dimanche 28 septembre 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 54

Episode 54: Ice Bucket Challenge

A ce stade de la visite, nous avons changé subrepticement d’étages et de partie de bâtiment. Avec la mise à l’eau du Titanic, c’est toute la visite qui va s’orienter. Comme le bateau, nous changeons de location, quittons la cale sèche pour les préparatifs du départ. Si notre marche est moins structurée (il est impossible de s’intéresser indépendamment à chacune des part vitales de ce colosse des mers), on est quand même impressionnés par les photographies restituées en taille murale. Comme ces ouvriers qui posent fièrement à côté des hélices, juste après leur pose : des pales de six mètres en alliage de bronze : ils paraissent minuscules. De même pour la taille des fours des chaudières, dans lesquels on pourrait faire rentrer n’importe quelle petite locomotive de l’époque. Dans une partie de cette pièce du musée, une foule s’attroupe devant un écran incurvé en U. Nous les rejoignons pour la prochaine projection : c’est la visite en « simili -3D » d’une tranche du Titanic depuis le fond de cale jusqu’au plus haut des ponts promenade.

Evidemment, il faut un peu se projeter, mais lorsqu’on a un peu d’imagination comme moi et mes camarades, on se sent totalement absorbé par cette vidéo. On observe avec fascination la taille des pistons du moteur (deux étages, facile), les cabines qui regroupaient l’équipage, puis les troisième classe, avant de monter dans les étages supérieurs, côtoyer cette richesse ostentatoire, ce luxe démesuré, comme si rien ne pouvait être suffisant pour attirer les clients les plus fortunés. Le Titanic comptait quand même une piscine intérieure, des bains hammam, une gigantesque salle de musculation…

Moi qui ai déjà lu quelques bouquins sur le sujet, je suis surpris parce que l’exposition ne joue pas sur le côté tape-à-l’œil, mais plutôt sur la construction, la main d’œuvre. On y apprend que les pièces de mobilier étaient pour beaucoup uniques dans les premières classes, et que des tisserands ont travaillé sans relâche entre le moment ou les plans étaient dessinés à la craie et l’appareillage final pour tout livrer à temps… Il n’y a pas le côté « regardez, c’est une pièce embarquée sur le Titanic », pas de relique émotionnelle mais plutôt le côté tragiquement majestueux de ce qui était embarqué, comme le décompte exact du poids des sacs de thé embarqués, du cacao, des tonneaux de whisky. Un inventaire aussi improbable que réel, qui prolonge notre expérience dans cette période du début du vingtième siècle ou rien ne semblait impossible.

Il faut réussir aussi à se représenter quel symbole faisait le Titanic à l’époque. C’était, le jour de son départ, une fierté de faire partie de l’aventure. Les passagers, bien entendu, s’étaient jetés sur les tickets comme sur des barres Wonka : pour un prix équivalent, ils allaient voyager bien mieux que sur les autres paquebots… Et tenter, il ne faut pas l’oublier, de gagner le « blue ribbon », c’est-à-dire le trophée de la traversée de l’Atlantique la plus rapide (ce qui a dicté la direction du bateau dans une zone à risque, évidemment). Mais c’était aussi la foire d’empoigne parmi les émigrants et parmi les centaines de professions à travailler à bord. Du dernier des chauffeurs devant son sac de charbon, jusqu’à l’officier de vigie transi de froid sur son mat au-dessus de la passerelle, ces gens avaient attendu depuis longtemps une place pour avoir la chance de bosser sur le Titanic. Avant une autre partie du musée, une grande photographie s’expose sur tout un pan de mur. On y voit le paquebot aux quatre cheminées (trois qui fonctionnaient, et une pour la frime, juste pour que sa silhouette fut remarquable à l’horizon), et une chaloupe qui se dirige vers elle. C’était le jour de sa dernière escale au sud de l’Irlande. C’est la dernière image du Titanic avant son naufrage, la dernière avant celles prises en 1996 par 3500m de fond.

Dans son film, James Cameron nous fait couler le navire en deux bonnes heures. Les péripéties de Jack et Rose, qui ont bercé l’adolescence de toute une génération forment une fresque épique et visuelle. Au Titanic Belfast, c’est un sentiment d’horreur contenu, de mystère sobre et de tristesse simple qui vous prend au moins autant aux tripes. On sent ses cheveux se dresser doucement sur la tête, on sent les frissons nous remonter le long de l’échine. Déjà parce que dans cette grande pièce en enfilade, il fait quatre ou cinq degrés plus froid que partout ailleurs, et ça c’est vachement malin. Il n’y a ni cris ni explosions, non… Il y a les bips lancinants, longs et courts, des échanges en morse de cette nuit froide et longue sur l’Atlantique Nord. Le premier S.O.S. jamais lancé en mer, le premier naufrage que tous les bateaux à des centaines de kilomètres à la longue ont pu suivre, comme un statut facebook, comme un fil twitter. « Avons heurté un Iceberg. S.O.S. »  « Prière de venir à notre aide sans tarder ». « Le navire plonge par la proue, S.O.S. ». Ces messages, relayés, auxquels répondaient impuissants et incrédules les rares bateaux alentours, nous prennent aux tripes. Etalés sur de grands panneaux bleus sur fond noir, ils nous font vivre les dernières heures de la traversée avec une cruauté simple, froide, réelle et détachée. Jusqu’au dernier échange en morse, « Nous ne pourrons pas tenir plus longtemps », qui laisse un minuscule espoir que les malheureux puissent être secourus.

