisco, et même de futuristes façades végétalisées pour certains des
bureaux les plus récents. Oui, des bureaux. Ou des hôtels. Ce n’est clairement
pas un grand quartier d’habitats, ces derniers sont en périphérie. Pas facile
dans ce climat de trouver un petit restaurant traditionnel. Pour la simple et
bonne raison que les locaux vont manger dans leurs quartiers. On trouve ici de
la grande cuisine à profusion, plusieurs chaines réputées (on va tout de même
se tâter sur le Hard-Rock Café), et des spécialités étrangères (Italien,
Indien, Libanais, on nous tend les bras).
Nous passons devant la mairie
et le parc, juste à côté, véritable ilot de nature dont dépassent les
colonnades d’un monumental ouvrage. Les rues sont parsemées de pépites, pour
tant que l’on apprécie l’architecture des grands centres urbains… Julie et
Marie n’y sont pas sensibles, et je sens Michel fatigué, peut-être un peu
renfrogné (j’imagine qu’on a tous nos moment un peu « out »). Nous
nous mettons donc en quête du Crown Bar and Restaurant. Il est même dans le
plan touristique de la ville… Mais même si, à priori, c’est un temple à
touristes, nous ne voyons pas tant d’alternatives. On veut au moins le voir, et
se faire une idée avant de tenter autre chose. Il faudrait alors trouver un
plan B assez rapide, parce que nous sommes à court d’options. Il y a très peu
de pubs, et encore moins de gargotes qui nous attirent. Sauf que le Crowns,
quand on décide de l’atteindre par une artère non passante (un raccourci,
presque), eh bien il devient difficile à trouver. Nous croirons même que le
Crown est fermé, puisque nous sommes à l’endroit approximatif (ces idiots ont
fait un gros point remarquable sur la carte) et qu’il n’y a rien, sur cette
petite place. Une grande pancarte indique le bar, mais nous ne comprendrons pas
tout de suite que nous sommes à l’arrière.
Et d’un coup, nous y voilà, le
Crown ! Vu l’heure avancée, nous ne passons pas par la case Pub, mais montons
directement au premier étage où se tient le restaurant. On ne s’y est pas
trompés, il y a du monde, et je ne vous parle même pas de la salle… Mais bien
de la file d’attente. Ho ho ho, mais nous sommes rodés à présent, nous allons
attendre ! Une réceptionniste très attentionnée vient nous inscrire pour
une réservation dans trois quart d’heures. Un couple sera encore pris après
nous, et pour les suivants… Bonne nuit. Nous prenons rapidement place sur le
petit divan rembourré qui se tient à l’entrée, pour observer les alentours.
C’est une déco à l’ancienne, avec un gigantesque vaisselier faisant face à
l’entrée de la salle. Rempli jusqu’à la gueule de flasques et carafes d’un
autre âge (et toutes estampillées Bushmills, t’as vu ?), il assure à lui
seul l’authenticité du lieu. Presque autant que les petits boxes qui séparent
les tables, lambrissés, sur lesquels se tiennent de petites lampes art déco
tamisées. La ville est à l’honneur sur les photographies d’époque, et surtout
pour sa production la plus connue, c’est-à-dire le Titanic (et ses quelques
petits frères et cousins qui n’ont pas eu la chance de croiser un iceberg).
La réceptionniste, nous voyant
dans une pure position d’attente, nous informe que comme nous avons notre
réservation et qu’elle nous reconnaîtra, nous pouvons toujours faire un tour au
pub, juste en dessous. Mais en voilà une idée qu’elle est bonne ! Immédiatement,
nous prenons le chemin du bar. Et là, j’aime autant vous dire qu’on est rentrés
dans un lieu unique, intemporel, un véritable OVNI.
C’est tout simple, on n’a
jamais vu un pub pareil.
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