Il n’est pourtant pas l’heure
de se poser les mauvaises questions, en
sautant de buisson en buisson sans un bruit. Ils vont venir vers moi, j’en suis
certain, parce qu’ils ne vont pas tarder à suivre les traces que j’ai repéré.
Les pattes des éléphants dans un sol meuble : pour eux, une route vers
l’argent facile et une soirée bien remplie.
Je m’installe dans une fougère
épaisse, en tentant de faire cesser le léger tremblement qui agite mes mains.
Ce n’est pas la première fois, ça cessera lorsque j’aurais l’œil collé sur
l’opercule du viseur. Je sors mon fusil, le déballe de son tissu sans faire un
bruit. Je l’ai acheté à un ex-delta force, en Irak : 6000km pour un fusil,
mais ni moi ni le parc n’avons regretté l’investissement. 6000km pour que s’arrête
le massacre, c’était peu, et ce fusil est tout confort. J’allume mes lunettes à
vision de nuit, même si avant l’assaut, je les enlèverais. Débute la phase
d’attente. C’est mon quart d’heure de vulnérabilité, celui où le chasseur offre
à sa proie la dernière chance de s’échapper. Leurs chevaux se rapprochent,
quelques chuchotements me parviennent au-dessus des bruits de sabots. J’entends
une bouteille teinter. Peut-être certains d’entre eux sont-ils saouls, c’est
déjà arrivé. Ils se « donnent du courage » en s’imbibant tant que le
moment venu, ils feront à peine la différence entre un éléphant ou leur propre
cheval.
Ils sont dix-huit, c’est un
sacré groupe. Un à un, ils passent devant mon buisson adossé à un haut palmier.
Je respire doucement, n’esquisse aucun mouvement. Aux lunettes je leur trouve
des faciès de soudanais : leurs pommettes les trahissent, même si ça n’a
aucune importance, parce que dans une minute, ils seront morts. Les chevaux ne
me remarquent pas non plus, certains sont fatigués et de toute évidence assez
mal traités.
Lorsqu’ils m’ont tous tourné
le dos, j’attends encore une cinquantaine de mètres. Je me relève, accroupi
dans mon treillis gris, et monte le fusil au clair de lune. Plus de lunette,
plus de tremblements, juste ma respiration, calée sur les trois secondes. Je
n’ai pas de sourire, pas d’érection, pas de musique dans les oreilles. Je
bosse, je suis concentré, j’ai dix-huit cibles pour vingt-deux balles dans le
chargeur. Et deux chargeurs de secours. Et mon automatique dont le métal me
refroidit le dos, si tout va mal. Le silencieux ne sera efficace que les six
premiers tirs, et me rendra imprécis au-delà de 300m… Mais on verra bien si la
chasse s’arrête avant, ou non.
Les chefs sont souvent à
l’avant, et c’est là que je vise. Je bloque mon souffle, laisse l’entraînement
prendre le dessus, et compte.
Un, tir, mon épaule gauche qui
absorbe le recul, quand la droite est remontée sur la culasse dans un mouvement
aussi rapide que précis.
Deux, vider mes poumons,
baisser le canon. Ma main droite reprend sa place une
fraction de seconde après le cliquetis de la chambre : la mécanique est
prête.
Trois, inspirer calmement,
aligner la cible suivante. Le premier cavalier n’est pas encore tombé de son
cheval quand à nouveau mon doigt fait pression sur la gâchette, jusqu’à ce qu’elle
cède. Un, tir.
Il n’y aura pas de challenge, ce soir. Tout comme l’éléphant
touché ne peut retourner les coups, les cavaliers désorientés, sans ordres, ne
font que se bousculer dans cette nuit claire. Ils n’ont pas plus de chance que
les animaux qu’ils abattent. Que j’abats. Je ne tiens pas toujours les comptes,
mais ce soir, je savais qu’il ne serait pas possible de les avoir tous. A la
lunette, j’en compte deux qui ont pu détaler. Il n’y en aura pas d’autres. Je
prends mes gants, range le silencieux brulant et inutile dans mon sac, avance
courbé sous les palmiers, l’oreille aux aguets.
Je prends les armes et laisse
les corps, sans regarder leurs visages si je peux l’éviter. Ils sont trop
nombreux les grands yeux blancs que je vois s’ouvrir sans fin dans mon sommeil.
Pas question d’en rajouter ce soir. Ma peine va aux chevaux, qui comme toujours
finissent leur vie avec celle de leur propriétaires.
C’est alors que je la vois.
Aussi silencieuse que moi malgré ses quatre tonnes et ses trois mètres de haut,
elle me regarde. L’ombre des feuilles d’un acacia lui donnent un maquillage
surnaturel, cernant sa trompe à demi repliée et ses oreilles largement
déployées. Elle me transperce d’un regard d’une haine si pure qu’il me fait
vaciller. Pourtant, elle n’attaque pas et dans un éclair, je pense qu’elle a
compris ce que j’avais fait ce soir. Elle sent le félin sur moi, renifle la
mort et lutte de toute sa volonté pour ne pas barrir, frapper le sol de ses
pattes, et charger. Je ne m’attarde pas, ne lâchant pas des yeux la matriarche
qui finit par s’ébrouer et disparaître dans les taillis, comme je le fais
moi-même. Quelle beauté. Vulnérable mais puissante, digne héritière de la race
que je protège. Et dans cette lutte, il ne doit pas y avoir de compromis. La
jungle est calme, ce soir, il est peut-être temps.
Dès que j’ai quitté la zone,
je fouille mon sac, en ressors un talkie, que j’active plusieurs fois sans mot
dire. Lorsque j’entends l’appareil cliqueter en retour, j’utilise ma voix,
enrouée après la nuit de prédation passée.
"Heath? C'est John. J'en ai deux qui ont pris la fuite au Nord. Je crois que je vais les suivre. Over. "
J'aime beaucoup beaucoup ce Dexter de la savane...
RépondreSupprimerComme quoi un reportage triste à la télé peut réveiller en toi un texte haletant et passionnant...
Y'aura-t-il une suite?
S'il n'y a pas de suite je ne commenterai plus jamais rien sur ton blog :p
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