mercredi 24 septembre 2014

I.R.L.A.N.D.E. Voyage 1, épisode 53

Episode 53: Valoches finales

Difficile de savoir à quel moment exact il faut ouvrir les yeux lorsque nous sommes quatre dans cette chambre minuscule. C’est vrai quoi, ne vaudrait-il pas mieux que je continue à dormir pendant que les autres s’agitent, pour profiter ensuite de la place vacante ? Malheureusement Julie n’en a pas décidé ainsi… Michel tente d’avoir la même idée, ce qui marchera partiellement car sa compagne ne juge pas immédiatement nécessaire de l’avoir comme aide pour faire la valise. Eh oui, ce matin, il faut penser au fait que dans quelques heures, nos sacs seront secoués, maltraités, refroidis et sans doute lancés dans tous les sens à l’aéroport. Pas facile dans ces conditions de trouver l’endroit idéal pour stocker deux bouteilles de whiskey… Mais je dirais que Julie et moi avons le meilleur jeu des deux couples (évidemment), car nous avons gardé au cours du voyage une organisation très rigoureuse de nos affaires : tout est plié, roulé, fourré chaque matin jusqu’à ce que nous soyons sûrs qu’il reste de la place. Chez nos amis, c’est l’anarchie qui règne, jusqu’à ce que Marie se décide à tout déverser sur la couverture pour refaire les bagages correctement.

Je n’irais pas jusqu’à dire qu’ils vont nous mettre en retard, mais nous avons fini suffisamment avant Marie et Michel pour les taquiner. Nous laissons tout en état pour descendre manger. Comme j’estime que je n’aurais jamais de meilleur Full Irish que celui de Bushmills (Bushmills !), je prendrai des œufs brouillés… Aussi pour effacer le souvenir de Derry. Heureusement, ce petit déjeuner sera tout à fait correct. Le propriétaire, qui ne peut sans doute pas passer le porte de la cuisine, laisse sa compagne gérer les préparations (une petite asiatique aussi large que mon doigt, ces deux-là forment un drôle de duo !), tout en regardant par intermittence les nouvelles sur son gigantesque écran plasma. Nous quatre, à l’étroit sur les bancs de bois de la petite table de la salle à manger, nous allons nous serrer un peu pour laisser place à un autre couple de visiteurs logeant ici. Avant que nous ayons terminé notre dernier et copieux petit déjeuner, notre obèse favori nous souhaite une bonne journée, et puis s’en va en claquant la porte derrière lui. Détail qui aura son importance un quart d’heure plus tard, lorsque nous nous tenons en face de la porte pour sortir du B&B. Nous avons payé en ligne, mais le savent-ils ? La partenaire du propriétaire vient nous prendre les clefs et nous laisse partir, l’air de s’en ficher royalement… Ok ! 

Nous prenons la route pour le Titanic Belfast, musée dédié au navire du même nom. Et vous m’auriez demandé une demi-heure avant de prendre la voiture, je vous aurais répondu que c’était bien indiqué. Que j’avais vu plusieurs panneaux un peu partout. Certes. Voilà, on est arrivés dans le bon quartier, et puis… A un feu, il n’y a pas eu d’indications donc on a fait au feeling (même le feeling du GPS, dans lequel on n’avait pas la bonne adresse). On s’est donc retrouvés dans un quartier d’entreprises, sorte de pépinière de startups dans de beaux bâtiments de briques de trois étages juste à côté des quais. En gros, on n’y était pas du tout. Ce n’est qu’après un minutieux tour du quartier (évidemment, c’est le moment de remarquer que la moitié des rues sont à sens unique) que nous retrouvons le chemin du musée. 
En arrivant devant, on ne peut réprimer un « whoa » impressionné devant l’architecture unique et extraordinaire. Le Titanic Belfast est une œuvre monumentale terminée en 2012, l’année dernière. Il n’est ouvert au public que depuis six mois. C’est un chef d’œuvre, bloc monolithique éclaté, bardé sur chaque flanc d’angles aigus, comme si la proue du navire surgissait du béton pour se jeter à pleine vapeur sur le quai. Recouvert de plaques d’aluminium griffées et inclinées, il brille par tout temps… Comme un iceberg. Le résultat est saisissant et, même si tous les goûts sont dans la nature, je le trouve superbement réussi. Et encore, à cet instant je n’ai aucune idée de ses qualités intérieures.

Nous sommes déjà heureux de profiter du parking souterrain, quasiment vide à cette heure-ci. Arrivés quelques minutes à peine après l’ouverture, nous n’avons eu aucun mal à négocier une place sans avoir à préparer un créneau difficile ou racler le béton nu. Par un escalator, nous rejoignons le rez-de-chaussée et le grand atrium du musée. Quelle pièce ! C’est impressionnant. Au centre, les dalles de marbre au sol forment une gigantesque rose des vents. Au-dessus de nous, c’est un espace ouvert jusqu’au plafond noir que l’on aperçoit à peine, une quarantaine de mètres plus haut. Un enchevêtrement de passerelles, d’escalators et de plans inclinés s’offre à notre perspective. Les murs sont cette fois recouverts de plaques rivetées en cuivre, griffé, érodé lui aussi, montrant à nu son éclat orangé naturel. L’aménagement est très intelligent, avec au niveau du sol une large place pour les groupes entiers de visiteurs qui peuvent s’y amasser, des files d’attente, mais aussi une énorme boutique de souvenirs dédiés autant au musée qu’au navire, et deux restaurants.

