lundi 22 septembre 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 52

Episode 52: Full Metal Burger

Le Crown, jusqu’à ce qu’on entre dans ce pub, c’était effectivement une belle adresse. Rien de spécial, mais sans doute de la bonne chère, un service efficace et un petit parfum tenace de tradition bien tenue. Avec d’autres mots, ça ne cassait pas non plus le plafond de la discothèque. Sauf que voilà, c’est le bar. Ma description pourrait prendre des heures. Pour commencer, c’est un chaudron bouillant de conversations entre des dizaines de clients. Aucune idée du nombre exact, mais la place est bondée, et par là j’entends qu’il est effectivement peu évident de se trouver un lieu où nous pouvons être debout à quatre sans jouer à se faire des bisous dans le cou. Le comptoir est comme le reste du lieu, à l’ancienne. Du bois massif, des chromes dorés et une grosse vingtaine de mètres de long. Interminable plateau ayant vu son content d’alcool joyeux et de peines noyées, il trône devant un miroir aux fioritures nombreuses et à la surface écaillée. Entre les deux, un paradis de bouteilles de toutes formes et de liquides tantôt clairs et purs, tantôt ambrés ou sombres. Et une forêt de tireuses à pression, pour faire bonne impression. Toutefois, ce n’est pas la partie impeccable dédiée au service qui fait à elle seule l’empreinte unique de ce haut lieu de Belfast.

Il y a des compartiments. Des « booth », comment disent les gens ici. Dans une forme de chic du dix-neuvième siècle, ces derniers sont en bois sombre et sculptés à l’extrême, portant pour diffuser la lumière de véritables vitraux sur leurs châssis de métal rutilant. Les touristes et les locaux s’entassent sur ces bancs qu’on dirait sortis d’une chapelle, et peuvent profiter du brouhaha de la salle, ou bien fermer leur petite porte décorée une fois encore avec un soin infini, et s’isoler pour bavarder, la moustache trempant dans la mousse douce et fraiche. Oui, inutile de faire de grands efforts pour se retrouver cent ans plus tôt, dans les années fastes de ce centre-ville bouillonnant, célébrant avec toute la bonne société le lancement du dernier né des paquebots transatlantiques. Tout a l’air rigoureusement d’époque, jusqu’aux luminaires que l’on s’attend à voir dégager la légère fumée noire qui révèle les lampes à gaz. Nous nous frayons un passage jusqu’au bar.

Immédiatement, Michel se commande une Guinness. En fait, nous allons faire honneurs aux brasseurs à plusieurs échelles. Julie dans un élan de changement prendra une Heineken, la bière internationale par excellence. La Guinness fait de son côté office de boisson nationale en Irlande, ce n’est pas un secret. Et moi alors ? Eh bien je me décide en lisant sur l’une des tireuses qu’il y a une production locale : je vais pouvoir siroter de la Belfast Blonde. Quel monde merveilleux ! Chacun devant notre boisson, nous buvons à notre dernière soirée dans ce pays magnifique. On ne sait pas trop si on veut déjà faire des bilans ou penser à demain matin. Marie nous avoue qu’elle votera de tout son poids contre une visite plus approfondie de la ville. Heureusement, il n’y aura pas débat : nous irons visiter le musée Titanic Belfast. Tout le monde nous le conseille, il y aura de quoi s’asseoir (un critère important à ce stade !) et un tour du port n’est pas exclu pour finir la matinée. Après une bière, nous sommes d’ailleurs persuadés d’avoir là-bas notre dernière occasion de voir des baleines.

Pour un peu, on en aurait oublié notre réservation ! Comme de véritables habitués, nous montons paresseusement, nos verres à la main (c’est la même boite de toute façon). Une fois les menus en main, la faim refait son apparition (et puis moi, euh, je n’ai pas eu de glace, hein). Comme il s’agit du dernier dîner (tenez-prenez-ceci-est-mon-corps inside), on ne sait pas du tout quoi choisir. Le suspense s’étend jusqu’à ce que la serveuse fasse son apparition… Moi-même, j’hésite encore au moment de passer la commande. Ce sera finalement un burger irlandais au bleu local. Et alors que mes amis se prononcent, on se rend compte qu’on a tous choisi des variations autour de la spécialité Irlandaise qu’est ce magnifique steak de bœuf entouré du plus d’à côté frits possibles. C’est donc parti pour l’attente, qui sera longue, au point que l’on croit à un moment donné qu’on va nous demander de partir. Je crois que nous serons juste en décalage avec les autres clients, qui en sont pour la grande majorité au dessert, voire à l’addition.

