lundi 13 août 2012

Chasseur de chasseur, part 2


Il n’est pourtant pas l’heure de se poser les mauvaises questions,  en sautant de buisson en buisson sans un bruit. Ils vont venir vers moi, j’en suis certain, parce qu’ils ne vont pas tarder à suivre les traces que j’ai repéré. Les pattes des éléphants dans un sol meuble : pour eux, une route vers l’argent facile et une soirée bien remplie.

Je m’installe dans une fougère épaisse, en tentant de faire cesser le léger tremblement qui agite mes mains. Ce n’est pas la première fois, ça cessera lorsque j’aurais l’œil collé sur l’opercule du viseur. Je sors mon fusil, le déballe de son tissu sans faire un bruit. Je l’ai acheté à un ex-delta force, en Irak : 6000km pour un fusil, mais ni moi ni le parc n’avons regretté l’investissement. 6000km pour que s’arrête le massacre, c’était peu, et ce fusil est tout confort. J’allume mes lunettes à vision de nuit, même si avant l’assaut, je les enlèverais. Débute la phase d’attente. C’est mon quart d’heure de vulnérabilité, celui où le chasseur offre à sa proie la dernière chance de s’échapper. Leurs chevaux se rapprochent, quelques chuchotements me parviennent au-dessus des bruits de sabots. J’entends une bouteille teinter. Peut-être certains d’entre eux sont-ils saouls, c’est déjà arrivé. Ils se « donnent du courage » en s’imbibant tant que le moment venu, ils feront à peine la différence entre un éléphant ou leur propre cheval.

Ils sont dix-huit, c’est un sacré groupe. Un à un, ils passent devant mon buisson adossé à un haut palmier. Je respire doucement, n’esquisse aucun mouvement. Aux lunettes je leur trouve des faciès de soudanais : leurs pommettes les trahissent, même si ça n’a aucune importance, parce que dans une minute, ils seront morts. Les chevaux ne me remarquent pas non plus, certains sont fatigués et de toute évidence assez mal traités.
Lorsqu’ils m’ont tous tourné le dos, j’attends encore une cinquantaine de mètres. Je me relève, accroupi dans mon treillis gris, et monte le fusil au clair de lune. Plus de lunette, plus de tremblements, juste ma respiration, calée sur les trois secondes. Je n’ai pas de sourire, pas d’érection, pas de musique dans les oreilles. Je bosse, je suis concentré, j’ai dix-huit cibles pour vingt-deux balles dans le chargeur. Et deux chargeurs de secours. Et mon automatique dont le métal me refroidit le dos, si tout va mal. Le silencieux ne sera efficace que les six premiers tirs, et me rendra imprécis au-delà de 300m… Mais on verra bien si la chasse s’arrête avant, ou non.
Les chefs sont souvent à l’avant, et c’est là que je vise. Je bloque mon souffle, laisse l’entraînement prendre le dessus, et compte.

Un, tir, mon épaule gauche qui absorbe le recul, quand la droite est remontée sur la culasse dans un mouvement aussi rapide que précis.
Deux, vider mes poumons, baisser le canon. Ma main droite reprend sa place une fraction de seconde après le cliquetis de la chambre : la mécanique est prête.
Trois, inspirer calmement, aligner la cible suivante. Le premier cavalier n’est pas encore tombé de son cheval quand à nouveau mon doigt fait pression sur la gâchette, jusqu’à ce qu’elle cède. Un, tir. 
Il n’y aura pas de challenge, ce soir. Tout comme l’éléphant touché ne peut retourner les coups, les cavaliers désorientés, sans ordres, ne font que se bousculer dans cette nuit claire. Ils n’ont pas plus de chance que les animaux qu’ils abattent. Que j’abats. Je ne tiens pas toujours les comptes, mais ce soir, je savais qu’il ne serait pas possible de les avoir tous. A la lunette, j’en compte deux qui ont pu détaler. Il n’y en aura pas d’autres. Je prends mes gants, range le silencieux brulant et inutile dans mon sac, avance courbé sous les palmiers, l’oreille aux aguets.
Je prends les armes et laisse les corps, sans regarder leurs visages si je peux l’éviter. Ils sont trop nombreux les grands yeux blancs que je vois s’ouvrir sans fin dans mon sommeil. Pas question d’en rajouter ce soir. Ma peine va aux chevaux, qui comme toujours finissent leur vie avec celle de leur propriétaires.

C’est alors que je la vois. Aussi silencieuse que moi malgré ses quatre tonnes et ses trois mètres de haut, elle me regarde. L’ombre des feuilles d’un acacia lui donnent un maquillage surnaturel, cernant sa trompe à demi repliée et ses oreilles largement déployées. Elle me transperce d’un regard d’une haine si pure qu’il me fait vaciller. Pourtant, elle n’attaque pas et dans un éclair, je pense qu’elle a compris ce que j’avais fait ce soir. Elle sent le félin sur moi, renifle la mort et lutte de toute sa volonté pour ne pas barrir, frapper le sol de ses pattes, et charger. Je ne m’attarde pas, ne lâchant pas des yeux la matriarche qui finit par s’ébrouer et disparaître dans les taillis, comme je le fais moi-même. Quelle beauté. Vulnérable mais puissante, digne héritière de la race que je protège. Et dans cette lutte, il ne doit pas y avoir de compromis. La jungle est calme, ce soir, il est peut-être temps.
Dès que j’ai quitté la zone, je fouille mon sac, en ressors un talkie, que j’active plusieurs fois sans mot dire. Lorsque j’entends l’appareil cliqueter en retour, j’utilise ma voix, enrouée après la nuit de prédation passée. 
"Heath? C'est John. J'en ai deux qui ont pris la fuite au Nord. Je crois que je vais les suivre. Over. "

2 commentaires:

  1. J'aime beaucoup beaucoup ce Dexter de la savane...

    Comme quoi un reportage triste à la télé peut réveiller en toi un texte haletant et passionnant...
    Y'aura-t-il une suite?

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  2. S'il n'y a pas de suite je ne commenterai plus jamais rien sur ton blog :p

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