Difficile de savoir à quel
moment exact il faut ouvrir les yeux lorsque nous sommes quatre dans cette
chambre minuscule. C’est vrai quoi, ne vaudrait-il pas mieux que je continue à
dormir pendant que les autres s’agitent, pour profiter ensuite de la place vacante ?
Malheureusement Julie n’en a pas décidé ainsi… Michel tente d’avoir la même
idée, ce qui marchera partiellement car sa compagne ne juge pas immédiatement
nécessaire de l’avoir comme aide pour faire la valise. Eh oui, ce matin, il
faut penser au fait que dans quelques heures, nos sacs seront secoués,
maltraités, refroidis et sans doute lancés dans tous les sens à l’aéroport. Pas
facile dans ces conditions de trouver l’endroit idéal pour stocker deux
bouteilles de whiskey… Mais je dirais que Julie et moi avons le meilleur jeu
des deux couples (évidemment), car nous avons gardé au cours du voyage une
organisation très rigoureuse de nos affaires : tout est plié, roulé,
fourré chaque matin jusqu’à ce que nous soyons sûrs qu’il reste de la place. Chez
nos amis, c’est l’anarchie qui règne, jusqu’à ce que Marie se décide à tout
déverser sur la couverture pour refaire les bagages correctement.
Je n’irais pas jusqu’à dire
qu’ils vont nous mettre en retard, mais nous avons fini suffisamment avant
Marie et Michel pour les taquiner. Nous laissons tout en état pour descendre
manger. Comme j’estime que je n’aurais jamais de meilleur Full Irish que celui
de Bushmills (Bushmills !), je prendrai des œufs brouillés… Aussi pour
effacer le souvenir de Derry. Heureusement, ce petit déjeuner sera tout à fait
correct. Le propriétaire, qui ne peut sans doute pas passer le porte de la
cuisine, laisse sa compagne gérer les préparations (une petite asiatique aussi
large que mon doigt, ces deux-là forment un drôle de duo !), tout en
regardant par intermittence les nouvelles sur son gigantesque écran plasma.
Nous quatre, à l’étroit sur les bancs de bois de la petite table de la salle à
manger, nous allons nous serrer un peu pour laisser place à un autre couple de
visiteurs logeant ici. Avant que nous ayons terminé notre dernier et copieux
petit déjeuner, notre obèse favori nous souhaite une bonne journée, et puis
s’en va en claquant la porte derrière lui. Détail qui aura son importance un
quart d’heure plus tard, lorsque nous nous tenons en face de la porte pour
sortir du B&B. Nous avons payé en ligne, mais le savent-ils ? La
partenaire du propriétaire vient nous prendre les clefs et nous laisse partir,
l’air de s’en ficher royalement… Ok !
Nous prenons la route pour le
Titanic Belfast, musée dédié au navire du même nom. Et vous m’auriez demandé
une demi-heure avant de prendre la voiture, je vous aurais répondu que c’était
bien indiqué. Que j’avais vu plusieurs panneaux un peu partout. Certes. Voilà,
on est arrivés dans le bon quartier, et puis… A un feu, il n’y a pas eu
d’indications donc on a fait au feeling (même le feeling du GPS, dans lequel on
n’avait pas la bonne adresse). On s’est donc retrouvés dans un quartier
d’entreprises, sorte de pépinière de startups dans de beaux bâtiments de
briques de trois étages juste à côté des quais. En gros, on n’y était pas du
tout. Ce n’est qu’après un minutieux tour du quartier (évidemment, c’est le
moment de remarquer que la moitié des rues sont à sens unique) que nous
retrouvons le chemin du musée.
En arrivant devant, on ne peut réprimer un
« whoa » impressionné devant l’architecture unique et extraordinaire.
Le Titanic Belfast est une œuvre monumentale terminée en 2012, l’année
dernière. Il n’est ouvert au public que depuis six mois. C’est un chef d’œuvre,
bloc monolithique éclaté, bardé sur chaque flanc d’angles aigus, comme si la
proue du navire surgissait du béton pour se jeter à pleine vapeur sur le quai.
Recouvert de plaques d’aluminium griffées et inclinées, il brille par tout
temps… Comme un iceberg. Le résultat est saisissant et, même si tous les goûts
sont dans la nature, je le trouve superbement réussi. Et encore, à cet instant
je n’ai aucune idée de ses qualités intérieures.
Nous sommes déjà heureux de
profiter du parking souterrain, quasiment vide à cette heure-ci. Arrivés
quelques minutes à peine après l’ouverture, nous n’avons eu aucun mal à
négocier une place sans avoir à préparer un créneau difficile ou racler le
béton nu. Par un escalator, nous rejoignons le rez-de-chaussée et le grand
atrium du musée. Quelle pièce ! C’est impressionnant. Au centre, les
dalles de marbre au sol forment une gigantesque rose des vents. Au-dessus de
nous, c’est un espace ouvert jusqu’au plafond noir que l’on aperçoit à peine,
une quarantaine de mètres plus haut. Un enchevêtrement de passerelles,
d’escalators et de plans inclinés s’offre à notre perspective. Les murs sont
cette fois recouverts de plaques rivetées en cuivre, griffé, érodé lui aussi,
montrant à nu son éclat orangé naturel. L’aménagement est très intelligent,
avec au niveau du sol une large place pour les groupes entiers de visiteurs qui
peuvent s’y amasser, des files d’attente, mais aussi une énorme boutique de
souvenirs dédiés autant au musée qu’au navire, et deux restaurants.