Il n’en sera rien évidemment, et le Carpathia arrivera sur place moins d’une heure et demie plus tard, à temps pour constater le carnage et repêcher une marée de cadavres. La suite ? Le musée continue son extraordinaire travail documentaire, en exposant les « unes » de tous les titres de presse du lendemain. Le monde est sous le choc. Certains ne peuvent y croire. Quelques profils sont affichés dans la pièce suivante, héros connus ou anonymes de cette tragédie surtout humaine. On se sent attachés à eux par de courtes et poignantes anecdotes. C’est aussi à ce moment que l’on réalise que cela fait plus d’un siècle maintenant, et que si Belfast a érigé tout un musée sur le Titanic (même si « musée » ne lui rend pas hommage), ce n’est pas comme on dit souvent, « on connait l’histoire, il coule à la fin », ce n’est pas ces 1500 morts. Ce sont les destins et les aspirations de ces gens, la brutale fin d’une expansion vers la démesure. En frôlant de trop près un Iceberg, c’est un modèle et une idée qui s’en est allée par le fond, une aventure et un progrès technologique qui n’a recommencé avec cette vigueur que lors de la course à l’espace.

Je m’égare ? Sans doute, mais si on peut jeter un laurier de plus à cette extraordinaire exposition, c’est de dire qu’elle fait réfléchir. Elle interpelle, interroge, et ne cherche pas à nous fourrer une réponse dans le crâne à coup d’images poignantes ou d’éloges sans fin aux héros éphémères.

C’est étonnant, mais la visite ne s’arrête pas là. La couverture du naufrage s’étend aux inévitables procès, aux modifications qu’ont apportés à la navigation moderne une aussi vive catastrophe. Il y a aussi les films, qui ont été innombrables, même si nous n’en avons vu qu’un seul (#leoforever <3)… Et une bonne partie du musée dédié à la recherche de l’épave. Dans un petit cinéma, on peut suivre le film de la mission d’exploration qui aura découvert, quatre-vingts ans après sa disparition, la proue bien droite du géant des mers posée au fond de l’océan. C’est passionnant, mais j’avoue qu’au fur et à mesure, la fatigue nous a rattrapés. Passé la section dédiée aux films, on en a tous plein les jambes. Marie manque de s’endormir durant la projection sous-marine, et lorsqu’on passe à côté des robots sous-marins, je cherche du regard les différentes options pour pouvoir s’asseoir. Nous voici, après une dernière descente en escalator dans ce splendide chef d’œuvre architectural, revenus dans le grand atrium.

C’est le moment auquel je me rends compte que nous ne sommes plus les quelques grappes de visiteurs de ce matin, mais quelques minuscules éléments de cette ruche bourdonnante. Les escalators sont pleins, plus de cent cinquante personnes attendent leurs billets d’entrée, les restaurants sont bondés, il y a du monde partout. Quelle métamorphose ! Nous irons faire la transition dans la boutique. Une belle occasion de louer une fois de plus le goût de l’Irlandais pour des souvenirs bien fichus (je repartirai avec une boite à thé, en cadeau pour ma mère, c’est vous dire). Et de rigoler, beaucoup rigoler, après des moments bien sérieux là-haut, dans les étages (quoique, Michel et moi avons passé tout le manège sur la fonderie avec les bras levés, en espérant une photo). Nous voici donc à faire les zouaves dans le magasin, mais enfin ce n’est pas de notre faute si nous sommes en marinière et qu’ils vendent des casquettes de marin…

Comme le quartier est un peu vide d’autres attractions (aller voir le bassin de construction du Titanic, ça fait un peu trop pèlerinage, non ?), nous décidons de manger sur place. Après un peu d’attente à l’un des deux self-services, nous voici attablés avec nos plateaux. Quel bonheur d’être enfin assis ! Nous mangeons en regardant les gens autour de nous, et on ne manque pas de sujets, puisque notre table jouxte le grand espace central. Les touristes affluent par bus entiers. Et nous, nous allons bientôt repartir. Non sans rigoler sur le fait que mes amis m’aient sélectionné une bouteille de coca à mon nom, ou se prendre en photo devant les lettres géantes du Titanic présentes devant les portes d’entrée. Un dernier petit tour avant de prendre la route, nous sortons sur le quai, derrière le musée. Le port est visible, bruissant d’activité sur les berges d’en face. Mais nous somme bientôt captivés par les lignes tracées au sol. En effet, les dimensions réelles du bateau sont peintes sur le béton inégal. J’aime autant vous dire que si on est allés jusqu’au bout en nous promenant, il aura fallu cinq minutes d’un bon pas pour revenir à notre point de départ. Cinq autres minutes et un miraculeux arrêt vessie plus tard, nous voici assis dans le Quashquaï…


Pour la dernière fois. 

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