Lorsque nos plats arrivent, nous faisons silence. Ils sont énormes, ces burgers ! Nous n’émettrons aucun regret, au contraire de nos estomacs (plus qu’une journée avant de manger raisonnablement) et de nos artères qui vont bien devoir supporter ce nouvel apport de bon gras. Admiration béate pour le montage surréaliste du burger de Michel, qui atteint la hauteur de sa pinte de Guinness officielle. Oui, oui, je ne vous ments pas, la hauteur de la pinte. Il est tenu comme les notres par des baguettes en bois assurant son intégrité. Et à côté il y a encore le panier de frites, qui ne se fait pas oublier. Nous nous régalons, en évoquant les moments les plus intenses de ce que nous savons déjà être l’un des plus épiques périples, aux cent anecdotes… Pourtant, Julie et moi ne pouvons pas nous résoudre à quitter la belle salle ni la table aussitôt. On sait qu’ensuite, il faudra rentrer à l’hôtel : notre incapacité proverbiale à trouver un pub correct serait mise à mal dans la ville. Aussi, pour rester plus longtemps (ok, ok, aussi parce que nous ne pouvons pas résister) nous commandons deux belles coupes de glaces, montées avec des fraises, de la meringue et de la chantilly. Et pour vous dire, oui elles étaient à la même échelle que nos burgers.

Il est bientôt l’heure de partir. Nous serons parmi les derniers à quitter le restaurant. En fait, je pense même qu’il y avait un pari courant entre nous et une autre table du fond à côté des vitraux. Une fois l’addition réglée, nous demandons au serveur de nous appeler un taxi, ce qui sera fait prestement (moins de dix minutes d’attente !). Nous sortons au grand air, non sans bien regarder les alentours. Surtout qu’en face, il y a l’Hôtel Europa. Et à Belfast, il est connu… C’est l’Hôtel international que les terroristes de l’IRA ont tenté à plusieurs reprises de faire sauter. En fait nous lirons (pendant le repas !) que les vitraux splendides du Crown’s bar ont déjà été remplacés à quelques reprises à cause du souffle des explosions. Voilà voilà, on attend donc notre taxi avec impatience. Une fois qu’il est arrivé, nous sommes tout excités : encore une exclusivité du voyage ! En plus, c’est le même modèle que les taxis londoniens. De véritables tas de ferraille, lents mais silencieux, avec cette particularité singulière d’avoir les passagers assis l’un en face de l’autre.

Evidemment, l’échange avec le chauffeur a été relativement difficile. Il faut préciser que le gérant de notre B&B nous a recommandé de nous faire déposer au coin de la rue avec l’hôpital, car son établissement, à moins de cent mètres de là, est dans un quartier qui nous coutera plus cher. Pour corser le tout, le Belfastien chauffeur avait un accent à couper au couteau, et moi un anglais hésitant avec un estomac plein. S’engage la conversation.

-      Bonsoir, combien pour nous déposer juste au coin de l’hôpital et de la rue Machin ?
-          Vous voulez aller à l’hôpital ? Les Urgences ?
-          Non non, juste au coin de l’hôpital.
-          Mais si vous voulez aller à l’hôpital, je peux vous déposer à l’intérieur.
-          Non, mais notre hôtel est juste à côté c’est pour ça.
-          Mais il n’y a pas de problème, je peux vous déposer à votre hôtel !
-          *soupir* Conduisez nous à l’hôpital, mon ami a mal au bras. »

Oui, je sais, j’ai dit ça. Bien entendu, les autres à deux mètres de là, n’entendent rien de notre négociation entre un sourd et un aveugle. Tout juste comprennent-ils quand le chauffeur nous fait signe de monter. Je ne dis rien sur le moment, frustré d’avoir raté cette conversation (c’était vraiment raté, et j’ai perdu patience un peu vite).

Le trajet était court, et nous nous sommes progressivement relâchés, pour vraiment rigoler à l’arrière du taxi, et tenter de se prendre en photo dans ces moelleuses banquettes de cuir noir, éclairés par une veilleuse orange tremblotante. Le chauffeur, servile, poussera effectivement le vice jusqu’à nous déposer dans l’hôpital, à moins de cent mètres des urgences et après trois « vous pouvez vous arrêter, merci ». Il a dû nous prendre pour des imbéciles, d’autant qu’il a bien vu que nous avons immédiatement pris le chemin des grilles de sorties… Bref, cinq minutes plus tard, nous étions dans notre chambre microscopique, à jouer des espaces pour pouvoir tour à tour profiter de la salle de bains, de se brosser les dents et de se changer de façon acceptable. Comme des gamins, nous nous attendions à discuter une bonne partie de la nuit, mais il faut se rendre à l’évidence : après dix minutes à parler dans le noir, nous avons vite rendus les armes. Je peux vous dire que je me suis retourné plusieurs fois cette nuit-là, la peur aux tripes. A chaque fois, comme sortant d’une apnée, je me suis relevé craignant d’avoir en face de moi un protagoniste prêt à me péter dans la bouche...


Mais en fait non, on a tous dormi. 

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