Mais à cette heure-ci, il n’y a pas encore grand monde. Nous avons le temps d’étudier un peu les tarifs, qui sont élevés mais pas déraisonnables (12 livres, si on y passe du temps, ce sera rentable !) avant d’aller acheter nos tickets. Après quelques clichés, nous démarrons la visite. Je le dirais souvent, mais c’est très intelligemment réalisé. Avant même de nous emmener vers la construction et le voyage du Titanic, on nous explique le pourquoi des choses. Le contexte. La situation de Belfast à la fin du XIXè siècle… Quelques riches entrepreneurs, mais beaucoup de pauvres, les restes de la grande famine et des ouvriers qui viennent troquer leur santé et les muscles tirés de leurs dos déformés par l’effort contre un maigre salaire. Le musée nous explique sans clichés à quoi ressemble la vie dans ce Belfast de la pauvreté, de l’émigration, des opportunités de ceux qui choisissent de tout quitter pour tenter l’aventure aux Etats-Unis d’Amérique. C’est alors le moment de nous présenter ces grandes compagnies, alors maîtresses du transport comme ne peuvent en rêver les entreprises d’aujourd’hui. Des affiches animées de la White Star Line, des valises interactives racontant l’épopée transatlantique de leurs propriétaires… Tout est bien fait, intéressant et surtout, extraordinairement bien amené.

Le cadre posé, nous passons les grilles du chantier naval. Les vraies grilles, en fait, dont la fonte usée et peinte a gardé près d’un siècle l’accès des ouvriers, avant de déménager ici. On ne cherche pas à nous imposer du Titanic à toutes les sauces : plutôt, l’accent est mis sur la construction de ces monstres d’acier, vitrines alors des plus grands progrès de leur époque. En une vingtaine d’années, les transports ont changé de visage, les constructions aussi. Le rivetage évolue, les moteurs sont de plus en plus performants, les navires s’équipent de l’électricité. Sur l’un des nombreux et fantastiques clichés, on peut observer un groupe d’ingénieurs navals de l’époque, vérifiant la validité de leurs plans, dessinés à l’échelle 1/3 à la craie sur le parquet d’une ancienne corderie. Chaque boulon, chaque emplacement de rivet était vérifié, sur des centaines de mètres. Et l’opération était répétée pour chaque couche du bateau. C’est si énorme que l’on a du mal à s’imaginer l’ampleur de la tâche. On passe dans une salle interactive, proposant aux petits et aux grands de s’amuser avec des projections au sol : marcher sur chacun des rivets de la section présentée, se placer chacun sur un compartiment différent... Nous sommes tout simplement impressionnés par les moyens, simples mais didactiques, pour entretenir dans le cœur de chaque visiteur cette soif de curiosité qui va nous pousser vers la prochaine étape.

Après les études, on nous invite dans les entrailles du Titanic. De grands tirages de photos d’époque sont mises en valeur par une atmosphère pesante et lourde, tandis que des sons de martellement métalliques résonnent dans la pièce. On s’y croirait… Mais nous sommes loin du compte. La prochaine étape est totalement inattendue : un véritable manège va nous promener dans le processus de montage du navire. Assis à quatre dans notre petit wagonnet suspendu, nous passons à côté d’une forge monstrueuse, contemplons la taille incroyable des montants de métal formant la colonne vertébrale du géant. On observe, les yeux écarquillés, le travail des riveteurs en équipe de trois. Un qui maintient le culot d’un côté de la coque, et deux qui, alternant les coups de masse, enfoncent le rivet rougi à chaud dans l’intervalle. Les groupes les plus méritants du chantier pouvaient monter jusqu’à plusieurs dizaines de rivet à l’heure !

On en sort différents. Ce n’est plus un bateau, un monstre froid qui a entraîné dans ses flancs mille cinq cent pauvres bougres dans l’Atlantique Nord. Non, c’est une aventure humaine, une construction à nulle autre pareille pour cette époque de gigantisme. Le résultat du travail acharné de milliers d’ouvriers qualifiés, de chauffeurs, de fondeurs, de tôliers. Encore n’était-ce jusqu’ici que la coque et ses structures… Ce n’est qu’en mesurant la taille d’une de ces poutrelles d’acier, en voyant les hommes s’échiner entre métal et feu, que l’on réalise ce tout cela a bien existé, que ce n’était pas abstrait. Ce qui explique aussi pourquoi la perte terrible a été ressentie à tel point dans tout le pays. Dans une salle attenante, une maquette de cinq mètres de long nous montre le navire lors de sa mise à l’eau. Bien entendu, ses compartiments étanches étaient communicants, la conception ne tenait pas compte d’un éventuel abandon du bateau… Mais lorsqu’il a plongé sa poupe en mer d’Irlande, c’était déjà un Dieu de la mer, attirant les foules et les convoitises. 
C’est passionnant !


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