Le Crown, jusqu’à ce qu’on
entre dans ce pub, c’était effectivement une belle adresse. Rien de spécial,
mais sans doute de la bonne chère, un service efficace et un petit parfum
tenace de tradition bien tenue. Avec d’autres mots, ça ne cassait pas non plus
le plafond de la discothèque. Sauf que voilà, c’est le bar. Ma description
pourrait prendre des heures. Pour commencer, c’est un chaudron bouillant de
conversations entre des dizaines de clients. Aucune idée du nombre exact, mais
la place est bondée, et par là j’entends qu’il est effectivement peu évident de
se trouver un lieu où nous pouvons être debout à quatre sans jouer à se faire
des bisous dans le cou. Le comptoir est comme le reste du lieu, à l’ancienne.
Du bois massif, des chromes dorés et une grosse vingtaine de mètres de long. Interminable
plateau ayant vu son content d’alcool joyeux et de peines noyées, il trône
devant un miroir aux fioritures nombreuses et à la surface écaillée. Entre les
deux, un paradis de bouteilles de toutes formes et de liquides tantôt clairs et
purs, tantôt ambrés ou sombres. Et une forêt de tireuses à pression, pour faire
bonne impression. Toutefois, ce n’est pas la partie impeccable dédiée au
service qui fait à elle seule l’empreinte unique de ce haut lieu de Belfast.
Il y a des compartiments. Des
« booth », comment disent les gens ici. Dans une forme de chic du
dix-neuvième siècle, ces derniers sont en bois sombre et sculptés à l’extrême,
portant pour diffuser la lumière de véritables vitraux sur leurs châssis de
métal rutilant. Les touristes et les locaux s’entassent sur ces bancs qu’on
dirait sortis d’une chapelle, et peuvent profiter du brouhaha de la salle, ou
bien fermer leur petite porte décorée une fois encore avec un soin infini, et
s’isoler pour bavarder, la moustache trempant dans la mousse douce et fraiche. Oui,
inutile de faire de grands efforts pour se retrouver cent ans plus tôt, dans
les années fastes de ce centre-ville bouillonnant, célébrant avec toute la
bonne société le lancement du dernier né des paquebots transatlantiques. Tout a
l’air rigoureusement d’époque, jusqu’aux luminaires que l’on s’attend à voir
dégager la légère fumée noire qui révèle les lampes à gaz. Nous nous frayons un
passage jusqu’au bar.
Immédiatement, Michel se
commande une Guinness. En fait, nous allons faire honneurs aux brasseurs à
plusieurs échelles. Julie dans un élan de changement prendra une Heineken, la
bière internationale par excellence. La Guinness fait de son côté office de
boisson nationale en Irlande, ce n’est pas un secret. Et moi alors ? Eh
bien je me décide en lisant sur l’une des tireuses qu’il y a une production
locale : je vais pouvoir siroter de la Belfast Blonde. Quel monde
merveilleux ! Chacun devant notre boisson, nous buvons à notre dernière
soirée dans ce pays magnifique. On ne sait pas trop si on veut déjà faire des
bilans ou penser à demain matin. Marie nous avoue qu’elle votera de tout son
poids contre une visite plus approfondie de la ville. Heureusement, il n’y aura
pas débat : nous irons visiter le musée Titanic Belfast. Tout le monde nous
le conseille, il y aura de quoi s’asseoir (un critère important à ce
stade !) et un tour du port n’est pas exclu pour finir la matinée. Après
une bière, nous sommes d’ailleurs persuadés d’avoir là-bas notre dernière
occasion de voir des baleines.
Pour un peu, on en aurait
oublié notre réservation ! Comme de véritables habitués, nous montons
paresseusement, nos verres à la main (c’est la même boite de toute façon). Une
fois les menus en main, la faim refait son apparition (et puis moi, euh, je
n’ai pas eu de glace, hein). Comme il s’agit du dernier dîner
(tenez-prenez-ceci-est-mon-corps inside), on ne sait pas du tout quoi choisir.
Le suspense s’étend jusqu’à ce que la serveuse fasse son apparition… Moi-même,
j’hésite encore au moment de passer la commande. Ce sera finalement un burger
irlandais au bleu local. Et alors que mes amis se prononcent, on se rend compte
qu’on a tous choisi des variations autour de la spécialité Irlandaise qu’est ce
magnifique steak de bœuf entouré du plus d’à côté frits possibles. C’est donc
parti pour l’attente, qui sera longue, au point que l’on croit à un moment
donné qu’on va nous demander de partir. Je crois que nous serons juste en
décalage avec les autres clients, qui en sont pour la grande majorité au
dessert, voire à l’addition.