Mais à cette heure-ci, il n’y
a pas encore grand monde. Nous avons le temps d’étudier un peu les tarifs, qui
sont élevés mais pas déraisonnables (12 livres, si on y passe du temps, ce sera
rentable !) avant d’aller acheter nos tickets. Après quelques clichés, nous
démarrons la visite. Je le dirais souvent, mais c’est très intelligemment
réalisé. Avant même de nous emmener vers la construction et le voyage du
Titanic, on nous explique le pourquoi des choses. Le contexte. La situation de
Belfast à la fin du XIXè siècle… Quelques riches entrepreneurs, mais beaucoup
de pauvres, les restes de la grande famine et des ouvriers qui viennent troquer
leur santé et les muscles tirés de leurs dos déformés par l’effort contre un
maigre salaire. Le musée nous explique sans clichés à quoi ressemble la vie
dans ce Belfast de la pauvreté, de l’émigration, des opportunités de ceux qui
choisissent de tout quitter pour tenter l’aventure aux Etats-Unis d’Amérique. C’est
alors le moment de nous présenter ces grandes compagnies, alors maîtresses du
transport comme ne peuvent en rêver les entreprises d’aujourd’hui. Des affiches
animées de la White Star Line, des valises interactives racontant l’épopée
transatlantique de leurs propriétaires… Tout est bien fait, intéressant et
surtout, extraordinairement bien amené.
Le cadre posé, nous passons
les grilles du chantier naval. Les vraies grilles, en fait, dont la fonte usée
et peinte a gardé près d’un siècle l’accès des ouvriers, avant de déménager
ici. On ne cherche pas à nous imposer du Titanic à toutes les sauces :
plutôt, l’accent est mis sur la construction de ces monstres d’acier, vitrines
alors des plus grands progrès de leur époque. En une vingtaine d’années, les
transports ont changé de visage, les constructions aussi. Le rivetage évolue,
les moteurs sont de plus en plus performants, les navires s’équipent de
l’électricité. Sur l’un des nombreux et fantastiques clichés, on peut observer
un groupe d’ingénieurs navals de l’époque, vérifiant la validité de leurs
plans, dessinés à l’échelle 1/3 à la craie sur le parquet d’une ancienne
corderie. Chaque boulon, chaque emplacement de rivet était vérifié, sur des
centaines de mètres. Et l’opération était répétée pour chaque couche du bateau.
C’est si énorme que l’on a du mal à s’imaginer l’ampleur de la tâche. On passe
dans une salle interactive, proposant aux petits et aux grands de s’amuser avec
des projections au sol : marcher sur chacun des rivets de la section
présentée, se placer chacun sur un compartiment différent... Nous sommes tout
simplement impressionnés par les moyens, simples mais didactiques, pour
entretenir dans le cœur de chaque visiteur cette soif de curiosité qui va nous
pousser vers la prochaine étape.
Après les études, on nous
invite dans les entrailles du Titanic. De grands tirages de photos d’époque
sont mises en valeur par une atmosphère pesante et lourde, tandis que des sons
de martellement métalliques résonnent dans la pièce. On s’y croirait… Mais nous
sommes loin du compte. La prochaine étape est totalement inattendue : un
véritable manège va nous promener dans le processus de montage du navire. Assis
à quatre dans notre petit wagonnet suspendu, nous passons à côté d’une forge
monstrueuse, contemplons la taille incroyable des montants de métal formant la
colonne vertébrale du géant. On observe, les yeux écarquillés, le travail des
riveteurs en équipe de trois. Un qui maintient le culot d’un côté de la coque,
et deux qui, alternant les coups de masse, enfoncent le rivet rougi à chaud
dans l’intervalle. Les groupes les plus méritants du chantier pouvaient monter
jusqu’à plusieurs dizaines de rivet à l’heure !
On en sort différents. Ce
n’est plus un bateau, un monstre froid qui a entraîné dans ses flancs mille
cinq cent pauvres bougres dans l’Atlantique Nord. Non, c’est une aventure
humaine, une construction à nulle autre pareille pour cette époque de
gigantisme. Le résultat du travail acharné de milliers d’ouvriers qualifiés, de
chauffeurs, de fondeurs, de tôliers. Encore n’était-ce jusqu’ici que la coque
et ses structures… Ce n’est qu’en mesurant la taille d’une de ces poutrelles
d’acier, en voyant les hommes s’échiner entre métal et feu, que l’on réalise ce
tout cela a bien existé, que ce n’était pas abstrait. Ce qui explique aussi
pourquoi la perte terrible a été ressentie à tel point dans tout le pays. Dans
une salle attenante, une maquette de cinq mètres de long nous montre le navire
lors de sa mise à l’eau. Bien entendu, ses compartiments étanches étaient
communicants, la conception ne tenait pas compte d’un éventuel abandon du
bateau… Mais lorsqu’il a plongé sa poupe en mer d’Irlande, c’était déjà un Dieu
de la mer, attirant les foules et les convoitises.
C’est passionnant !
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