Lorsque nos plats arrivent,
nous faisons silence. Ils sont énormes, ces burgers ! Nous n’émettrons
aucun regret, au contraire de nos estomacs (plus qu’une journée avant de manger
raisonnablement) et de nos artères qui vont bien devoir supporter ce nouvel apport
de bon gras. Admiration béate pour le montage surréaliste du burger de Michel,
qui atteint la hauteur de sa pinte de Guinness officielle. Oui, oui, je ne vous
ments pas, la hauteur de la pinte. Il est tenu comme les notres par des
baguettes en bois assurant son intégrité. Et à côté il y a encore le panier de
frites, qui ne se fait pas oublier. Nous nous régalons, en évoquant les moments
les plus intenses de ce que nous savons déjà être l’un des plus épiques
périples, aux cent anecdotes… Pourtant, Julie et moi ne pouvons pas nous
résoudre à quitter la belle salle ni la table aussitôt. On sait qu’ensuite, il
faudra rentrer à l’hôtel : notre incapacité proverbiale à trouver un pub
correct serait mise à mal dans la ville. Aussi, pour rester plus longtemps (ok,
ok, aussi parce que nous ne pouvons pas résister) nous commandons deux belles
coupes de glaces, montées avec des fraises, de la meringue et de la chantilly.
Et pour vous dire, oui elles étaient à la même échelle que nos burgers.
Il est bientôt l’heure de
partir. Nous serons parmi les derniers à quitter le restaurant. En fait, je
pense même qu’il y avait un pari courant entre nous et une autre table du fond
à côté des vitraux. Une fois l’addition réglée, nous demandons au serveur de
nous appeler un taxi, ce qui sera fait prestement (moins de dix minutes
d’attente !). Nous sortons au grand air, non sans bien regarder les
alentours. Surtout qu’en face, il y a l’Hôtel Europa. Et à Belfast, il est
connu… C’est l’Hôtel international que les terroristes de l’IRA ont tenté à
plusieurs reprises de faire sauter. En fait nous lirons (pendant le
repas !) que les vitraux splendides du Crown’s bar ont déjà été remplacés
à quelques reprises à cause du souffle des explosions. Voilà voilà, on attend
donc notre taxi avec impatience. Une fois qu’il est arrivé, nous sommes tout
excités : encore une exclusivité du voyage ! En plus, c’est le même
modèle que les taxis londoniens. De véritables tas de ferraille, lents mais
silencieux, avec cette particularité singulière d’avoir les passagers assis
l’un en face de l’autre.
Evidemment, l’échange avec le
chauffeur a été relativement difficile. Il faut préciser que le gérant de notre
B&B nous a recommandé de nous faire déposer au coin de la rue avec
l’hôpital, car son établissement, à moins de cent mètres de là, est dans un
quartier qui nous coutera plus cher. Pour corser le tout, le Belfastien
chauffeur avait un accent à couper au couteau, et moi un anglais hésitant avec
un estomac plein. S’engage la conversation.
- Bonsoir, combien pour nous déposer juste au
coin de l’hôpital et de la rue Machin ?
-
Vous voulez aller à l’hôpital ? Les
Urgences ?
-
Non non, juste au coin de l’hôpital.
-
Mais si vous voulez aller à l’hôpital, je peux
vous déposer à l’intérieur.
-
Non, mais notre hôtel est juste à côté c’est
pour ça.
-
Mais il n’y a pas de problème, je peux vous
déposer à votre hôtel !
-
*soupir* Conduisez nous à l’hôpital, mon ami a
mal au bras. »
Oui, je sais, j’ai dit ça. Bien
entendu, les autres à deux mètres de là, n’entendent rien de notre négociation
entre un sourd et un aveugle. Tout juste comprennent-ils quand le chauffeur
nous fait signe de monter. Je ne dis rien sur le moment, frustré d’avoir raté
cette conversation (c’était vraiment raté, et j’ai perdu patience un peu vite).
Le trajet était court, et nous
nous sommes progressivement relâchés, pour vraiment rigoler à l’arrière du
taxi, et tenter de se prendre en photo dans ces moelleuses banquettes de cuir
noir, éclairés par une veilleuse orange tremblotante. Le chauffeur, servile,
poussera effectivement le vice jusqu’à nous déposer dans l’hôpital, à moins de
cent mètres des urgences et après trois « vous pouvez vous arrêter,
merci ». Il a dû nous prendre pour des imbéciles, d’autant qu’il a bien vu
que nous avons immédiatement pris le chemin des grilles de sorties… Bref, cinq
minutes plus tard, nous étions dans notre chambre microscopique, à jouer des
espaces pour pouvoir tour à tour profiter de la salle de bains, de se brosser
les dents et de se changer de façon acceptable. Comme des gamins, nous nous
attendions à discuter une bonne partie de la nuit, mais il faut se rendre à
l’évidence : après dix minutes à parler dans le noir, nous avons vite
rendus les armes. Je peux vous dire que je me suis retourné plusieurs fois cette
nuit-là, la peur aux tripes. A chaque fois, comme sortant d’une apnée, je me
suis relevé craignant d’avoir en face de moi un protagoniste prêt à me péter
dans la bouche...
Mais en fait non, on a tous dormi.
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